Par Friedrich Engels. Source: Pièce et main d’oeuvre PMO
Un an après la Commune, à l’automne 1872, Friedrich Engels, l’alter ego de Marx, exécute les «antiautoritaires» – c’est-à-dire les anarchistes et libertaires de l’époque – dans un article aussi bref que brillant. Si nous le republions un siècle et demi après sa parution dans l’Almanaco Republicano, ce n’est pas que nous, les anti-industrialistes, nous rendions à la rationalité technicienne de Engels, mais parce que celui-ci a l’avantage sur ses adversaires de poser le débat en termes clairs et corrects, et de mettre en lumière leurs contradictions.
En fin dialecticien, il distingue en effet deux types d’autorité – rationnelle ou irrationnelle – s’exerçant dans deux cadres différents : la sphère économique et la sphère politique. Partant, il n’a aucun mal à montrer que même «les plus furieux antiautoritaires» obéissent à l’autorité, c’est-à-dire l’imposent, dès qu’il s’agit d’action organisée – quitte à se payer de mots en dissimulant l’autorité sous un faux nom (« mission », « coordination », « fédération », «association», etc.).
« Or, l’organisation est-elle possible sans autorité ? »
Certainement pas dans le domaine politique qui est également celui des rapports de force, où les parties antagonistes imposent leur autorité par la violence, l’insurrection, la révolution, la répression, etc.
Et encore moins dans le domaine économique où les producteurs sont soumis « à un véritable despotisme indépendant de toute organisation sociale », que l’on soit en régime capitaliste ou collectiviste. La Machine commande. Engels le prouve par l’exemple – la filature, les chemins de fer, le navire (l’avion dira Marcuse un siècle plus tard). « Vouloir abolir l’autorité dans la grande industrie, c’est vouloir abolir l’industrie elle-même, c’est détruire la filature à vapeur pour retourner à la quenouille. »
Précisément. L’organisation scientifique du monde, le monde-machine qui ne se limite plus à la production (usines 4.0, raffineries, centrales, porte-containers automatisés) mais qui absorbe l’ensemble des activités sociales et personnelles (Internet, télétravail, smart city, e-commerce, e-administration, loisirs) sous l’autorité de la Machine à gouverner est plus totalitaire que ne le furent jamais les machines politiques du passé.
Anarchistes et libertaires, encore un effort pour être vraiment antiautoritaires. Détruisons la Machine ; désertons la politique ; ou cessez les faux-semblants.
(Pour lire le texte d’Engels, ouvrir le document ci-dessous.)
De l’autorité
Friedrich Engels
Quelques socialistes ont, ces derniers temps, ouvert une croisade en règle contre ce qu’ils appellent le principe d’autorité. Il suffit de leur dire que tel ou tel acte est autoritaire pour qu’ils le condamnent. On abuse tellement de cette façon sommaire de procéder qu’il est nécessaire d’examiner la chose de plus près. Autorité, dans le sens du mot dont il s’agit, veut dire: imposition de la volonté d’autrui sur la nôtre; et, d’autre part, autorité suppose subordination. Or, pour autant que ces deux mots sonnent mal et que le rapport qu’ils représentent est désagréable à la partie subordonnée, il s’agit de savoir s’il y a moyen de s’en passer et –étant données les conditions actuelles de la société –nous pourrons donner la vie à un autre état social dans lequel cette autorité n’aura plus de raison d’être et où, par conséquent, elle devra disparaître. En examinant les conditions économiques, industrielles et agricoles qui sont la base de la société bourgeoise actuelle, nous trouvons qu’elles tendent à remplacer de plus en plus l’action isolée par l’action combinée des individus. L’industrie moderne a remplacé les petits ateliers de producteurs isolés par de grandes fabriques et usines où des centaines d’ouvriers surveillent des machines compliquées mues par la vapeur; les voitures et les camions sur les grandes routes sont supplantés par des trains sur les voies ferrées, tout comme les petites goélettes et felouques à voiles l’ont été par les bateaux à vapeur. L’agriculture elle-même tombe peu à peu dans le domaine de la machine et de la vapeur, lesquelles remplacent lentement, mais inexorablement, les petits propriétaires par de grands capitalistes qui cultivent à l’aide d’ouvriers salariés de grandes superficies de terrain. Partout l’action combinée, la complication des processus dépendant les uns des autres se substituent à l’action indépendante des individus.
Mais qui dit action combinée, dit organisation; or, l’organisation est-elle possible sans autorité? Supposons qu’une révolution sociale ait détrôné les capitalistes qui président maintenant à la production et à la circulation des richesses. Supposons, pour nous placer entièrement au point de vue des antiautoritaires, que la terre et les instruments de travail soient devenus la propriété collective des travailleurs qui les emploient. L’autorité aura-t-elle disparu ou bien n’aura-t-elle fait que changer de forme? Voyons. Prenons à titre d’exemple une filature de coton. Le coton doit subir au moins six opérations successives avant d’être réduit à l’état de fil, opérations qui se font, pour la plupart, en des salles différentes. En outre, pour maintenir les machines en mouvement, il faut un ingénieur qui surveille la machine à vapeur, des mécaniciens pour les réparations journalières et de nombreux manœuvres préposés au transport des produits d’une salle à l’autre, etc.
