Les Océanides V

Les Océanides V

Ça va chier. Image d’après une photographie CC BY-SA 2.0 de Simon le Nippon sur Flickr

ALLAN ERWAN BERGER

Les Océanides IV
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Les océanides II
Les océanides I

XII

Loeiz a quitté la maison vers la demie de cinq heures : « J’ai rendez-vous avec des potes, chuchota-t-il. On se retrouvera devant le ruban. Tâchez de ramener un peu de votre Internet, parce que je n’ai pas confiance en la télévision ; ils pourraient bien nous couper les meilleures séquences. » Il s’inquiétait pour rien. Nulle censure n’aurait été possible : offrez du spectaculaire vraiment unique à des médias, et ils se jetteront dessus pour faire de l’audience, sans qu’aucune menace ne puisse les retenir. Mais « amener de l’Internet » n’était pas du tout une mauvaise idée, puisque la multiplication des enregistrements entraînerait leur dévaluation – adieu la fortune – tout en fabriquant un événement culturellement incontrôlable, car soumis à de trop diverses narrations. « Aujourd’hui je lance un ultimatum : repentez-vous, bande de fumistes encravatés, ou disparaissez comme vont disparaître vos œuvres les plus écœurantes, à commencer par celle-ci, et boum ! Il y en a qui seront surpris !

— Vous avez décidé de faire péter une bombe ?

— Vous verrez bien. Mais soyez au premier rang, pour ne rien rater. Oh, n’ayez crainte, vous ne perdrez pas un cil. Et vous témoignerez ensuite, dans les cafés de la région, en racontant mon histoire.

— Dans les cafés, hein ?

— Les troquets, les tavernes, les bouges. Là où vont les gens pour se retrouver et casser la soif.

— Entre ce que je rapporterai de ce que vous m’avez dit, et ce que les Bretons auront vu par eux-mêmes, vous pensez que ça va déclencher quelque chose ?

— Ah ça oui ! Et j’aurais tant aimé assister à l’emballement de toute cette affaire… Cependant, on m’a signifié la fin de ma présence parmi vous. Allez, je file ! »

En somme, Loeiz me donnait l’ordre de faire mon boulot de journaliste, mais sans filet pour une fois. Gratuitement, debout sur les tables, comme un candidat à la députation.

« Pas de souci, vous attirerez les foules, aucun patron de bar ne vous refusera !

— Je vais attirer les flics, oui ! »

o0o

L’inauguration du Pont aurait lieu vers onze heures. J’étais accrédité auprès du ministère des Transports. Je devais me présenter au péage de Lochrist à dix heures tapantes pour prendre la première navette des journalistes, celle qui transportait les photographes. La petite cérémonie se passerait en plein ciel, à quarante-cinq mètres au-dessus des flots, sur l’avant-dernière pile précédant l’arrivée à Molène. Des hélicoptères de la télévision tournoieraient autour de nous, prenant d’élégantes images panoramiques de l’évènement, avec la mer blanchie d’écume, les gerbes des déferlantes explosant sur le fier béton, les oiseaux, les drapeaux tricolores, les lignes pures de l’édifice, et pas un seul manifestant pour venir casser l’ambiance – un robuste rempart de CRS protégerait l’accès au Pont. J’aurais une bonne place au premier rang.

À neuf heures pile, j’ouvris la porte de mon bar préféré. Ma copine de la veille était déjà à son poste. Je pris un café, et déclarai à la cantonade : « Braves gens de ce côté-ci du Conquet, je ne fais que passer en coup de vent. Je vous signale que je vais filmer l’inauguration du Pont, en chargeant en direct ma vidéo sur le site dont voici l’adresse sur ce papier ici présent. Ne le perdez pas. Loeiz, qui a manigancé bien des choses depuis quelque temps, vous conseille de vous y connecter, car il y aura du spectacle.

— T’as vu Loeiz, toi ?

