Comme nous l’avons vu dans la deuxième partie de cette série [Première partie ici], la guerre au Vietnam n’a pas commencé à sa date officielle, le 1er novembre 1955, mais plutôt en 1945, lorsque des opérations clandestines américaines ont été lancées au Vietnam pour « préparer le terrain ».
Fletcher Prouty, chef des opérations spéciales pour les chefs d’état-major interarmées sous Kennedy et ancien colonel de l’armée de l’air américaine, explique dans son livre « The CIA, Vietnam and the Plot to Assassinate John F. Kennedy » comment la CIA a été utilisée pour lancer des opérations psychologiques et des activités paramilitaires (terroristes) au Vietnam afin de créer le prétexte nécessaire à une déclaration de guerre ouverte et à l’entrée de l’armée américaine dans une tuerie qui allait durer vingt ans.
Cette stratégie ne fut pas réservée au seul Vietnam, mais était devenue la politique étrangère générale des États-Unis dans toutes les régions considérées comme des menaces pour la Grande Stratégie de la Guerre froide, comme on pouvait le constater sous la direction des frères Dulles.
Dans la plupart des scénarios, tout pays dont on observait qu’il avait des opinions non conformes à la politique étrangère des États-Unis ne pouvait pas être directement envahi ; il fallait d’abord préparer le terrain pour créer la justification d’une invasion militaire directe.
C’est l’un des rôles de la CIA qui respecte la devise « fake it till you make it » [faites semblant de le faire jusqu’à ce que vous y arriviez vraiment].
Vous n’avez pas d’« ennemi » réel à combattre pour justifier votre ingérence dans les affaires d’un autre pays ? Pas de problème. Il suffit de diviser votre équipe de paramilitaires en « bons » et « méchants » et de leur demander de faire semblant de se battre. Allez de village en village en répétant ce drame d’action et vous verrez à quelle vitesse la rumeur se répandra qu’il y a de dangereux « extrémistes »dans la région qui existent en « grand nombre ».
Prouty a décrit cette activité paramilitaire, qui s’appelle « Fun and Games », et comment cette tactique a également été utilisée aux Philippines, avec pour résultat l’élection de Ramon Magsaysay qui a été déclaré héros contre un ennemi inexistant. En fait, les unités d’élite philippines qui ont été formées par la CIA au cours de cette période ont ensuite été amenées au Vietnam pour mettre en œuvre la même tactique.
Prouty écrit :
J’ai assisté à de tels programmes de formation dans des bases militaires américaines où des tactiques identiques sont enseignées aux Américains comme aux étrangers. C’est du pareil au même… ce sont les mêmes tactiques qui ont été exploitées par le super agent de la CIA Edward G. Lansdale [l’homme en charge de la mission militaire de la CIA à Saigon] et ses hommes aux Philippines et en Indochine. Il s’agit d’un exemple de « Fun and Games » des services de renseignements. En fait, cette pratique est aussi vieille que l’histoire, mais elle s’est récemment affinée, par nécessité, pour devenir un outil majeur de la guerre clandestine. Si vous pensez qu’il s’agit d’un cas isolé, sachez qu’il n’en est rien. De telles « batailles simulées » et « attaques simulées de villages indigènes » ont été mises en scène d’innombrables fois en Indochine pour le bénéfice ou l’opération de dignitaires en visite, comme John McCone lorsqu’il a visité le Vietnam pour la première fois en tant que directeur central du renseignement nommé par Kennedy [après que Kennedy a eu renvoyé Allen Dulles].
Ce que Prouty affirme ici, c’est que les batailles simulées qui ont eu lieu pour ces dignitaires étaient des agents formés par la CIA qui « jouaient » le rôle des Vietcongs… pour faire croire que les Vietcongs étaient non seulement nombreux mais extrêmement hostiles.
Si même des dignitaires peuvent être trompés par de telles choses se déroulant sous leurs propres yeux, est-il vraiment étonnant qu’un public occidental regardant ou lisant ces affaires se déroulant dans le monde par l’intermédiaire de l’interprétation des médias grand public puisse faire la différence entre la « réalité »et une « réalité mise en scène » ?
Non seulement les lignes de démarcation entre les opérations militaires et paramilitaires devenaient floues, mais comme Prouty l’indique dans son livre, les officiers de plus haut rang qui opéraient et supervisaient la situation au Vietnam étaient tous des agents de la CIA, non seulement au sein de l’armée américaine, car l’ambassadeur américain au Sud-Vietnam, Henry Cabot Lodge, en était un lui-même.