Tous ces ouvriers, hommes, femmes et enfants sont obligés de commencer et de finir leur travail à des heures déterminées par l’autorité de la vapeur qui se moque de l’autonomie individuelle. Il faut donc, d’abord, que les ouvriers s’entendent sur les heures de travail, et ces heures, une fois fixées, deviennent la règle pour tous, sans aucune exception. Puis, dans chacune des salles et à tout instant, des questions de détail surgissent sur le mode de production, sur la distribution des matériaux, etc., questions qu’il faut résoudre sur-le-champ, sous peine de voir s’arrêter immédiatement toute la production; qu’elles se résolvent par la décision d’un délégué préposé à chaque branche du travail ou, si possible, par un vote de la majorité, la volonté de chacun devra toujours se subordonner; c’est dire que les questions seront résolues autoritairement. Le mécanisme automatique d’une grande fabrique est bien plus tyrannique que ne l’ont jamais été les petits capitalistes qui emploient des ouvriers. Pour les heures de travail, tout au moins, on peut inscrire sur la porte de la fabrique: Lasciate ogni autonomia voi che entrate! [NdA: «Vous qui entrez, laissez toute autonomie!» ]. Si, par la science et son génie inventif, l’homme s’est soumis les forces de la nature, celles-ci se vengent de lui en le soumettant, puisqu’il en use, à un véritable despotisme indépendant de toute organisation sociale.
Vouloir abolir l’autorité dans la grande industrie, c’est vouloir abolir l’industrie elle-même, c’est détruire la filature à vapeur pour retourner à la quenouille. Prenons, comme autre exemple, un chemin de fer. Là aussi, la coopération d’une infinité d’individus est absolument nécessaire, coopération qui doit avoir lieu à des heures bien précises pour qu’il ne se produise pas de désastres. Là aussi, la première condition de l’emploi est une volonté dominante qui tranche toute question subordonnée, une volonté représentée soit par un seul délégué, soit par un comité chargé d’exécuter les décisions d’une majorité d’intéressés. Dans l’un ou l’autre cas, il y a autorité très prononcée. Mais il y a plus; que deviendrait le premier train en partance si on abolissait l’autorité des employés du chemin de fer sur messieurs les voyageurs?
Mais, la nécessité de l’autorité et d’une autorité impérieuse ne peut être plus évidente que sur un navire en pleine mer. Là, au moment du danger, la vie de tous dépend de l’obéissance instantanée et absolue de tous à la volonté d’un seul. Lorsque j’avance de semblables arguments contre les plus furieux antiautoritaires, ceux-ci ne savent que me répondre: «Ah! cela est vrai, mais il ne s’agit pas ici d’une autorité que nous donnons à des délégués, mais d’une mission!» Ces messieurs croient avoir changé les choses quand ils en ont changé les noms. Voilà comment ces profonds penseurs se moquent du monde. Nous venons donc de voir que, d’une part, certaine autorité, attribuée n’importe comment, et, d’autre part, certaine subordination sont choses qui, indépendamment de toute organisation sociale, s’imposent à nous du fait des conditions matérielles dans lesquelles nous produisons et faisons circuler les produits. Nous avons vu, en outre, que les conditions matérielles de production et de circulation se compliquent inévitablement avec le développement de la grande industrie et de la grande agriculture et tendent de plus en plus à étendre le champ de cette autorité. Il est donc absurde de parler du principe d’autorité comme d’un principe absolument mauvais, et du principe d’autonomie comme d’un principe absolument bon.
L’autorité et l’autonomie sont des choses relatives dont les domaines varient dans les différentes phases de l’évolution sociale. Si les autonomistes se bornaient à dire que l’organisation sociale de l’avenir restreindra l’autorité aux seules limites à l’intérieur desquelles les conditions de la production la rendent inévitable, on pourrait s’entendre; au lieu de cela, ils restent aveugles devant tous les faits qui rendent nécessaire la chose, et ils se dressent contre le mot. Pourquoi les antiautoritaires ne se bornent-ils pas à s’élever contre l’autorité politique, contre l’État? Tous les socialistes sont d’accord que l’État politique et avec lui l’autorité politique disparaîtront en conséquence de la prochaine révolution sociale, à savoir que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples fonctions administratives protégeant les véritables intérêts sociaux. Mais les antiautoritaires demandent que l’État politique autoritaire soit aboli d’un coup, avant même qu’on ait détruit les conditions sociales qui l’ont fait naître. Ils demandent que le premier acte de la révolution sociale soit l’abolition de l’autorité. Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs? Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit; c’est l’acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est; et le parti 4victorieux, s’il ne veut pas avoir combattu en vain, doit maintenir son pouvoir par la peur que ses armes inspirent aux réactionnaires.
La commune de Paris aurait-elle duré un seul jour, si elle ne s’était pas servie de cette autorité du peuple armé face aux bourgeois? Ne peut-on, au contraire, lui reprocher de ne pas s’en être servie assez largement? Donc, de deux choses l’une: ou les antiautoritaires ne savent pas ce qu’ils disent, et, dans ce cas, ils ne sèment que la confusion; ou bien, ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent le mouvement du prolétariat. Dans un cas comme dans l’autre, ils servent la réaction.
F. Engels, octobre 1872 Publié dans le recueil Almanaco Republicano, 1874 et dans les Œuvres choisies en deux volumes de Karl Marx et Friedrich Engels, publiées en français par les Éditionsdu Progrès, Moscou, 1
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec