En 2018, la plus grande société agrochimique de Chine, Sinochem Group Co, a annoncé avoir mené des essais au champ de variétés de blé hybride sur 230 sites au Pakistan. Les agriculteurs et agricultrices n’ayant pas l’autorisation de conserver les semences hybrides en raison des droits de propriété intellectuelle, les résultats de cette opération seraient sans précédent dans un pays où 50 % des terres arables sont destinées à cette culture de base. Tandis que la population agricole s’inquiétait des risques que cela pourrait faire peser sur ses moyens de subsistance, les gouvernements chinois et pakistanais célébraient l’événement. Cette opération représentait une étape clé dans le renforcement des liens entre les deux pays dans le cadre du Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), qui fait lui-même partie d’une initiative plus large appelée les « Nouvelles routes de la soie » (en anglais Belt and Road Initiative).1 L’introduction du blé hybride a ouvert la voie à des changements plus importants. Un an plus tard, lors de sa visite à Pékin pour la deuxième phase de ce projet, le premier ministre pakistanais Imran Khan a donné une place centrale à l’agriculture dans le CPEC alors qu’elle n’était qu’un détail auparavant.
Le CPEC est une composante essentielle de l’initiative des Nouvelles routes de la soie (NRS) envisagée par le président chinois Xi Jinping et destinée à créer de nouveaux sites de production et de nouvelles routes commerciales pour mieux relier la Chine au reste du monde. Dans ce dispositif, le Pakistan est la porte d’entrée de la Chine vers l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Le corridor de transport du CPEC créera une voie à faible coût et augmentera considérablement la capacité commerciale entre la Chine et les pays d’Europe, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Cet objectif sera atteint grâce à un réseau de routes, de voies ferrées et d’autres infrastructures qui relieront le sud-ouest de la Chine au port pakistanais de Gwadar dans la mer d’Oman. Le long de cette route, le CPEC prévoit d’ouvrir de nouvelles mines, usines et systèmes de communication.
Cependant, malgré l’accent mis sur les investissements massifs dans l’industrie et les infrastructures, l’agriculture est devenue une importante monnaie d’échange dans l’accord, en particulier pour le Pakistan, car elle constitue la colonne vertébrale économique du pays.2 Même avant la proposition d’Imran Khan d’inclure le développement de l’agriculture industrielle dans le CPEC, le plan prévoyait déjà un grand nombre de projets offrant des retombées importantes pour l’agriculture. Le plan agricole du CPEC couvre tous les aspects de la production et de la distribution alimentaire, depuis la fourniture d’intrants agricoles comme les semences et les engrais, jusqu’aux fermes, en passant par la transformation, le stockage et le transport. Il comprend également des plans pour la pisciculture en eau froide dans les régions du nord du Pakistan, qui possèdent une grande variété d’habitats de poissons d’eau douce.3
La réalité offre un tableau bien différent
Plus de cinq ans après la signature du CPEC, et plus d’un an après sa deuxième phase, le gouvernement pakistanais affirme que les projets d’agriculture industrielle du Corridor contribuent à la production et à la productivité alimentaire du pays, et participent à l’amélioration de la situation économique des agriculteurs et agricultrices du Pakistan.
La réalité sur le terrain est bien différente. Peu d’indices laissent penser que des projets agricoles du CPEC sont en cours de réalisation. La Chine semble peu disposée à faire avancer les choses et peu de travaux d’infrastructure ont réellement démarré à ce jour. Les promesses de sortir la population agricole pakistanaise de la pauvreté en la reliant aux marchés internationaux semblent s’être volatilisées. Mais ce n’est pas surprenant, car le CPEC n’a pratiquement rien à voir avec la petite agriculture du Pakistan ou de la Chine. Il est principalement dirigé par le secteur privé, les deux gouvernements jouant simplement un rôle de facilitateurs. En fait, les projets agricoles portent tous sur la création de coentreprises entre des sociétés privées chinoises et des entreprises pakistanaises.