— Oui madame… Mademoiselle. Et il est en pleine forme. Sinon, patron, Loeiz vous fait dire de me réserver la salle vers dix-sept heures pour une annonce qui le concerne, qui vous concerne, qui concerne tout ce pays, et qui se rapporte à ce qui va arriver à un certain ouvrage d’art d’ici pas longtemps. Loeiz vous certifie que notre pays, le Pen ar bed, qui est, comme il se doit, à la tête de la civilisation, va sursauter comme jamais, se réveiller et reprendre enfin son rang. Prenez vos caméras et pointez-vous sur les falaises, il y aura des choses à immortaliser. À bon entendeur, salut, moi je ne sais rien de plus, et je vous dis à ce soir ! » Je posai mes deux euros, et quittai l’établissement dans un silence d’une qualité rare.

J’espérais simplement qu’il n’y avait pas eu de policier en civil dans la salle, car je ne tenais pas à me faire serrer avant le déclenchement du barouf. Mais qu’est-ce que Loeiz pouvait bien avoir comploté ? Et avec qui ? Quels copains ? Les Morgan, ou d’autres exaltés dans son genre ? Ou les deux ? Et qu’est-ce que j’étais censé dire dans les auberges et les troquets, moi ?

J’arrivai à Lochrist avec dix minutes d’avance. Il s’y tenait une espèce de carnaval, avec des centaines de voitures de tourisme garées n’importe où, la fourrière débordée, un gros amas de cars blindés qui dégorgeaient nos bons amis les CRS, des pompiers, des flics de tout poil, des manifestants bariolés et des nuages lacrymogènes. Il y avait du bleu-marine partout, avec des calots, des armes et des matraques. Des radios, des gilets, des têtes de fouine ; plus quelques policiers municipaux plantés dans le coin où ils ne gêneraient pas, et que tout le monde regardait avec une supériorité copieusement assaisonnée de mépris de classe : les seuls, finalement, à posséder une tête humaine dans tout ce vilain bestiaire. En amont du péage et sur le talus du côté sud, avançait et refluait une grosse foule de contestataires, serrée contre ses banderoles, et que harcelaient les CRS. Les lacrymogènes que ceux-ci tiraient vers la masse s’épuisaient aussitôt dans le vent, et la tempête, en tournoyant comme un chien fou, retournait parfois les fumées sur l’envoyeur, ce qui ne manquait jamais de soulever, dans les rangs de la manifestation, d’allègres clameurs de victoire tandis que les mégaphones surexcités s’amusaient alors à chansonner le Pont, le Président et ses copains des Travaux Publics sur l’air de la Jument de Michao.

Deux gardes mobiles me transportèrent au milieu des fumées piquantes jusqu’auprès d’une tente qui claquait au vent. À son entrée larmoyait un fonctionnaire. Je déballai tout mon barda. Sous, clés, objets métalliques. « Entrez là-dedans ! » Portique. Chiens. On me rendit ma ceinture, mes lunettes, ma carte de presse, mon lecteur-enregistreur. On conserva tout le reste. Je reçus un laisser-passer, assorti d’un numéro de place.

Deux autres gardes me transportèrent jusqu’à la navette. J’y retrouvai quelques confrères, plus habitués que moi à ce genre de traitement. L’un d’eux avait réussi à sauvegarder sa liseuse, et feuilletait un fichier d’un air blasé. Je m’installai sur un siège. Quand personne ne fit plus attention à moi, j’activai la caméra insérée dans mes lunettes, et allumai le lecteur. Sur son petit écran, je vis apparaître ma main tenant ledit écran, avec à l’intérieur une autre main tenant un autre écran, et encore une main, un autre écran, une main, un écran, en une mise en abyme qui ne s’arrêterait qu’au dernier pixel. Je me connectai au site de partage vidéo, activai mon compte, ouvris une nouvelle session et, regardant par-dessus les appuie-têtes de la navette, commençai à charger sur un serveur planqué en Islande le spectacle inoubliable de deux policiers en train de monter dans la cabine. L’un d’eux nous harangua, tandis que son compère passait entre les sièges et nous observait avec attention.

