Jacques Bouveresse ou 'l'intellectuel ordinaire ».

Jacques Bouveresse ou 'l'intellectuel ordinaire ».

                                                           Jacques Bouveresse ou « l’intellectuel ordinaire « .

            Jacques Bouveresse nous a quittés et, si son oeuvre et son travail, comme philosophe et enseignant en philosophie, sont  bien reconnus, la personne qu’elle fut avait aussi les qualités morales et intellectuelles nécessaires à leurs accomplissements.

            Dans le cadre d’un cours de 3ème cycle de philosophie des sciences, à la Sorbonne, j’ai eu la chance d’avoir Jacques Bouveresse comme professeur, même si ce mot ne convient pas très bien pour des séminaires en petit groupe où, ce qui compte, c’est ce qui est dit et non qui le dit.

             Lors de chaque rencontre, Il arrivait toujours avec une pile de livres qu’il avait du mal à faire tenir ensemble, et dans lesquels il y avait plein de marque pages. Après avoir proposé le thème du jour, il ponctuait son propos en allant de marque page en marque page, pour illustrer ses points de vues, ses interrogations ou pour en présenter d’autres. Il était bien rare que L. Wittgenstein, K. Kraus, R.Musil ou P. Valéry ne soient pas consultés, pas toujours pour leur bien d’ailleurs, car Jacques Bouveresse avait un faible pour la satire.

             Chose rare chez un intellectuel, Jacques Bouveresse savait écouter ses interlocuteurs, et les réponses qu’il donnait étaient souvent nuancées et laissaient une grande place à l’interrogation et à la réflexion personnelle. Après le cours, plusieurs d’entre nous avions l’habitude d’aller prendre un « pot » avec lui dans un bistrot de la rue Du Four à Paris. Immanquablement, il commençait par griller une cigarette, toujours empruntée à l’un de nous, et, dans nos échanges avec lui, sur l’actualité et sur l’air du temps, il faisait souvent appel, comme dans ses cours, au bon sens et à l’honnêteté commune. À l’opposé du philosophe médiatique ou du philosophe de confort, Jacques Bouveresse ne s’inscrivait pas non plus dans « le brio de la pensée française » revendiqué par les intellectuels français qui furent épinglés et fustigés dans les « Impostures intellectuelles » d’A. Sokal  et J. Bricmont.  Toujours à distance des honneurs-il a refusé la Légion d’Honneur en France-Il s’est aussi toujours tenu à l’écart des modes de pensée et son soutien à la candidature de F. Mitterrand en 1981 éclaire les limites de son engagement politique public. La vie et l’oeuvre de Jacques Bouveresse font penser, par certains côtés, à la figure de « l’intellectuel ordinaire » dont parle G. Orwell. Contrairement à l’intellectuel engagé, « l’intellectuel ordinaire » vit les évènements et y réagit comme un homme ordinaire, mais il a, en plus, et ce n’est pas rien, la capacité de mettre des mots et des idées sur ses réactions et ses sentiments. Cependant, méfiant à l’égard de toute dérive possible de l’autorité, cette capacité ne fait pas de lui un porte parole et, Jacques Bouveresse, bien qu’étant une figure centrale de la défense du réalisme et de la rationalité, n’a jamais prétendu à ce rôle. Par contre, on peut penser qu’il n’aurait  pas refusé que son oeuvre soit aussi, et en toute humilité, un porte voix de la rigueur et de la raison.

Une très chère amie, disparue l’année passée, me faisait remarquer que chaque fois qu’elle lisait des lignes écrites par Jacques Bouveresse, elle se sentait un peu « bête » de ne pas avoir pensé elle même à ce qu’elle avait lu. Non pas parce que ces lignes disaient des banalités, mais parce que, à l’instar de notre aveuglement face aux injustices sociales quotidiennes dont parle P.  Bourdieu, ces lignes nous parlent de notre monde ordinaire, mais nous avons perdu l’habitude de le voir et de le comprendre, même si, toutes et tous, nous en avons encore les moyens.

Je n’étais pas un ami de Jacques Bouveresse, ni même une connaissance, mais en apprenant son décès j’ai compris que, même dans ce cas là, on peut ressentir une disparition comme celle d’une personne proche.

Pierre Leyraud

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