Les crypto-monnaies numériques non réglementées vs les monnaies nationales réglementées : y a-t-il un danger?

Les crypto-monnaies numériques non réglementées vs les monnaies nationales réglementées : y a-t-il un danger?

(Auteur du livre géopolitique « Le nouvel empire américain »de son livre sur la moralité « Le Code pour une éthique globale » et de son livre historique « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 »)

« J’en suis arrivé à la conclusion que la réticence des économistes à discuter sérieusement de ce qui est véritablement devenu un problème crucial de notre temps est due à une certaine timidité de leur part d’accepter de se salir les mains en passant des questions étroitement scientifiques pour aborder des questions qui touchent davantage aux valeurs. » Friedrich Hayek (1899- 1992), (dans une conversation, le 9 février 1978).

« L’inflation est de tous les temps et dans tous les pays un phénomène monétaire, en ce sens qu’elle n’est et ne peut être générée que par une augmentation plus rapide de la quantité de monnaie en circulation que les quantités produites de biens et de services. » Milton Friedman (1912-2006), (dans ‘The Counter-Revolution in Monetary Theory ‘, 1970).

« Il n’y a pas de moyen plus subtil et plus certain de renverser les fondements d’une société que de débaucher la monnaie. Le processus engage toutes les forces cachées des lois de l’économie du côté de la destruction, et le fait de telle sorte que pas un homme sur un million n’est en mesure de le diagnostiquer. » John Maynard Keynes (1883-1946), (in ‘Les conséquences économiques de la paix, 1919).

Il y a quelques années, dans la foulée de la crise financière de 2007-2008, des personnes averties, dont l’identité se cache derrière le pseudonyme de «Satoshi Nakamoto», conçurent un système de paiements électronique décentralisé, indépendant du système bancaire traditionnel. Il repose sur une nouvelle forme de ‘monnaies’ numériques ou ‘monnaies électroniques’, les « cryptomonnaies ». Il s’agit d’un phénomène qui prend de l’importance et certains l’ont associé à une sorte de nouvelle ruée vers l’or virtuel, au 21e siècle.

Les «monnaies» numériques privées ont peu de ressemblance avec les monnaies nationales traditionnelles, lesquelles sont émises et supervisées par un gouvernement et une banque centrale et ont cours légal pour compléter des transactions d’achat ou de vente. Les cryptomonnaies électroniques, en effet, ne sont pas réglementées, elles n’ont pas de contrepartie physique, tel qu’une quantité d’or ou d’argent, et elles n’ont pas de cours légal dans un pays en particulier, afin de pouvoir servir de moyens de paiement. Il s’agit d’un phénomène entièrement privé.

En fait, l’offre des « cryptomonnaies » numériques repose essentiellement sur une rareté créée artificiellement par des modèles mathématiques et une technologie de comptabilité. La demande vient surtout de spéculateurs qui espèrent voir leur prix monter avec l’achat pyramidal d’autres acheteurs, et ainsi de suite. Elles ne peuvent être transigées et servir de moyens de paiement que dans un cadre fort restreint, soit celui d’un réseau électronique de logiciels ou de registres décentralisés, avec l’aide de puissants ordinateurs et de l’Internet.

On retrouve aujourd’hui quelques 7 000 de ces cryptodevises dans le monde délétère de la Toile. Elles ont créé un terrain de jeu fertile pour de gros et petits spéculateurs, en plus d’être un moyen pratique d’effectuer des transactions financières internationales, en toute anonymité. Fait à noter, même des entreprises commerciales, telle que Facebook, envisagent de lancer leur propre monnaie virtuelle.

La première cryptodevise a été le Bitcoin avec la technologie ‘blockchain’ (une chaine de blocs de données)

La première cryptomonnaie est apparue en 2009 avec le Bitcoin, une « monnaie » numérique privée, décentralisée et internationale, laquelle découle d’une application d’une nouvelle technologie informatisée, à savoir la technologie ‘blockchain’. Afin d’en limiter l’offre, le stock maximal d’unités de Bitcoins en circulation a été mathématiquement et électroniquement fixé à 21 millions, de sorte que tout accroissement de la demande au-delà de ce seuil se reflète nécessairement dans des échanges d’unités en existence, ce qui met une forte pression à la hausse sur les prix.

Les cryptomonnaies sont le résultat d’un processus complexe

La technologie blockchain utilise des chaînes de blocs informatisées de données, de manière à permettre le stockage et la transmission électronique d’informations consignées dans un grand nombre d’ordinateurs répartis à travers le monde.