Prouty écrit :
L’ambassadeur américain Lodge – avait depuis 1945 été l’un des agents les plus importants de l’OSS et plus tard de la CIA en Extrême-Orient. Ses ordres venaient de cette agence.
Prouty poursuit en affirmant dans son livre que Lodge a été amené à jouer le rôle d’ambassadeur le 26 août 1963 dans le but précis d’écarter Ngo Dinh Diem, président de la République du Vietnam (Vietnam du Sud), qui cherchait à ce moment-là une résolution pacifique du conflit.
Ngo Dinh Diem est tué deux mois après l’arrivée de Lodge au Vietnam, le 1er novembre 1963. Vingt et un jours plus tard, John F. Kennedy, qui était en train de retirer les troupes américaines du Vietnam, est assassiné. La guerre du Vietnam s’est poursuivie pendant 12 années supplémentaires, sans que les Américains n’aient rien à y gagner. Et en 1976, la ville de Saïgon, la capitale du Sud-Vietnam, est rebaptisée Ho Chi Minh city.
Un « héritage fait de cendres »
La militarisation du gouvernement a commencé à rendre le pouvoir au monde des affaires, les capitaines de l’industrie et de la finance accédant aux postes clés du gouvernement. La présidence d’Eisenhower verra Washington pris en charge par des dirigeants d’entreprise, des avocats de Wall Street et des banquiers d’affaires, ainsi que par une caste de militaires étroitement liée à ces derniers, après s’être fait connaître du grand public pendant la Seconde Guerre mondiale.
Eisenhower souhaitait établir la suprématie des États-Unis tout en évitant une autre guerre et ses massacres à grande échelle ainsi que les fardeaux impériaux qui avaient ruiné la Grande-Bretagne (à laquelle les États-Unis faisaient désormais des offres dans le cadre de la NSC-75). En tirant parti du quasi-monopole de l’armée américaine sur la puissance de feu nucléaire, le président espérait faire de la guerre un projet impensable à tout adversaire des États-Unis.
Le problème de la stratégie d’Eisenhower était qu’en maintenant Washington dans un état constant de haute alerte, il donnait du pouvoir aux voix les plus militantes de son administration. Eisenhower avait commis la grave erreur de choisir Foster Dulles comme l’un de ses proches conseillers, sinon le plus proche, et donc, qu’il le veuille ou non, Allen Dulles. Je doute qu’Eisenhower n’ait jamais eu un moment de répit face au miel empoisonné qu’on lui faisait constamment couler dans l’oreille.
La frontière entre la CIA et l’armée est devenue de plus en plus floue, car des officiers militaires étaient affectés à des missions de l’agence de renseignement, puis renvoyés à leurs postes militaires en tant que « disciples ardents d’Allen Dulles », selon les termes de Prouty, qui a lui-même servi d’officier de liaison entre le Pentagone et la CIA entre 1955 et 1963.
À l’approche de la fin de sa présidence, en mai 1960, le président Eisenhower avait prévu de faire culminer sa « croisade pour la paix » par une ultime conférence au sommet avec le premier ministre de l’URSS, Nikita Khrouchtchev, à Paris. Eisenhower tentait visiblement de faire progresser son initiative personnelle mais qui n’avait pas reçu la « bénédiction » de Foster. Si Eisenhower y parvenait, il contribuerait à dissoudre la Grande stratégie de la guerre froide et à supprimer la justification d’un complexe militaro-industriel.
En préparation du sommet, la Maison Blanche avait ordonné de cesser toute activité de survol du territoire communiste jusqu’à nouvel ordre. Pourtant, le 1er mai 1960, un avion espion U-2 piloté par Francis Gary Powers décollait du Pakistan pour survoler en ligne droite l’Union soviétique, en direction de Bodo, en Norvège, désobéissant ainsi aux ordres d’Eisenhower.
L’U-2 s’est écrasé à Sverdlovsk, en Russie. Parmi les objets dans l’avion ont été trouvés, entre autres, des documents attestant que Powers était un agent de la CIA. Il est très suspect qu’un agent des renseignements emporte ce genre de documents lors d’une mission supposée secrète.
L’incident a suffi à faire annuler le sommet de la paix et la « Croisade pour la paix » a été tuée dans l’œuf.
Des rumeurs ont rapidement couru par la suite disant que c’étaient les Soviétiques qui avaient abattu l’avion, mais Allen Dulles lui-même a témoigné devant une session à huis clos de la commission des affaires étrangères du Sénat que l’avion espion U-2 n’avait pas été abattu mais était descendu en raison d’un « problème de moteur » [L. Fletcher Prouty, “The Cia, Vietnam and the Plot to Assassinate John F. Kennedy”, P147]. Cette importante déclaration de Dulles a été largement ignorée par la presse.