Au sein du CPEC, les projets agricoles reposent sur le développement d’infrastructures telles que des routes, des installations de stockage et de transformation qui pourraient relier différentes zones agricoles depuis le port de Gwadar jusqu’à Gilgit, près de la frontière chinoise. Cela permettrait également de renforcer le lien entre ces zones et la Chine, qui s’est engagée à ouvrir ses marchés aux produits agricoles pakistanais tels que le riz, le poisson et les produits alimentaires halal, et à fournir des technologies agricoles modernes.4Neuf zones économiques spéciales (ZES) devraient accueillir les investisseurs au Pakistan, avec l’objectif à long terme de mettre en place une agriculture high-tech, des systèmes de commercialisation et un complexe agro-industriel à grande échelle. Parmi ces neuf ZES, deux ont été inaugurées : les ZES de Rashakai et Faisalabad. La ZES de Rashakai couvre une superficie de plus de 404 hectares, en prévision d’investissements dans les industries de transformation des fruits et des produits alimentaires.5Le gouvernement pakistanais a promis d’exonérer de droits de douane et de taxes tous les biens d’équipement importés pour le développement, l’exploitation et la maintenance des installations industrielles au sein de la ZES. Un cadeau similaire a été accordé au niveau fiscal : les personnes étrangères travaillant dans les entreprises agroalimentaires de ces ZES sont exonérées de tout impôt sur le revenu pendant dix ans.6
La deuxième ZES, Allama Iqbal, a été inaugurée en mars 2021 à Faisalabad. Le gouvernement pakistanais a approuvé les demandes de 15 investisseurs et leur a attribué des terres au sein de cette ZES. Parmi ces 15 investisseurs figure la société chinoise Zhengbang Agriculture Pakistan Private Limited, qui prévoit d’investir 5,1 millions de dollars dans cette zone. L’entreprise est une filiale détenue à 100 % par Zhengbang Crop Protection Co Ltd, l’une des principales entreprises agrochimiques chinoises. Le groupe Zhengbang lui-même figure parmi les 500 plus grandes sociétés chinoises. L’entreprise s’est spécialisée dans l’importation et la vente de pesticides et d’engrais dans la région du Pendjab. Au sein de la ZES, elle prévoit de créer ses propres usines agrochimiques, lesquelles devraient commencer à fonctionner d’ici juin 2022. 7
Loin des projecteurs, les populations agricoles et les communautés protestent
L’ironie de la chose, c’est que le développement de routes et d’infrastructures en appui à ces zones économiques spéciales à vocation agricole nuit aux producteurs et productrices de denrées alimentaires. Les ZES sont en train de s’emparer d’une grande partie des terres agricoles fertiles cultivées depuis des générations par la population agricole pakistanaise. Au Baloutchistan, plus de 15 300 hectares de terres seront accaparés par le projet de construction du canal de Kachhi, tandis qu’à Peshawar les agriculteurs et agricultrices protestent depuis 2015 contre la construction de la route de contournement nord qui entraîne la perte de leurs maisons et de leurs terres, sans aucune indemnisation.8
Au cours des deux dernières années, les pêcheurs de la région de Gwadar ont organisé des grèves et de grandes manifestations pour protester contre le développement du port de Gwadar et du complexe industriel prévu dans le cadre du CPEC. L’autoroute de 19 kilomètres qui assure l’acheminement direct des marchandises à destination et en provenance du port de Gwadar bloque 4,3 kilomètres de littoral, isolant les anciens quartiers de pêcheurs et limitant l’accès des bateaux de pêche à la mer. Cela a déclenché des vagues de protestation au sein de la population locale. Salué comme le fleuron de la coopération au développement entre les deux pays, le complexe industriel de Gwadar a entraîné de nombreux conflits avec les communautés locales. « Nous ne sommes pas contre le développement si celui-ci permet notre croissance économique et sociale et qu’il ne détruit pas nos maisons et moyens de subsistance. Mais nous sommes contre le développement lorsque celui-ci nous exclut et nous laisse les mains vides »9, expliquent les habitants et habitantes de Gwadar.
En outre, les éventuels impacts négatifs du projet CPEC sur la biodiversité locale n’ont jamais été correctement évalués. Des craintes ont été formulées quant à la possibilité que ce projet puisse entraîner une forte pollution, une dégradation et une perte d’habitat, en particulier dans le nord du Pakistan, devenu une porte d’entrée importante pour le CPEC.10 Face aux critiques sur l’impact environnemental des projets liés aux NRS, la tentative de la Chine de « verdir » le CPEC relève plus du battage médiatique que de la réalité. La plupart des projets agricoles en cours de développement sont industriels et tournés vers l’exportation, alors même que les systèmes alimentaires industriels sont déjà responsables de plus d’un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre. De plus, les projets du CPEC en matière d’énergie sont axés de manière disproportionnée sur les combustibles fossiles. Malgré ses engagements visant à réduire l’utilisation de charbon à l’intérieur de ses frontières, la Chine est en train d’ouvrir de nouvelles mines et de construire plusieurs grandes centrales à charbon à l’étranger. Rien qu’au Pakistan, les investissements chinois dans le secteur du charbon se chiffrent à plus de 10 milliards de dollars.11
Encadré : Le problème de financement du CPEC
Initialement évalué à 46 milliards de dollars, le montant des projets du CPEC s’élèverait désormais à 62 milliards de dollars. Le financement est basé à 20 % sur des emprunts (le Pakistan contracte des prêts importants dans ce cadre), et à 80 % sur des investissements dans des coentreprises entre des sociétés pakistanaises et chinoises. La Chine a réalisé un investissement initial de 26,5 milliards de dollars, que le Pakistan doit rembourser sur les 20 prochaines années, pour un montant total pratiquement doublé – compte tenu des dividendes versés aux investisseurs. Le Pakistan a également reçu un prêt de la banque asiatique de développement d’environ 2,4 milliards de dollars par an pour la période 2020-2022, ainsi qu’une subvention d’assistance technique de 2,5 millions de dollars pour moderniser l’agriculture du Pendjab.12Alors que la dette publique du Pakistan s’alourdit, passant à 113,8 milliards de dollars pour l’année budgétaire 2020, les plaintes concernant le manque de soutien de la part de Pékin ont remis profondément en question la poursuite du CPEC. En février 2021, le comité spécial pakistanais sur le CPEC a annoncé que la Chine n’avait financé aucun projet d’infrastructure dans le cadre de ce programme depuis 2017. En revanche, le CPEC a conduit le Pakistan à contracter des prêts extérieurs de plus en plus importants et à dépendre de manière disproportionnée des investissements étrangers pour continuer à financer les projets du CPEC.