« Ce que vous pouvez faire et ne pas faire ! Vous pouvez téléphoner pendant le transfert, mais sur place vous éteignez vos bricoles ! Pas de photos ni de films si vous n’êtes pas photographe ! Les petits malins seront éjectés, et sur un pont, ma foi ça peut vite devenir intéressant. Sinon, pour les prises de son, c’est permis à tout le monde. Quoi ?

— À quelle heure ça commence vraiment ? voulut savoir quelqu’un.

— Et à quelle heure ça finit ? demanda un autre.

— Les voitures de maître déposent les officiels à dix heures quarante-cinq ; vous serez en position, à vos places, avec ordre de pas bouger. À onze heures, discours du ministre de l’Industrie, du Développement et des Transports ; onze heures vingt, discours du député ; onze heures trente, discours du Président de la Communauté d’agglomérations. Attendu que le Président de Région ne vient pas puisqu’il manifeste, vous échapperez, et nous aussi, à sa prose enivrante. On finit avec un discours du Préfet, et à onze-heures cinquante, le ministre coupe le ruban. Photos, sourires, serrages de paluches, danses folkloriques, et on vous remballe dans la camionnette. Fin des réjouissances et vive la France.

— Et pour le raout à la Préfecture, on se présente où ?

— Vous viendrez me voir sous la tente avant de reprendre vos voitures, et on vous délivrera un laissez-passer… Bien ! Maintenant on y va, et tant pis pour les absents car on n’est pas en avance ! » Le conducteur démarra, le véhicule trembla, le monde derrière les vitres se mit à bouger. Les manifestants reculèrent dans le passé, et le Pont s’ouvrit à nous, monumental, inquiétant.

Insensible aux assauts du vent et de la pluie, il faisait le fier, forteresse impassible au milieu des nuages en fuite. Malgré la tourmente, les pylônes d’éclairage – on ne disait surtout pas « lampadaires », ça faisait trop plouc – se tenaient immobiles, géants hiératiques, chênes majestueux dans un monde d’où l’attitude conciliante du roseau avait été bannie par une politique sourde aux suggestions comme aux reproches, adossée à une technique extrêmement sûre d’elle. Comme l’annonçait la plaquette qu’on nous avait distribuée, ce glorieux machin résistait à des séismes de magnitude 9.

Les îliens bénéficieraient d’un tarif « résident » plus avantageux, qui leur permettrait d’aller faire leurs courses dans l’hypermarché que l’on finissait d’installer pour eux à Lochrist, au grand dam des autres magasins de la région, sans oublier les boutiques traditionnelles des îles et du Conquet, premières cibles de cette belle opération. Car ainsi, en plus de mettre sur le carreau – on disait « débarquer », chez nous autres les ploucs à lampadaires – deux navettes inter-îles et leurs équipages, on jetait sur la paille vingt-quatre petits commerces qui non seulement perdraient leur clientèle, mais ne pourraient s’approvisionner en produits continentaux qu’en payant au Pont une somme assez rondelette, sans commune mesure avec ce qu’ils versaient jusqu’à présent pour utiliser la voie maritime, où l’on paye cher une seule grosse fois plutôt que modérément cher plein de petites fois – le pont étant très opportunément interdit aux véhicules de plus de cinq tonnes, même si, comme allait nous le rappeler tout à l’heure monsieur le député du cru, il pouvait supporter l’atterrissage d’un 747.

On sentait se mouvoir là-dessous une machination à plusieurs étages, destinée selon toutes vraisemblances à faire main basse sur l’économie de l’archipel, à en piéger les habitants, et peut-être à les éjecter finalement, pour transformer ce petit coin du monde en un merveilleux parc de loisirs bien chers, bien clinquants, bien pittoresques et bien factices. Au passage, les phoques, les pêcheurs et les oiseaux migrateurs pouvaient aller se faire voir au diable. Cette architecture était donc un hymne au pognon, un cheval de Troie, « une pute mineure et vérolée, maquillée comme un sondage, mise en promo pendant trois mois pour que tout le monde attrape la chtouille et fasse le bonheur des laboratoires » selon l’expression d’un syndicaliste. Un gigantesque bras d’honneur à la décence.

