Aux Presses de l’Université de Montréal, la réédition d’Une société, un récit : discours culturel au Québec, 1967-1976, sous la plume de Micheline Cambron, nous replonge dans une exploration originale et vivifiante de fragments de notre culture.
Publié en 1989, l’essai a suscité à sa sortie son lot d’éloges. Le manuscrit fut d’abord une thèse de doctorat sous la direction de Gilles Marcotte (« qui a pris des risques ») au Département d’études littéraires de l’Université de Montréal.
Professeure émérite au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, Cambron s’intéresse à la littérature et à la culture québécoise des 19e et 20e siècles. Elle a contribué au rayonnement de la littérature québécoise, entre autres comme directrice du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise (CRILCQ), qu’elle a cofondé. Son approche vise à comprendre les liens possibles entre l’art et la communauté. « Il était peu fréquent de mêler les grandes œuvres avec celles jugées plus populaires. J’ai travaillé sur le conte et j’étais fascinée par l’importance accordée à la notion d’oralité pour expliquer la société québécoise », raconte-elle.
Si Une société, un récit demeure un livre complexe et savant, sa lecture s’avère passionnante pour saisir une époque en pleine transformation sociale. Plus théorique, le premier chapitre explique que « tout savoir participe d’un récit », car « nous nous racontons toujours des histoires » depuis l’ère primitive jusqu’à nos jours.
La décennie 1967-1976 a vu « les fruits de la Révolution tranquille », entre l’Expo 67 et les Jeux Olympiques en 1976, année de l’arrivée au pouvoir du premier gouvernement du Parti Québécois. Parmi les objets d’étude d’une période « de grandes réussites collectives » (Hydro-Québec, la création des cégeps, la montée d’un nationalisme politique et économique), nous retrouvons les quatre premiers albums du groupe Beau Dommage, la série d’articles de Lysiane Gagnon (Le Drame de l’enseignement du français) parue dans le quotidien La Presse en avril 1975, les monologues et le personnage scénique d’Yvon Deschamps, la pièce de théâtre Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay, le recueil de poésie l’Homme rapaillé de Gaston Miron, ainsi que le roman L’Hiver de force de Réjean Ducharme.
Malgré une apparence d’éclectisme, le choix de ces « morceaux rapaillés », démontre une cohérence dans leurs représentations de la dualité entre l’identification à un discours officiel et le désir d’en effectuer la critique.
Passionnée de la chanson, Micheline Cambron a suivi des ateliers avec l’auteur-compositeur-interprète Sylvain Lelièvre. « J’ai écouté en boucle le premier album de Beau Dommage (1974), qui a connu rapidement un succès phénoménal (plus de 350 000 exemplaires vendus). La population québécoise s’est immédiatement reconnue en lui. Tous les membres du groupe jouaient un rôle important, ils fonctionnaient comme une coopérative, ils partageaient tout. » Le disque éponyme, avec ses onze plages aux thèmes et rythmes variés, nous présente des portraits de relations « tricotées serrées » dans un Montréal francophone et populaire délimité principalement dans l’est par les rues Beaubien, Saint-Vallier, Saint-Hubert et Jean-Talon.
Les anecdotes et les références à un passé réconfortant commencent à se dissiper sur le deuxième album (Où est passé la noce?), notamment par son titre le plus connu, Le Blues de la métropole. « Les anciennes certitudes s’émiettent ». Les préoccupations se tournent vers le futur. La musique gagne en complexité, en témoigne une pièce de plus de 20 minutes (Un incident à Bois-des-Filion) et un propos moins consensuel.
« Plus agressif et résolument nouveau », le successeur (le préféré de Micheline Cambron), Un autre jour arrive en ville, expose plus explicitement « une volonté de changement. Les chansons sont construites davantage comme des scènes de théâtre, ce qui perdure (en général) moins dans la mémoire collective. »
Paru en 1977, peu avant la première séparation du groupe, le quatrième disque, Passagers comprend certains des plus émouvants airs de leur répertoire comme Rouler la nuit et Lettre d’amour. L’accent est moins porté sur le groupe comme entité, mais sur les individualités. Le titre évoque davantage le déplacement et les liens éphémères que l’enracinement du premier long-jeu.
1968 voit au Québec l’explosion de deux créateurs emblématiques de la Révolution tranquille. Par son célèbre monologue (Les Unions, qu’ossa donne ?) du célèbre spectacle L’Osstidcho, Yvon Deschamps conquiert les cœurs en se « dissimulant » derrière la composition d’un ouvrier « un peu benêt », exploité, mais attachant. « Il y a eu une reconnaissance immédiate. Ses sketchs ont été rapidement enregistrés et tournaient en boucle à la radio. Nous retrouvons chez Deschamps une double articulation. Ses histoires permettent à son public de s’y reconnaître et de s’y identifier. » Or, ce sentiment d’appartenance se retrouve mis à mal par un deuxième degré, où une ironie « féroce » dévoile l’impuissance et l’aliénation d’un antihéros.
Un tel antagonisme se répercute aussi dans l’œuvre la plus connue de Michel Tremblay, Les Belles-Sœurs. « Il faut remonter à la fin du 19e siècle avec Baptiste Ladébauche (dit le Père Ladébauche, être fictif créé en 1878 par l’écrivain Hector Berthelot) pour voir un usage aussi marqué de la langue populaire orale. » Montée au Rideau Vert en 1968, la pièce-phare a suscité la polémique par le recours au joual, mais son principal scandale tiendrait peut-être « de l’irruption soudaine du langage tragique dans le théâtre québécois ». L’identification au groupe de « femmes malheureuses » n’occulte pas l’ironie cruelle présente, par exemple, dans « L’Ode au bingo ».
Micheline Cambron scrute par la suite la poésie de Gaston Miron (« l’une des plus marquantes du 20e siècle ») où domine grâce à la parole « l’espérance même de s’arracher à un passé pauvre sans toutefois en effacer les traces, par l’enchevêtrement des langages populaires et poétiques ». Paru en 1973, l’ouvrage L’Hiver de force de Réjean Ducharme dresse le portrait acide d’une faune contre-culturelle des années 1970 (avec des accents kitsch et des allusions récurrentes à la Flore laurentienne du frère Marie Victorin) où un couple constate la difficulté « d’être contre ». Les individus peuvent-ils réellement exister en dehors de leur environnement immédiat ?
À la lecture d’Une Société, un récit, nous constatons la perspicacité de l’essayiste dans son « interdisciplinarité joyeuse. Nous voyons mieux aujourd’hui les liens entre les éléments. » L’originalité foudroyante des années 1967-1976? Le refus de « hiérarchiser » les aspects hégémoniques de notre récit collectif et ses ruptures nécessaires à celui-ci.
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