Prendre le contrôle de l’agriculture pakistanaise
Avec plus de 43 % de la main-d’œuvre pakistanaise employée dans l’agriculture, ce secteur représente un pilier important de l’économie du pays. La majorité des personnes qui travaillent la terre pratiquent la petite agriculture, possèdent moins d’un hectare ou sont sans sans-terre, quelques grands propriétaires exerçant une mainmise sur de vastes étendues de terres arables.
Il ne fait guère de doute qu‘au regard des ambitions du CPEC dans le secteur agricole, la petite agriculture n’est qu’un menu obstacle. Le premier ministre pakistanais lui-même l’a exprimé clairement en soulignant à plusieurs reprises que le but du CPEC est d’industrialiser l’agriculture pakistanaise et de transformer et moderniser l’agriculture traditionnelle, pour une meilleure croissance économique. En accordant aux entreprises privées des pans importants du secteur agricole, le CPEC leur ouvre l’accès à l’économie pakistanaise. En échange, le marché agricole pakistanais sera ouvert aux semences et aux produits agrochimiques des entreprises chinoises, tandis que les entreprises qui investissent dans le CPEC auront la garantie d’exporter vers la Chine.13
Deux produits agricoles sont considérés comme les aliments de base les plus importants au Pakistan : le blé et les produits laitiers. Le secteur laitier repose encore principalement sur la petite agriculture de subsistance. Avec peu ou pas de trésorerie, ces producteurs et productrices considèrent le bétail comme leur « compte bancaire » ; beaucoup n’ont pas accès aux banques et vendent leur bétail en échange de liquidités. Pour les agricultrices, la vente de lait assure un revenu quotidien au ménage, tandis que le bétail et ses produits sont un atout vital pour les grosses dépenses telles que les mariages, les funérailles et d’autres urgences.14
De grandes entreprises telles que Friesland Campina Engro Pakistan (filiale de la multinationale néerlandaise FrieslandCampina, l’un des cinq géants laitiers au monde) s’attaquent désormais à cet important secteur agricole. « Nous voulons devenir le plus grand exportateur du Pakistan en approvisionnant le marché chinois. Nous aimerions être à la tête du CPEC 2.0 », a déclaré Ghias Khan, président et directeur général (PDG) d’Engro Corp.15
Lancé en 2005, Engro Foods Ltd est désormais le deuxième producteur de lait transformé au Pakistan, avec également une présence dans le secteur de la transformation et de la vente de jus et de desserts glacés. En 2010, Engro a reçu 80 millions de dollars de la Société financière internationale (SFI) du Groupe de la Banque mondiale pour créer des centres de collecte au niveau des villages afin de collecter le lait produit par les petites fermes laitières familiales. En parallèle, en 2017, la SFI et la banque de développement néerlandaise FMO ont aidé Friesland Campina à acquérir une participation majoritaire de 51 % au capital d’Engro Foods. Cette opération a conduit à la création d’une immense exploitation laitière doublée d’une usine de transformation qui s’étend sur 40 hectares dans le Sindh, avec un cheptel de 6 500 vaches de race australienne.16
Friesland Campina, qui vend des produits laitiers à Hong Kong depuis cent ans, est en train d’étendre son marché en Asie. Son acquisition d’Engro Foods répond à deux objectifs : le premier est de bénéficier de la récente interdiction du lait en vrac par le gouvernement pakistanais. Dans un pays où 95 % de la production de lait est encore commercialisée crue via des filières informelles, ce passage au lait conditionné aura un impact important sur les petites fermes laitières.17Le deuxième objectif est d’augmenter ses ventes en Chine continentale – actuellement le plus grand marché laitier au monde – sous la marque Friso Prestige. Bien que les principales importations chinoises de produits laitiers proviennent actuellement de Nouvelle-Zélande et de pays européens (avec respectivement près de 38 % et 47,6% des parts d’importation), la Chine a déclaré qu’elle importerait davantage de lait du Pakistan en raison de la qualité de ses produits laitiers et des prix bas. Nestlé Pakistan a été le premier à saisir cette opportunité en partenariat avec le groupe chinois Huiyu, mais Friesland Campina n’est pas en reste. Pour soutenir cette initiative, la société a nommé au poste de PDG de Friesland Engro l’ancien directeur général de Friesland Campina Malaysia, également responsable des succursales de Singapour, de Hong Kong et de Chine.18