Plus tard, Eisenhower a confirmé dans ses mémoires que l’avion espion n’avait pas été abattu par les Soviétiques mais que son moteur avait effectivement perdu de la puissance et s’était écrasé en Russie.
Prouty soupçonne que la « panne de moteur » avait pu être provoquée par une pénurie planifiée de carburant hydrogène auxiliaire et que les éléments d’identification de Powers avaient probablement été cachés dans son sac de parachute. Avec seulement une certaine quantité de carburant et une trajectoire en ligne droite, il était facile de calculer exactement où Powers serait contraint d’atterrir.
Prouty soupçonne la CIA d’avoir intentionnellement provoqué l’incident afin de ruiner la conférence de paix et d’assurer la continuité du règne dogmatique de Dulles.
Il est intéressant de noter que l’homme qui était chargé du programme d’exil cubain, Richard Bissell (directeur adjoint des plans de la CIA), était le même homme qui dirigeait le programme U-2 et qui, selon Prouty, avait ostensiblement envoyé le vol de Powers au-dessus de l’Union soviétique le 1er mai 1960.
Richard Bissell, qui agissait très certainement sur les ordres de Dulles, faisait partie des trois (Allen Dulles, directeur de la CIA et Charles Cabell, directeur adjoint de la CIA) qui allaient être licenciés par Kennedy à la suite du fiasco de la Baie des Cochons, ou plus exactement pour leur acte de trahison.
Le 5 janvier 1961, au cours d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, le président Eisenhower, frustré et épuisé, a déclaré publiquement, quelques semaines seulement avant que Kennedy ne prenne ses fonctions, que la CIA, sous la direction de Dulles, lui avait volé sa place dans l’histoire en tant que pacificateur et n’avait laissé qu’un « héritage de cendres à son successeur ».
Tout ce qu’il restait d’Eisenhower était son discours d’adieu, prononcé le 17 janvier 1961, dans lequel il mettait en garde le peuple américain contre ce qui s’était développé pendant les huit années de son mandat présidentiel :
Dans les conseils de gouvernement, nous devons nous prémunir contre l’acquisition d’une influence injustifiée, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel… Le potentiel de montée désastreuse d’un pouvoir mal placé existe, et persistera.
Un phénix qui ressuscite
Eisenhower a peut-être laissé un héritage de cendres à son prédécesseur, mais de ces cendres émergerait une force qui viendrait contester directement la domination de « l’élite au pouvoir ». [C. Wright Mills, “The Power Elite”].
En avril 1954, Kennedy a fait une déclaration au Sénat pour contester le soutien de l’administration Eisenhower à la guerre impériale française au Vietnam, prévoyant que cette guerre ne serait pas de courte durée. [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P304]
En juillet 1957, Kennedy a une fois de plus pris une position ferme contre le colonialisme français, cette fois-ci contre la guerre sanglante de la France contre le mouvement d’indépendance de l’Algérie, qui a de nouveau trouvé l’administration Eisenhower du mauvais côté de l’histoire. Prenant la parole au Sénat, deux jours avant le jour de l’indépendance de l’Amérique, Kennedy déclarait :
La force unique la plus puissante dans le monde aujourd’hui n’est ni le communisme ni le capitalisme, ni la bombe H ni le missile guidé – c’est le désir éternel de l’homme d’être libre et indépendant. Le grand ennemi de cette formidable force de liberté s’appelle, faute d’un terme plus précis, l’impérialisme – et aujourd’hui cela signifie l’impérialisme soviétique et, qu’on le veuille ou non, et bien qu’il ne faille pas les mettre sur le même plan, l’impérialisme occidental. Ainsi, le test le plus important de la politique étrangère américaine aujourd’hui est la façon dont nous relevons le défi de l’impérialisme, ce que nous faisons pour promouvoir le désir de l’homme d’être libre. Sur ce test plus que sur tout autre, cette nation sera jugée de manière critique par les millions de personnes non engagées en Asie et en Afrique, et surveillée avec anxiété par les amoureux de la liberté qui espèrent encore derrière le rideau de fer.
Si nous ne parvenons pas à relever le défi de l’impérialisme soviétique ou occidental, alors aucune aide étrangère, aucune augmentation des armements, aucun nouveau pacte, aucune nouvelle doctrine, aucune conférence de haut niveau ne pourra empêcher de nouveaux échecs dans notre parcours et notre sécurité. [David Talbot, “The Devil’s Chessboard,” pg 305]
En septembre 1960, l’Assemblée générale annuelle des Nations Unies se tient à New York. Castro et une délégation de cinquante membres font partie des participants. Il fait la une des journaux lorsqu’il décide de séjourner à l’hôtel Theresa de Harlem après que l’hôtel Shelburne du centre-ville ait exigé une caution de 20 000 dollars. Il fait encore plus parler de lui lorsqu’il prononce un discours dans cet hôtel, discutant de la question de l’égalité aux États-Unis alors qu’il se trouve à Harlem, l’un des quartiers les plus pauvres du pays.