La Bretagne occidentale avait retrouvé là matière à s’enrager, et les anciens de Plogoff, qui jadis avaient fait échouer semblable sacrilège, avaient dès le début giclé de leurs hospices et de leurs chaises roulantes pour venir balancer des pavés, des engins incendiaires, des insultes et des ordures sur tout ce qui prétendait imposer ici cette loi inique. Du coup, jamais l’on n’avait vu défiler autant de vieillards dans les tribunaux ; le troisième âge, et jusqu’au quatrième, remplissaient les commissariats de cacochymes surexcités qui braillaient, avaient des malaises, tombaient conséquemment dans les pommes et huaient joyeusement tout ce qui portait un uniforme. Aujourd’hui, la manifestation de Lochrist – interdite évidemment – rassemblait donc tout ce qui n’était ni en garde à vue, ni en comparution immédiate, ni en prison : c’est-à-dire essentiellement des gens qui ne s’étaient pas remués au début, mais que le sort fait à leurs aînés avait fini par extraire d’un fatalisme las. Les CRS allaient ici procéder à une ultime récolte, après quoi l’on pourrait enfin parler d’une Bretagne véritablement « pacifiée ». C’était du moins ce que le ministre de l’Intérieur se préparait à dire, ce soir, à la télévision officielle. Ce joli programme n’allait pas résister aux faits.

Premièrement : les magies morgan retransmises par les grands arbres, les roseaux, les anguilles et leurs copines les crevettes, n’avaient pas susurré en vain des rêves de nature et d’honnêteté. Car, tandis que je prenais place sur une estrade qui tremblait dans le vent, et que chacun ici se demandait si les beaux orateurs allaient pouvoir seulement articuler un mot, toutes sortes de râleurs de la dernière heure s’étaient levés dans le pays, comme nés des champs et des haies, des pâtures et des bosquets ; à cette heure, en masses confuses ils convergeaient sur Lochrist et sa bataille, et les hélicoptères de surveillance faisaient état de singuliers mouvements de ce qui ressemblait de plus en plus à des corps d’armée motorisés : tracteurs, véhicules tout-terrain, engins de chantier sur des plateaux, vieux autobus, voitures particulières et camions-bennes. La Bretagne qui bosse venait dire son fait une dernière fois à la troupe de voleurs en cravate et rosette qui se préparait à fêter sa victoire. Ceci n’était absolument pas prévu.

Deuxièmement : tandis que nous autres journalistes dociles attendions sagement que les premiers invités arrivassent pour nous assaisonner de blabla sirupeux, les gens de Molène se prirent soudain d’affection pour les quelques gendarmes mobiles qui gardaient leur entrée de pont, en bout de chaussée. Les quatre pauvres gars furent soudain entourés, sollicités par des mémés attendries qui leur offrirent du cidre et des tartines, sous le regard bienveillant de pêcheurs et de marins en tenue. Un curé donna le signal, et toute cette population fit grumeau autour des pandores, qui furent proprement saucissonnés et rangés dans un hangar à casiers, ou quatre gros bras encagoulés leur offrirent des menaces, des huîtres et du vin blanc. Alors, deux camions sortirent du bourg. Ils transportaient de pleines charges de goémon, que le vent picorait, formant au derrière de chaque véhicule un panache d’algues échevelées qui s’en allaient batifoler au ciel avec les goélands. On leva les barrières, on fit la haie, on salua comme il se doit Loeiz et ses acolytes qui foncèrent au mépris de tout règlement vers la rampe à double spirale où ils s’engagèrent et disparurent, crachant de noirs nuages d’hydrocarbures. Après quoi les habitants de ce petit caillou sauvage ouvrirent le cidre, hurlèrent quelques chansons bien senties, et s’enfilèrent les tartines. Ce fut un beau moment de citoyenneté extrême.

