Une nuit à Auteuil.
– Venez-vous faire une ronde avec moi jusqu’au Point-du-Jour ? me dit un soir le colonel Josselin1, nouvellement attaché au secteur de la Muette.
– D’autant plus volontiers que je n’ai pu le faire depuis deux jours.
Nous partons tous deux à travers les quinconces du Ranelagh pour gagner la route stratégique.
Le bombardement, proclamé la veille seulement par l’Officiel de Versailles2, dure en réalité depuis le 3 avril sur tout ce parcours, mais il est maintenant plus violent que jamais.
Tous nous sommes familiarisés depuis longtemps avec le sifflement des balles, que les fédérés comparent très justement, il me semble, au bourdonnement des hannetons, lesquels par parenthèse, effarouchés sans doute par nos fusillades, ne donnent pas signe de vie cette année.
Mais il est un bruit auquel je ne puis m’habituer et qui me cause toujours une impression désagréable : c’est celui que font, en tournoyant avant de tomber, les lingots lancés par les boîtes à mitraille.
Il est impossible en effet de prévoir si l’on sera atteint ou non, et c’est cette incertitude qui m’agace malgré moi. On est seulement averti par les éclats de branches qui se brisent autour de soi. Et de nuit c’est encore pis qu’en plein jour.
Aussi ne suis-je pas trop fâché quand nous atteignons la limite des quinconces.
À la porte d’Auteuil nous faisons une halte.
Jamais dans nos précédentes tournées nocturnes, soit avec Longuet3, soit avec Gambon, je n’avais été aussi impressionné.
Dans la nuit profonde, mais très étoilée, de larges taches rouges reflètent, sur notre gauche, les incendies qui se propagent de Passy jusqu’à la Seine.
Ces incendies ont été allumés par les bombes à pétrole que lancent sans relâche les batteries de Breteuil et de Brimborion pour tenter de déloger les fédérés.
Grâce à l’obscurité qui règne derrière ces batteries, nous pouvons parfaitement distinguer la lueur précédant chaque décharge, et peu de secondes après, nous entendons le bruit des projectiles.
Toutes les villas bordant le chemin n’offrent que de lamentables ruines. Les jardins sont remplis de poutres embrasées, de tentures, de meubles encore fumants.
La coquette gare d’Auteuil n’est plus qu’un amas informe de briques, de fer, de vitres et d’éclats d’obus.
Le viaduc, à peine touché par les batteries prussiennes semble aujourd’hui à une véritable guipure de pierres, dont les jours laissent apercevoir de sinistres rougeurs.
À droite, la poterne d’Auteuil, défoncée, ses ais brisés et ses gonds rompus par les obus versaillais, est jetée en travers du fossé, formant une sorte de pont fixe à larges claires-voies.
À l’avancée, au-delà du fossé, un détachement de Vengeurs de la République4, fidèles au poste, tiraille sur l’ennemi, dans la direction du rond-point de Mortemare, où les Versaillais sont en train d’installer leurs pièces.
Partout la guerre et ses horreurs. Guerre acharnée entre ceux qui poursuivent le triomphe et l’égalité de la République, et ceux qui vivent de privilèges et veulent se venger sur Paris des hontes que les Prussiens ont infligées à leur lâcheté5.
Tout à coup une effrayante explosion nous secoue. C’est un obus qui vient de s’abattre non loin de là, vers la route de Saint-Cloud. Puis à ce bruit succèdent de déchirantes clameurs.
Nous nous dirigeons rapidement vers le point d’où les cris se font entendre et nous arrivons à une casemate faiblement éclairée par une lanterne aux lueurs de laquelle nous distinguons trois cadavres.
L’un est celui d’une belle jeune fille qui a eu le sommet du crâne emporté.
Un vieillard, capitaine de fédérés, pousse à côté d’affreux gémissements. C’est le père de la jeune fille.
Sous le premier siège, l’enfant s’était faite cantinière pour accompagner son père, vieux républicain engagé dans un bataillon de marche.
Celui-ci ayant ensuite pris parti pour la Commune, elle avait continué de le suivre.
Tous l’adoraient pour son entrain et son dévouement. Les balles prussiennes l’avaient épargnée. Celles de Versailles viennent de l’arracher à la tendresse du pauvre vieux, fou de douleur.
C’est à grand-peine que le citoyen Josselin et moi nous parvenons à séparer le malheureux du cadavre de sa fille, qu’on transporte à l’ambulance6 de Passy avec ceux de ses infortunés compagnons.
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 François Josselin (1832-1887): comptable; membre de l’Internationale; membre du Comité central de la Garde nationale et colonel de la XVIIIe légion fédérée pendant la Commune; militant socialiste. Réfugié à Genève, il sera l’un des meilleurs informateurs de la préfecture de police de Paris, fournissant de copieux renseignements sur ses compagnons d’exil et leurs activités.
2Journal officiel de la République française, ayant le monopole de la publication des actes législatifs et réglementaires, des déclarations officielles. La Commune avait également son Journal officiel.
3 Charles Longuet (1839-1903): opposant au Second Empire, journaliste, il publia, en anglais, le préambule et les statuts provisoires de l’Association internationale des travailleurs rédigés par Marx; exilé en Belgique, puis en Angleterre, il y entra dans la franc-maçonnerie; pendant le siège de Paris par les Allemands, il fut membre du comité central républicain des Vingt arrondissements et chef du 248e bataillon de la garde nationale; rédacteur en chef du Journal officiel de la Commune, dont il est membre, il siège à la commission du Travail et de l’Échange; opposé à la création du Comité de salut public, il fait partie de la minorité au conseil de la Commune. Après la Semaine sanglante, il se réfugiera à Londres. Redevenu membre du conseil général de l’Internationale, il votera l’exclusion de Bakounine en 1872. La même année, il épousera Jenny Marx, la fille aînée de Karl Marx, lequel écrira à Engels, dans une lettre du 11 novembre 1882 : “Longuet se conduit comme le dernier des proudhoniens et Lafargue [autre gendre de Marx] comme le dernier des bakouninistes. Que le diable les emporte, ces oracles patentés du socialisme scientifique!”.
4 Nom d’un bataillon de gardes nationaux.
5 En réalité, ceux qui vivent de privilèges sont ceux qui, après l’écrasement de la Commune, réaliseront le triomphe de la République, régime de la liberté et de l’égalité marchandes parfaitement et fraternellement réalisées. Ils se vengeront sur Paris de la peur pour leurs privilèges que leur causèrent les Communards, contrairement aux Prussiens…
6 Sorte d’hôpital militaire.
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