Kennedy se rendra dans ce même hôtel peu de temps après et y prononcera également un discours :
Derrière le fait que Castro vienne dans cet hôtel, [et] Khrouchtchev… il y a un autre grand voyageur dans le monde, et c’est le voyage d’une révolution mondiale, d’un monde en ébullition… Nous devrions être heureux [que Castro et Khrouchtchev] soient venus aux États-Unis. Nous ne devrions pas craindre le vingtième siècle, car la révolution mondiale que nous voyons tout autour de nous fait partie de la révolution américaine originelle. (David Talbot, “The Devil’s Chessboard,” pg 295)
Que voulait dire Kennedy par-là ? La Révolution américaine a été combattue pour la liberté, pour se libérer de la domination de la monarchie et de l’impérialisme en faveur de la souveraineté nationale. Ce que Kennedy voulait dire, c’est que le reste du monde souhaitait secouer le joug de cette oppression et que les États-Unis avaient l’occasion d’être un leader dans la cause de l’indépendance de toutes les nations.
Le 30 juin 1960, à l’occasion de l’indépendance de la République du Congo vis-à-vis du régime colonial belge, Patrice Lumumba, le premier Premier ministre congolais, a prononcé un discours qui est devenu célèbre pour sa critique franche du colonialisme. Lumumba a évoqué la lutte de son peuple contre « l’esclavage humiliant qui nous a été imposé… [des années qui ont été] remplies de larmes, de feu et de sang » et a conclu en jurant : « Nous montrerons au monde ce que l’homme noir peut faire lorsqu’il travaille en liberté, et nous ferons du Congo la fierté de l’Afrique ».
Peu de temps après, Lumumba a également précisé : « Nous ne voulons pas participer à la guerre froide… Nous voulons que l’Afrique reste africaine avec une politique de neutralité. » [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P319]
En conséquence, Lumumba a été étiqueté communiste pour son refus d’être un satellite de la guerre froide pour la sphère occidentale. Lumumba faisait plutôt partie du mouvement panafricain dirigé par le président ghanéen Kwame Nkrumah (avec qui Kennedy allait également travailler plus tard), qui recherchait la souveraineté nationale et la fin du colonialisme en Afrique.
Lumumba « restera un grave danger », déclara Dulles lors d’une réunion du NSC, le 21 septembre 1960, « tant qu’il n’aura pas été éliminé. » [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P319]. Trois jours plus tard, Dulles a clairement indiqué qu’il voulait que Lumumba soit définitivement éliminé, câblant la station de la CIA à Léopoldville, « Nous souhaitons donner [sic] tout le soutien possible pour éliminer Lumumba et empêcher toute possibilité qu’il reprenne une position gouvernementale. » [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P319].
Lumumba a été assassiné le 17 janvier 1961, trois jours seulement avant l’investiture de Kennedy, dans le brouillard de la période de transition entre les présidents, lorsque la CIA est la plus libre de régler ses problèmes, confiante qu’elle ne sera pas réprimandée par une nouvelle administration qui veut éviter un scandale dès ses premiers jours au pouvoir.
Kennedy, qui avait clairement l’intention de mettre un terme à la « Murder Inc. »que Dulles avait créée et dirigeait, déclarera au monde entier dans son discours inaugural du 20 janvier 1961 : « Le flambeau a été transmis à une nouvelle génération d’Américains. »
C’est ainsi que la bataille de Kennedy contre le Léviathan commença.
La Résistance
En plus d’hériter de la responsabilité du bien-être du pays et de son peuple, Kennedy héritait également d’une guerre secrète contre le Cuba communiste, menée par la CIA.
Le débarquement de la Baie des Cochons se produira trois mois plus tard. Prouty compare l’incident de la baie des Cochons à celui de la Croisade pour la paix, les deux événements ayant été orchestrés par la CIA pour ruiner la capacité du président américain à établir un dialogue pacifique avec Khrouchtchev et à réduire les tensions de la guerre froide. Les deux présidents se sont respectivement attribué la responsabilité de ces événements, bien que la responsabilité en revienne à la CIA. Cependant, Eisenhower et Kennedy ont compris que s’ils n’assumaient pas cette responsabilité, ils déclareraient publiquement qu’ils n’avaient aucun contrôle sur leurs agences gouvernementales et leur armée.