XIII

Ce qui arriva ce jour-là ne put pas être passé sous silence. Ceci pour la bonne raison qu’en plus d’avoir, comme témoins directs, des journalistes bavards et des politiciens, l’événement fut observé depuis le continent par six-mille manifestants selon les syndicats, deux-mille selon la police, et aussi par des CRS, par des gendarmes, par des pompiers, des militaires, des promeneurs, des cultivateurs, des pêcheurs de bar à la ligne, sans oublier tous les habitants de Molène. Il fut pris douze-mille photographies, et cent-cinquante films d’amateur furent enregistrés : six-cent minutes de vidéo sautillante et floue ! En une petite heure, Internet regorgea de preuves irréfutables, à la suite de quoi la Bretagne ne fut plus du tout en état d’être déclarée « pacifiée », ni même pacifiable, surtout lorsque, le soir venu, je commençai à diffuser ma propre vidéo en ligne.

Et voici comment, ce jour-là, fut éteinte chez les humains de ce côté-ci du monde toute espèce d’arrogance :

Nous étions tranquillement en train de nous ennuyer sur notre estrade à écouter les officiels s’entre-féliciter, quand nous vîmes, en provenance de l’ouest, s’avancer vers nous une grosse fumée noirâtre, puante et colérique, d’où s’échappaient inexplicablement des algues fraîches. Puis le vent nous apporta les sirènes mélodieuses de deux camions en train de reculer. Les discours cessèrent, les policiers partirent en avant, la Sécurité refoula ces messieurs-dames les Gens Importants vers les voitures ; nous autres journalistes bas-de-gamme restâmes comme des imbéciles, assis sur nos chaises, oubliés. Aussitôt, de petits appareils sortirent des poches, des touches furent enfoncées, des objectifs braqués : qu’est-ce qui venait, là-bas, planqué derrière ce noir fumigène ?

Surgirent quatre feux rouges, puis les silhouettes carrées de deux camions progressant à reculons, dont les pots d’échappement crachaient des nuages de volcans sous pression. Les policiers gesticulaient devant ces monstres et n’arrivaient pas à atteindre les cabines. Repoussés, ils revinrent vers nous qui filmions leur colère impuissante.

Les camions s’arrêtèrent à trois mètres de l’estrade. Là, ils commencèrent à lever leurs bennes. Le vent s’empara de ce qui s’y trouvait ; nous fûmes assaillis par une virulente averse de goémons, tandis que le gros de la marchandise se déversait flasquement à nos pieds, bousculant le pupitre des orateurs, faisant siffler les micros, noyant les forces de l’ordre sous une masse visqueuse et fortement iodée, hantée de surcroît par d’irascibles crabes verts.

Puis les deux camions repartirent vers l’ouest en actionnant leurs avertisseurs. Alors, de derrière l’énorme butte d’algues fourrées aux arthropodes, peu à peu apparut Loeiz, en bottes, pantalon de treillis et torse nu. Autour du cou il portait son lacet, au bout duquel sautillait la demie palourde. Il avisa les micros. Il se jeta dessus, piétinant au passage quelques policiers englués. Et maintenant soyons attentifs.

Loeiz tremblant d’énervement s’empara du pupitre, le remit d’aplomb, et rugit dans les micros : « Regardez derrière vous ! » Tout le monde se retourna. Du côté du continent, une immense vapeur montait du pont, qui se mit à scintiller, comme s’il se transformait là-bas en un fantôme de givre, de neige pulvérisée, que le vent défit en longs voiles éblouissants. Le ministre de l’Industrie et tous ses complices poussèrent des couinements parfaitement audibles malgré la tempête : sous leurs yeux s’envolaient sans raison aucune d’immenses paquets de fric ! Tout un avenir juteux s’effilochait en torsades, tandis que le tablier du pont, gonflé par on ne savait quel maléfice, se cambrait, se brisait en séracs, explosait en écume. Les piles, les fameux pylônes qui n’étaient pas des lampadaires, les deux fois deux voies d’iniquité avec leurs barrières, leurs flancs, leurs câblages, et les galeries techniques, et les passerelles d’inspection, et la signalisation l’éclairage l’énergie : tout le saint fourbi, vaporisé par une magie tout à fait évidente et réalisée sans trucage, s’éleva dans le ciel, s’y défit en de spectaculaires corolles que le vent effaça d’un négligent coup de paluche. Et toute cette matière faite eau, reprise soudain par la gravité, alla s’effondrer dans la mer dans un fracas d’apocalypse qui secoua les poitrines et fit claquer les mâchoires. Sous nos pieds, le sol se balança. La voie vers le continent venait d’être détruite.