En raison de la nature spéculative de chaque cryptomonnaie, son prix, tel que le prix d’un Bitcoin en monnaie traditionnelle, est très volatil. Il peut fluctuer considérablement dans un court laps de temps. Cela ouvre la possibilité que de gros spéculateurs, ayant accès à d’importants capitaux et employant des techniques sophistiquées, puissent manipuler le système et causer des pertes importantes à des spéculateurs plus petits ou moins expérimentés.

Dans une certaine mesure, le marché des cryptomonnaies n’est pas s’en faire penser aux casinos en ligne, non réglementés. Il est devenu fort attrayant pour les spéculateurs de tout acabit. Il peut s’en suivre des bulles de spéculation. Au 17ème siècle, en Hollande, il se produisit une bulle spéculative que l’on a qualifiée de tulipomanie. À un moment donné, par exemple, un seul oignon de tulipe rare pouvait valoir plus que le prix d’une maison!

Un obstacle majeur : le processus de création d’unités de cryptomonnaie requiert d’énormes quantités d’énergie

Il y a un inconvénient technique majeur dans le processus de création des unités de cryptomonnaie, et c’est sa consommation d’énormes quantités d’énergie. Plus le nombre de transactions en cryptomonnaies va en croissant, nécessitant un réseau d’ordinateurs toujours plus grand pour résoudre les calculs complexes de la blockchain, plus il faut d’énergie pour les faire fonctionner.

Ainsi, une recherche conduite à l’Université de Cambridge au Royaume-Uni, a conclu que le réseau d’ordinateurs derrière le processus qui consiste à confier à des opérateurs ou à des « mineurs » le soin de créer des unités de la première cryptomonnaie, le Bitcoin, nécessite plus d’énergie électrique que tout l’ensemble de la Hollande, un pays de plus de 17 millions d’habitants, n’en consomme dans une année complète.

À mesure que le phénomène des cryptomonnaies prend de l’ampleur, et que de plus en plus d’ordinateurs sont mis à contribution pour effectuer les opérations de création et de transfert de cryptomonnaie, la consommation d’énergie ira en s’accroissant. Par exemple, il y a quelques années, une seule transaction impliquant le Bitcoin nécessitait autant d’électricité que 80 000 transactions avec la carte Visa. De nos jours, selon le site Web Digiconomist, une seule transaction impliquant le Bitcoin utilise autant d’électricité que 735 121 transactions Visa, (ou 55 280 heures de visionnement sur YouTube). Et cela augmente de jour en jour. Une telle dépendance énergétique pourrait fortement nuire à la viabilité économique à long terme du système des cryptomonnaies.

La proposition libertaire de monnaies fiduciaires privées de l’économiste Friedrich Hayek

Au-delà du jargon technique, on doit savoir que l’idée d’un système international de monnaies ou de devises privées, libres de toute intervention gouvernementale, est un vieux rêve libertaire. Il part de l’idée que l’intérêt personnel d’entrepreneurs privés en situation de concurrence peut davantage servir l’intérêt général qu’une intervention gouvernementale, même pour la création de monnaie.

En effet, l’économiste Friedrich Hayek (1899-1992), de l’école autrichienne d’économie, a publié, en 1976, un livre intitulé « Pour une vraie concurrence des monnaies », lequel était un appel assez radical que les gouvernements devaient abandonner la pratique de battre monnaie et plutôt confier cette tâche à des entrepreneurs privés.

À l’époque, l’idée fut assez mal reçue.

Certains y virent une volonté de transférer à des opérateurs privés les revenus qu’un gouvernement et sa banque centrale réalisent avec l’émission d’une monnaie nationale, un procédé appelé seigneuriage. D’autres craignirent que le fait d’avoir de nombreuses monnaies privées en circulation ne crée de la confusion et du chaos dans l’économie.

On pensait aussi que des émetteurs privés de monnaie seraient tentés d’en émettre un trop grand volume, et qu’il en résulterait de l’inflation et une perte de pouvoir d’achat pour les détenteurs.

Il y avait aussi la crainte que le gouvernement soit paralysé et qu’il ne puisse intervenir de manière adéquate, en période de crise financière, afin de stimuler la production et l’emploi, en mettant de l’avant une politique monétaire expansionniste, etc.

— Certaines des objections soulevées étaient les mêmes que celles qui furent invoquées pour justifier l’abandon de l’étalon-or au cours des années ’30, un système monétaire rigide qui liait les monnaies nationales à des quantités d’or. On pensait qu’un tel système avait contribué à provoquer la Grande Dépression (1929-1939).

Pendant quelques trente années, après les Accords de Bretton Woods de 1944, le monde fut placé sous un système de change or, en ayant le dollar américain lié à l’or, mais avec la plupart des autres monnaies nationales liées au dollar américain par des taux de change fixes. Cependant, après le premier choc pétrolier de 1973, le régime de change or fut lui-même remplacé par le système monétaire actuel de monnaies fiduciaires. C’est un système monétaire flexible et réglementé par le gouvernement de chaque pays, lequel est chapeauté par une banque centrale qui a la mission de superviser le système bancaire. De plus, la plupart des monnaies nationales sont reliées entre elles par des taux de change flexibles, de manière à équilibrer la balance externe des paiements.