Déploiement de blés brevetés
Les produits laitiers ne sont toutefois pas le seul pan de l’agriculture pakistanaise à être menacé par la mainmise des entreprises dans le cadre du CPEC. Le blé, l’un des principaux aliments de base au Pakistan, est également menacé, en particulier les semences de blé. Près de 50 % des terres agricoles disponibles sont utilisées pour la culture du blé, et la coopération sino-pakistanaise dans le domaine des semences figure en bonne place dans le programme de la deuxième phase du CPEC.19
Dans le cadre du CPEC, les projets de production commerciale de blé hybride dans de vastes régions du Pakistan d’ici 2022 sont, semble-t-il, le résultat naturel de la coopération entre la Chine et le Pakistan sur les semences hybrides depuis 2012. Quelques années avant le lancement officiel du CPEC, l’académie des sciences agricoles et forestières de Pékin a développé spécialement pour le Pakistan un blé hybride résistant à la sécheresse, et le centre de recherche en ingénierie sur le blé hybride de Pékin aurait également soutenu le Pakistan en lui fournissant gratuitement 12 000 kg de semences de blé hybride.
En août 2012, Sinoseeds Hybrid Wheat, la première entreprise professionnelle de semences hybrides en Chine, mise en place conjointement par China National Seed Group (filiale de Sinochem Group) et le centre de recherche en ingénierie sur le blé hybride de Pékin, a signé un accord de coopération avec l’entreprise pakistanaise Guard Agri pour la promotion et l’utilisation au Pakistan d’un blé hybride chinois à deux lignées. En 2018, le centre de recherche et de développement conjoint Chine-Pakistan sur le blé hybride a été construit à Peshawar dans le cadre du CPEC, pour promouvoir le blé hybride chinois au Pakistan. Song Weibo, vice-président de l’unité commerciale agricole de Sinochem et directeur général de China National Seed Group Co, a confirmé la volonté de poursuivre les efforts pour promouvoir le blé hybride dans les pays et régions des Nouvelles routes de la soie.
Des groupes de la société civile, comme Roots for Equity, craignent que les nouvelles variétés chinoises de blé hybride soient accompagnées d’engrais et de pesticides Sinochem, ce qui exercerait une pression économique accrue sur les populations paysannes et agricoles locales et augmenterait inutilement le coût de production du blé pakistanais. Placées dans l’incapacité de conserver les semences hybrides et forcées de les acquérir sur le marché à chaque saison de plantation, les populations agricoles perdront le contrôle de leurs semences. De plus, le blé étant l’un des principaux aliments de base au Pakistan, les communautés locales craignent que ces changements nuisent à la petite agriculture, détruisent les variétés de semences locales et permettent à la Chine de contrôler l’approvisionnement alimentaire du pays.20
Conclusion
Le Corridor économique Chine-Pakistan est bâti sur une croissance économique portée par les infrastructures et repose sur l’accaparement des terres et des ressources. Avec ce modèle, la destruction des moyens de subsistance traditionnels, des petites fermes laitières et de la pêche artisanale est inévitable. Le modèle d’agriculture industrielle défendu par le CPEC laisse l’économie rurale entre les mains de multinationales comme Sinochem, Nestlé ou Friesland Campina. Ce programme et d’autres programmes des NRS axés sur l’exportation présentent également des risques pour la biodiversité et le climat.
Le Pakistan poursuit le mythe de la modernisation et de l’industrialisation de l’agriculture, qui a déjà échoué et causé bien des dégâts dans de nombreuses autres régions du monde. Le moment est venu de briser la dépendance des populations agricoles vis-à-vis des semences, produits chimiques toxiques et intrants des multinationales. Il est grand temps de commencer à écouter les personnes touchées par les projets industriels de grande envergure. Il faut soutenir la petite agriculture et les communautés urbaines et rurales, à travers des systèmes alimentaires, énergétiques et de transport décentralisés. Voilà ce dont les populations et la planète ont besoin.
Grain
Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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