« Regardez derrière vous ! » rugirent les haut-parleurs derechef, et nous nous retournâmes. Le soleil, qui venait juste de se montrer, éclatant dans le ciel lavé de l’Atlantique, fut occulté par une ombre effroyable. Quelque chose nous surplombait, que l’esprit en déroute peinait à identifier : amoncellement de piliers, plaques de bitume, tout l’ouvrage jusqu’à l’horizon venait d’être comme récolté par une drague invisible, un soc gigantesque qui nous fit nous sentir crevettes, alevins, animalcules sans poids ni notoriété, sans valeur, sans pouvoir face à la destruction de notre petit monde. Les débris venaient s’entasser au-dessus de nos têtes. De mes yeux je vis la section entre nous et Molène s’arracher et s’élever, suivie par la double spirale en pleine dislocation de la rampe d’accès à l’île. Puis ce fut un dernier pilier, et il ne resta plus que nous, coincés sur l’ultime segment encore enraciné dans le monde normal, tandis que dans le ciel filaient de-ci de-là les hélicoptères des télévisions, qui ne perdaient pas une miette de ce prodigieux broyage.

« Levez la tête et contemplez, ô prétentieux cafards, la puissance de qui vous attaque aujourd’hui ! » À contre-jour dans le soleil, l’invraisemblable amas se cristallisa, puis se défit lentement en nuées argentées qui grondèrent en s’étalant comme une méduse immense. Il se mit à neiger ; un blizzard acéré, piquant, nous attaqua, et nous fit saigner. Pendant ce temps la masse énorme s’illuminait d’éclairs violents, jeux du soleil dans les cristaux du lustre le plus effarant jamais imaginé. Puis la neige se fit pluie, et dans la clameur qui sembla dès lors monter de chaque parcelle de matière, le monstre se précipita dans la mer, une partie à gauche, une partie à droite, nous épargnant. L’impact renversa tout et nous fit rebondir comme des billes dans un escalier. L’horizon bascula. Il fit noir. Il fit jour. Il fit noir. Je perdis momentanément mes lunettes. Je fus recouvert d’algues. Un crabe se réfugia dans mon col, un policier passa à quatre pattes, le pupitre plongea dans la mer et Loeiz, magnifique et léonin, se dressa au-dessus de moi qui rampais. Il me tendit la main et me releva. Il pleurait.

« Tout est sauvé, me dit-il. Tout est sauvé, l’archipel est blessé mais hors de danger. Le pays s’en remettra, évidemment. Par contre au-dessus de Nantes il se passe quelque chose qui ne pourra être réparé ; une grande plaie va se creuser là-bas, qui videra le centre-ville pour longtemps ; ce sera là le second avertissement des Morgan. Et la troisième sommation, plus légère, ce sera ta parole, ce soir et tous les soirs qui vont venir. » Il voulait me transformer en apôtre !

Les policiers se relevaient, le meurtre dans le regard. Mais une terreur les saisit lorsqu’ils se rendirent compte de ce qui se passait à l’endroit même où nous nous tenions. Ce qui restait de la chaussée s’effritait, avec un petit bruit misérable, rongé par d’invisibles termites, et s’envolait en pluie argentine vers la mer et ses hautes lames. Une voiture bascula dans le vide, une seconde, une autre encore. Le tas d’algues commença lui aussi à disparaître, avalé par le gouffre qui peu à peu venait à nous depuis l’avant, depuis l’arrière, depuis les flancs. Nous nous réfugiâmes au-dessus du tout dernier pilier. Le dernier carré debout dans la bataille. Nous étions trente.

Loeiz sortit la seconde valve de sa palourde. « Il est temps pour moi de partir, me dit-il. Et toi, fais comme Saint-Pierre !

— Hein ? Comment ça ?