Les gouvernements des principaux pays pourraient commencer à se faire concurrence en adoptant des monnaies numériques officielles et éventuellement interdire les cryptomonnaies privées

Il y a présentement une dizaine de pays qui interdisent déjà le commerce des cryptomonnaies privées sur leur territoire. Cela comprend : la Chine, l’Iran, l’Inde, le Bangladesh, le Maroc, la Thaïlande, l’Ouganda, la Zambie et le Nigéria. Le dernier pays en date à le faire est la Turquie. Ainsi, la banque centrale de Turquie a récemment annoncé qu’elle interdisait l’utilisation de cryptomonnaies privées, telles que le Bitcoin, dans les paiements de biens et de services, une interdiction qui est entrée en vigueur le 30 avril dernier.

La banque centrale turque a mis en garde les spéculateurs en soulignant le manque de surveillance du marché des cryptomonnaies. Elle a également noté que c’était un marché qui se prêtait bien à « des actions illégales en raison de sa structure d’anonymat ». Nul doute que d’autres pays suivront l’exemple de ces pays.

À l’inverse, les gouvernements des grandes nations ont annoncé, soit leur intention de créer leur propre monnaie virtuelle, soit qu’elles étudient sérieusement la possibilité de le faire. De son côté, le gouvernement chinois a déjà annoncé la création d’un yuan numérique à des fins internationales — lequel pourrait être pleinement opérationnel à temps pour les Jeux Olympiques d’hiver de Pékin, en février prochain.

De toute évidence, la nouvelle monnaie numérique chinoise pour usage international pourrait éventuellement poser un défi au dollar américain, en tant que première monnaie de réserve, et remettre en question la pratique de diverses administrations américaines d’imposer des sanctions économiques et financières à d’autres pays, à des fins politiques.

D’une façon plus générale, l’initiative chinoise pourrait forcer la main à d’autres gouvernements et les inciter à créer leurs propres monnaies virtuelles. La Fed étasunienne a déjà fait connaître son intention d’étudier les coûts et les avantages de lancer un dollar numérique. Nul doute que d’autres gouvernements, comme ceux du Royaume-Uni, de l’Union Européenne et du Japon pourraient emboîter le pas avec des versions numériques de leurs propres devises, comme celle d’un « Britcoin », d’un Eurocoin, ou d’un «Yencoin», etc.

Un monde de monnaies virtuelles officielles est peut-être plus près qu’on ne le pense, même si les marchés monétaires et les marchés des capitaux sont loin de pouvoir opérer avec de telles monnaies.

Néanmoins, un tel développement purement monétaire serait susceptible d’avoir des conséquences sérieuses pour les cryptomonnaies numériques existantes. À terme, cela pourrait également bouleverser les systèmes international et nationaux de paiements.

Conclusion

La dépendance accrue vis-à-vis des monnaies virtuelles, éventuellement des monnaies virtuelles sous l’égide de quelques grandes banques centrales, est un développement des plus probable. De toute évidence, si les gouvernements commençaient à se concurrencer dans la création de monnaies virtuelles, les cryptomonnaies qui ont cours présentement pourraient faire face à de réelles menaces réglementaires.

De même, dans un tel contexte numérique futuriste, s’il devait se concrétiser, cela poserait un défi de taille pour préserver la liberté économique des personnes. En effet, quand toutes les transactions financières seront enregistrées et mises à la disposition des gouvernements, ceux-ci auront la possibilité de connaître dans le détail l’ensemble des revenus, des dépenses et des placements de tout et chacun.

De même, il serait ironique qu’une innovation monétaire privée et libertaire comme les cryptomonnaies, conçue à l’abri de l’interférence des gouvernements, mène finalement à un monde de monnaies virtuelles officielles. Les gouvernements pourraient acquérir encore plus de pouvoir sur les gens qu’aujourd’hui. Le troc pourrait même revenir à la mode.

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Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d’économie à l’Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai, en 2018, « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 »,  (Fides). Il est titulaire d’un doctorat en finance internationale de l’Université Stanford.

On peut le contacter à l’adresse suivante : rodrigue.tremblay1@gmail.com.

Il est l’auteur du livre de géopolitique  « Le nouvel empire américain » et du livre de moralité « Le Code pour une éthique globale », de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 ».

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Mis en ligne, mardi, le 11 mai 2021.

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© 2021 Prof. Rodrigue Tremblay

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