En outre, l’opération de la baie des Cochons était en fait destinée à échouer. Elle était destinée à susciter un tollé général en faveur d’une invasion militaire directe de Cuba. Les archives publiques font état d’une réunion (que l’on pourrait plutôt qualifier d’intervention) entre le directeur adjoint de la CIA chargé des plans, Richard Bissell, le président des chefs d’état-major interarmées, Lyman Lemnitzer, et le chef de la marine, l’amiral Burke, qui ont tenté de forcer le président Kennedy à approuver une attaque militaire directe contre Cuba. L’amiral Burke avait déjà pris la liberté de positionner deux bataillons de Marines sur des destroyers de la Marine au large des côtes de Cuba « en prévision du fait que les forces américaines pourraient recevoir l’ordre d’entrer à Cuba pour sauver une invasion bâclée. » [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P337]. (Cet incident a inspiré le filmde Frankenheimer « Sept jours en mai »).
Mais Kennedy a tenu bon.
« Ils étaient sûrs que j’allais céder », a déclaré plus tard Kennedy à l’assistant spécial du président Dave Powers. « Ils ne pouvaient pas croire qu’un nouveau président comme moi ne paniquerait pas et n’essaierait pas de sauver sa propre image. Eh bien, ils se sont trompés sur mon compte. » [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P337]
Fait incroyable, non seulement le jeune président s’est opposé aux va-t-en-guerres de Washington trois mois seulement après le début de son mandat, mais il a également créé un groupe d’étude sur Cuba, qui a conclu que la CIA était responsable du fiasco, ce qui a entraîné la démission forcée et humiliante d’Allen Dulles, Richard Bissell et Charles Cabell. (Pour en savoir plus à ce sujet, consultez mon article).
Malheureusement, il ne sera pas si facile de détrôner Dulles, qui continua à agir en tant que chef de la CIA, et des membres clés de la communauté du renseignement tels que Helms et Angleton contournaient régulièrement McCone et informaient Dulles directement. [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P394]. Mais Kennedy était également sérieux quant à sa volonté d’aller jusqu’au bout, et a juré de « casser la CIA en mille morceaux et de la disperser aux quatre vents ».
Il y a un autre incident assez significatif qui s’est produit quelques jours après l’événement de la Baie des Cochons, et qui a été largement éclipsé par le fiasco cubain.
Du 21 au 26 avril 1961, le putsch d’Alger ou putsch des généraux, était un coup d’État manqué destiné à contraindre le président de Gaulle (1959-1969) à ne pas abandonner l’Algérie française coloniale. Les organisateurs du putsch s’opposaient aux négociations secrètes que le Premier ministre français Michel Debré avait entamées avec le Front de libération nationale (FLN) anti-colonial.
Le 26 janvier 1961, trois mois seulement avant la tentative de coup d’État, Dulles envoie à Kennedy un rapport sur la situation française qui semble indiquer que de Gaulle ne sera plus là : « Une atmosphère pré-révolutionnaire règne en France… L’armée de terre et l’armée de l’air sont farouchement opposées à de Gaulle… Au moins 80 % des officiers sont violemment contre lui. Ils n’ont pas oublié qu’en 1958, il avait donné sa parole d’honneur qu’il n’abandonnerait jamais l’Algérie. Aujourd’hui, il revient sur sa promesse et ils le détestent pour cela. De Gaulle ne tiendra sûrement pas le coup s’il essaie de lâcher l’Algérie. Tout sera probablement fini pour lui d’ici la fin de l’année – il sera soit renversé, soit assassiné. » [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P350].
La tentative de coup d’État était dirigée par Maurice Challe, dont de Gaulle avait des raisons de penser qu’il travaillait avec le soutien des services de renseignements américains, et les fonctionnaires de l’Élysée commencèrent à répandre cette information dans la presse, qui présenta la CIA comme un « État réactionnaire au sein d’un État » opérant hors du contrôle de Kennedy. [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P353].
Peu avant sa démission de l’armée française, Challe avait servi en tant que commandant en chef de l’OTAN et avait développé des relations étroites avec un certain nombre d’officiers américains de haut rang stationnés au siège de l’alliance militaire à Fontainebleau. [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P347].
En août 1962, l’OAS (Organisation de l’armée secrète) tente d’assassiner de Gaulle, estimant qu’il a trahi la France en cédant l’Algérie aux nationalistes algériens. Il s’agit de la plus célèbre tentative d’assassinat contre de Gaulle (qui survivra remarquablement à plus de trente tentatives d’assassinat alors qu’il était président de la France) lorsqu’une douzaine de tireurs d’élite de l’OAS ouvrent le feu sur la voiture du président, qui parvient à s’échapper de l’embuscade bien que ses quatre pneus aient été détruits.