— Fais comme Saint-Pierre, te dis-je ! Cocorico ! Quand même, je vous aurai fait une belle tourni, pas vrai ? »

Une tourni c’est du carnage, du charivari, tapage et mahi-maha. Loeiz ôta son collier et me le tendit. « Mets tes mains en coupe sous la coquille, vite ! » J’obéis. Il mit alors en contact les deux valves. « Adeo » dit-il en fermant les yeux. Le collier tomba dans mes mains. Puis quelque chose de froid me saisit les doigts. C’était glacé, invisible, tenace ! C’était un Morgan, là, tout près, qui me serra la paluche.

Alors mon ami Loeiz se désagrégea. Il devint eau, d’un seul coup, et s’effondra sur le sol où il s’étala, éclaboussant mes chaussures. Dans ma main, la palourde était entière, les deux valves soudées par la magie d’un temps qui, pour le vagabond, ne serait désormais plus jamais suspendu.

Je me retournai, désespéré. Il y eut dans l’air un silence ; on entendit les hélicoptères. Devant moi tout le monde me regardait. Discrètement, je mis le collier dans une poche. Le Préfet s’enhardit : « Mais bon Dieu qui était-ce ? Qui était ce type qui vient de disparaître ?

— Je n’en sais rien, moi. Je n’en sais pas plus que vous ! » pleurnichai-je. Voilà comment je fis mon Saint-Pierre. Et lorsqu’on me demanda d’autres explications, je refis comme Saint-Pierre. Et lorsqu’un hélicoptère nous déposa sur l’aire de Lochrist, je dus encore faire comme ce trouillard de Saint-Pierre, et dire sur tous les tons que je ne savais absolument rien de ce fichu gugusse qui m’avait parlé sur son tas de goémons. Et que m’avait-il dit ? Que l’archipel était sauvé, mais qu’un danger menaçait Nantes.

Quand, en fin d’après-midi, je fus jeté hors de la camionnette où l’on m’avait interrogé, je vis les pompiers achever d’éteindre un tas de tôles noircies ; c’était le péage, que des manifestants avaient incendié. Cinquante personnes, assises par terre les mains sur la tête, attendaient que le passage fût dégagé pour s’embarquer vers la plus proche cellule. Dans la tente de filtrage, le factionnaire me tendit mes affaires. « Quel bordel, hein ? Il paraît qu’un type est tombé à l’eau ?

— La mer a pris son corps » répondis-je sans mentir.

Loeiz était parti et ne reviendrait plus. « Adeo » m’avait-il dit. Magie ou pas, aucune eau ne le rendrait. Je récupérai ma voiture, m’installai à bord, et posai ma tête sur le volant. Il était dix-sept heures trente. Dans la nuit qui venait montaient des fusées de détresse, tirées par des indigènes euphoriques, tandis qu’au sol des feux de Bengale signalaient encore, çà et là, quelques derniers nids de contestataires occupés à fêter dignement la disparition miraculeuse du Pont.

Adeo ; en latin, cela voulait dire « oui ». Loeiz avait-il parlé latin ? Adeo, c’est en outre le marqueur d’une limite : usque adeo, jusqu’au point où… C’est encore un verbe : je vais à toi, j’arrive, je viens, j’aborde au rivage, je m’expose maintenant au danger. J’accepte. Le Christ aurait pu dire, à son Père : « Adeo ». Sauf que dans mon pays, adeo veut dire aussi tout simplement « adieu ».

Sur le site de partage vidéo, mon fichier semblait faire un joli score ; il faut dire que j’avais tout filmé en haute définition, et que j’avais été à un mètre de Loeiz quand celui-ci m’avait, pour ainsi dire, fondu dans la main. Ce petit détail attirait beaucoup de monde. Dans ma poche, la palourde commença à m’inspirer les paroles à dire aux habitants de cette extrémité-ci du monde, pour le temps qui venait. Je mis le moteur en marche et partis vers le nord, vers ma nouvelle vie d’orateur léonard.

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Mateusz Włodarczyk : Foka szara w fokarium na Helu (CC BY SA 3.0)

Merci !

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