Après le coup d’État manqué, de Gaulle lance une purge de ses forces de sécurité et évince le général Paul Grossin, chef du SDECE (les services secrets français). Grossin était étroitement lié à la CIA et avait déclaré à Frank Wisner, au cours d’un déjeuner, que le retour de de Gaulle au pouvoir équivalait à la prise de pouvoir des communistes à Paris. [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P354].
En 1967, après une enquête de cinq ans, le Bureau des renseignements français publie ses conclusions concernant la tentative d’assassinat de de Gaulle en 1962. Le rapport révèle que le complot d’assassinat de 1962 remonte jusqu’au siège de l’OTAN à Bruxelles et jusqu’aux vestiges de l’ancien appareil de renseignement nazi. Le rapport a également révélé que Permindex avait transféré 200 000 dollars sur un compte bancaire de l’OAS pour financer le projet.
À la suite de ce rapport, Permindex a été forcé de fermer ses opérations publiques en Europe occidentale et a déplacé son siège social de Berne, en Suisse, à Johannesburg, en Afrique du Sud, il avait aussi une base à Montréal, au Canada, où son fondateur, le général de division Louis M. Bloomfield (un ancien de l’OSS), avait fièrement son nom parmi les membres de son conseil d’administration jusqu’au rapport accablant de de Gaulle. La pertinence de ceci pour Kennedy sera discutée sous peu.
Suite à l’enquête en cours du SDECE, de Gaulle a dénoncé avec véhémence la violation anglo-américaine de la Charte de l’Atlantique, suivie du retrait de la France du commandement militaire de l’OTAN en 1966. La France ne reviendra dans l’OTAN qu’en avril 2009 au sommet de Strasbourg-Kehl.
En plus de tout cela, le 14 janvier 1963, de Gaulle déclare lors d’une conférence de presse qu’il a opposé son veto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Ce serait le premier pas vers la formation par la France et l’Allemagne de l’Ouest du Système monétaire européen, qui excluait la Grande-Bretagne, probablement en raison de ses tendances impérialistes et de son infâme péché qu’est la City de Londres.
L’ancien secrétaire d’État Dean Acheson télégraphie directement au chancelier ouest-allemand Konrad Adenauer, lui demandant d’essayer de persuader de Gaulle de revenir sur son veto, déclarant : « Si quelqu’un peut influer sur la décision du général de Gaulle, vous êtes certainement cette personne. »
Acheson est loin de se douter qu’Adenauer est à quelques jours de signer le traité franco-allemand du 22 janvier 1963 (également connu sous le nom de traité de l’Élysée), qui a d’énormes implications. Les relations franco-allemandes, qui avaient longtemps été dominées par des siècles de rivalité, avaient désormais convenu que leurs destins étaient alignés. (Cette relation étroite s’est poursuivie jusqu’à un point culminant à la fin des années 1970, avec la formation du SME, et la volonté de la France et de l’Allemagne de l’Ouest, en 1977, de travailler avec les pays de l’OPEP, échangeant du pétrole contre de la technologie nucléaire, ce qui a été saboté par l’alliance États-Unis / Grande Bretagne. (Pour en savoir plus à ce sujet, consultez mon article).
Le traité de l’Élysée était une dénonciation claire de la mise sous tutelle forcée de l’Europe occidentale par les anglo-américains, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le 28 juin 1961, Kennedy rédigea le NSAM #55. Ce document modifie la responsabilité de la défense pendant la guerre froide en la faisant passer de la CIA aux chefs d’état-major interarmées et aurait (s’il avait été appliqué) radicalement changé le cours de la guerre au Vietnam. Il aurait également ôté à la CIA les opérations de guerre froide et l’aurait limitée à sa seule responsabilité légale, la coordination du renseignement.
L’année même où de Gaulle et Adenauer formaient un pacte visant à exclure la Grande-Bretagne du Marché commun, Kennedy signait le 4 juin 1963 le décret 11110, contournant effectivement le monopole de la Réserve fédérale sur le contrôle de la monnaie américaine pour la première fois depuis la création de cette banque centrale privée en 1913. Ce décret autorisait le Trésor américain à émettre des billets adossés à de l’argent et à « émettre des certificats d’argent contre tout lingot d’argent, argent ou dollar en argent dans le Trésor ».
Le 11 octobre 1963, le NSAM #263, supervisé de près par Kennedy [L. Fletcher Prouty, “The CIA, Vietnam, and the Plot to Assassinate John F. Kennedy”, PXXXIV], était publié et soulignait la décision politique de « retirer 1.000 militaires [du Vietnam] avant la fin de 1963 » et déclarait également q’« Il devrait être possible de retirer la majeure partie du personnel américain [y compris la CIA et l’armée] avant 1965 ». Le journal des forces armées Stars and Stripes titrait « Il est prévu que les troupes U.S. quittent le Vietnam d’ici 1965 ».
Après l’assassinat, probablement orchestré par la CIA, de Ngo Dinh Diem, le 2 novembre 1963, et celui de Kennedy quelques semaines plus tard, le 22 novembre 1963, le président de facto Johnson signa la NSAM n°273, le 26 novembre 1963, et commença à inverser la politique de Kennedy. Le 17 mars 1964, Johnson signait la NSAM #288 qui a entraîné la pleine escalade de la guerre du Vietnam et a impliqué 2 709 918 Américains servant directement au Vietnam, avec les 9 087 000 militaires servant dans les forces armées américaines pendant cette période.
La guerre du Vietnam se poursuivra encore pendant 12 ans après la mort de Kennedy, soit un total de 20 ans pour les Américains, 30 ans si l’on compte la période d’actions secrètes américaines au Vietnam.
Les derniers jours de Kennedy
Avec le soutien de l’Allemagne à la dénonciation par de Gaulle du réseau international d’assassinats, son opposition catégorique à l’impérialisme occidental et au rôle de l’OTAN, et avec le jeune Kennedy qui construisait sa propre résistance contre la Réserve fédérale et la guerre impérialiste du Vietnam, il était clair que l’élite au pouvoir avait de gros problèmes.
De nombreux efforts fallacieux sont déployés pour tenter de ridiculiser quiconque conteste le rapport officiel de la Commission Warren en le qualifiant de partisan de la théorie du complot. Et que nous ne devrions pas trouver hautement suspect qu’Allen Dulles, parmi toutes les personnes, ait été membre de cette commission. Le lecteur doit garder à l’esprit qu’une grande partie de cette opposition écumante provient de l’agence même qui a perpétré crime après crime contre le peuple américain, ainsi qu’à l’étranger. Quand la CIA a-t-elle jamais admis sa culpabilité, à moins d’être prise en flagrant délit ? Même après les audiences de la commission Church, lorsque la CIA a été reconnue coupable d’avoir planifié des assassinats à l’étranger, elle a prétendu avoir échoué dans chacun de ses complots ou que quelqu’un d’autre l’avait devancée.
Le peuple américain doit prendre conscience que la CIA n’est pas une agence respectable ; nous n’avons pas affaire à des hommes honorables. C’est une force voyou qui croit que la fin justifie les moyens, qu’elle est pour ainsi dire la main du roi, au-dessus du gouvernement et de la loi. Ceux qui sont au sommet, comme Allen Dulles, étaient tout aussi catégoriques que Churchill sur la protection des intérêts de l’élite au pouvoir, ou comme Churchill l’a appelé, la « Haute Cabale ».
Il est intéressant de noter que le 22 décembre 1963, un mois seulement après l’assassinat de Kennedy, Harry Truman publiait une critique cinglante de la CIA dans le Washington Post, allant même jusqu’à déclarer : « Il y a quelque chose dans la façon dont la CIA fonctionne qui jette une ombre sur notre position historique [en tant que] société libre et ouverte, et je pense que nous devons y remédier. » [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P201].
Le moment choisi pour le faire est capital.
Comme Prouty l’a déclaré, toute personne ayant un peu de temps libre pendant un après-midi pourrait découvrir par elle-même que la Commission Warren était un embarrassant ramassis d’incompétence, qui a mené son enquête comme s’il était acquis qu’Oswald avait tué Kennedy et qui n’était pas intéressée à entendre quoi que ce soit de contraire à ce récit.
Non seulement l’enregistrement de l’interrogatoire d’Oswald au département de police de Dallas est parti en fumée, probablement parce qu’il faisait la déclaration gênante qu’il était une « marionnette », mais son test au nitrate qui a prouvé qu’il n’avait jamais tiré avec un fusil le jour du 22 novembre 1963, a été gardé secret pendant 10 mois et n’a été révélé que dans le rapport final, [Jim Garrison, “On the Trail of the Assassins”, P116-117] ce qui, inexplicablement, n’a pas changé la conclusion du rapport disant qu’Oswald a bien tué Kennedy.
Pendant le procès de Garrison sur l’assassinat de Kennedy (1967-1969), il a cité à comparaître le film de Zapruder qui avait été enfermé dans un coffre-fort appartenant au magazine Life (dont le fondateur Henry Luce était connu pour travailler en étroite collaboration avec la CIA [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P72, 128]). C’était la première fois après plus de cinq ans que le film de Zapruder était rendu public. Il s’avère que la copie du FBI qui a été envoyée à la Commission Warren comportait deux images critiques, trafiquées pour donner la fausse impression que le coup de fusil venait de derrière.
Lorsque Garrison a mis la main sur le film original, il a découvert que le tir provenait en fait de l’avant. En fait, l’ensemble du film montre que le Président a été abattu sous plusieurs angles, ce qui signifie qu’il y avait plus d’un tireur.
Ce n’est pas le seul élément de preuve à avoir été altéré, il y a aussi les rapports d’autopsie de Kennedy.
Il y a aussi le fait que les documents originaux de l’autopsie ont été détruits par le médecin en chef de l’autopsie, James Humes, ce dont il a même témoigné pendant la Commission Warren, apparemment personne n’a pris la peine de lui demander pourquoi…
En outre, Jim Garrison, procureur de la Nouvelle-Orléans à l’époque, qui accusait Clay Shaw d’être un membre de la conspiration visant à tuer Kennedy, en plus de découvrir ses liens avec David Ferrie qui a été retrouvé mort dans son appartement quelques jours avant qu’il ne soit prévu qu’il témoigne, a également fait valoir que la New Orleans International Trade Mart (dont Clay Shaw était le directeur), la filiale américaine de Permindex, était liée au meurtre de Kennedy.
Garrison a fait un travail remarquable compte tenu de la situation et du nombre de témoins qui sont morts avant le procès…
Ce lien avec Permindex ne serait pas aussi accablant si nous n’avions pas le rapport de la SDECE, mais nous l’avons. Et rappelez-vous, dans ce rapport, Permindex a été surpris en train de transférer 200 000 $ directement dans la banque de l’OAS pour tenter d’assassiner de Gaulle en 1962.
Ainsi, l’implication de Permindex dans un réseau international d’assassinats ne fait pas débat. En outre, la CIA s’est avérée fortement impliquée dans ces tentatives d’assassinat contre de Gaulle, et nous ne devrions donc pas simplement écarter la possibilité que Permindex était effectivement une façade de la CIA pour un commando international.
En fait, parmi les personnages étranges et meurtriers qui ont convergé vers Dallas en novembre 1963 se trouvait un commando français de l’OAS notoirement connu, Jean Souetre, qui était lié aux complots contre le président de Gaulle. Souetre a été arrêté à Dallas après l’assassinat de Kennedy et expulsé vers le Mexique. [David Talbot, “The Devil’s Chessboard”, P422].
Le colonel Clay Shaw était un officier de l’OSS pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui permet d’établir un lien direct avec sa connaissance d’Allen Dulles, et nous bouclons ainsi la boucle.
Après son retour des funérailles de Kennedy à Washington le 24 novembre, de Gaulle et son ministre de l’information, Alain Peyrefitte, ont eu une discussion franche qui a été enregistrée dans les mémoires de Peyrefitte « C’était de Gaulle », le grand général aurait dit :
Ce qui est arrivé à Kennedy est ce qui a failli m’arriver… Son histoire est la même que la mienne. … Cela ressemble à une histoire de cow-boy, mais ce n’est qu’une histoire d’OAS [Organisation Armée Secrète]. Les forces de sécurité étaient de mèche avec les extrémistes. …Les forces de sécurité sont toutes les mêmes quand elles font ce genre de sale boulot. Dès qu’elles parviennent à éliminer le faux assassin, elles déclarent que la justice n’a plus à s’inquiéter, qu’aucune autre action publique n’est nécessaire maintenant que le coupable est mort. Mieux vaut assassiner un innocent que de laisser éclater une guerre civile. Mieux vaut une injustice que le désordre. L’Amérique risque de connaître des bouleversements. Mais vous verrez. Tous ensemble, ils observeront la loi du silence. Ils resserreront les rangs. Ils feront tout pour étouffer tout scandale. Ils jetteront le manteau de Noé sur ces actes honteux. Pour ne pas perdre la face devant le monde entier. Pour ne pas risquer de déclencher des émeutes aux États-Unis. Pour préserver l’union et éviter une nouvelle guerre civile. Pour ne pas se poser de questions. Ils ne veulent pas savoir. Ils ne veulent pas savoir. Ils ne se permettent pas de le savoir.
Cynthia Chung
Article original en anglais :
A Damned Murder Inc: Kennedy’s Battle Against the Leviathan
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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