Par Galo Cardañosa.
Les institutions démocratiques bourgeoises chiliennes, héritées du Pinochétisme, comme une vieille armoire branlante, grincent par toutes leurs fissures à la moindre brise populaire. Ce dernier mois, ces institutions défaillantes ont été mises à genoux, à la suite d’un projet de loi qui autoriserait, pour la troisième fois, une réquisition de 10% des fonds de pension ouvriers pour colmater les caisses de l’État pillées par les miliardaires.
Le président Sebastián Piñera a été battu en chambre sur cette question et, une fois de plus, c’est l’organisation de la classe ouvrière qui a été le moteur de sa défaite, exprimée par une formidable mobilisation des dockers et la menace d’une grève générale. Les quelques mesures prises par le gouvernement n’ont pas permis de contenir l’impact de la grave crise économique accentuée par les mesures de confinement dément. Selon un rapport de la Banque mondiale, en avril de cette année, environ 2,3 millions de personnes ont rejoint les rangs des personnes « économiquement vulnérables ». Dans le même temps, le revenu par habitant a chuté d’environ 40 % dans les ménages où au moins un adulte a perdu son emploi.
Dès le début de l’année, la CEPALC a prévenu que l’économie chilienne – et celle de la région régresserait de 6% en 2020. Cela se traduirait par la perte de plus d’un million d’emplois et une augmentation de la pauvreté absolue de près de 4%. Parallèlement, les chiffres de l’Institut national de la statistique (INE) ont montré que le taux de chômage en 2020 a atteint une moyenne de 10,7%, soit une augmentation de plus d’un tiers par rapport à 2019. Cette augmentation a été accentuée par le grand nombre de personnes qui ont quitté la population active, puis ont reporté ou ralenti leur recherche d’un nouvel emploi…faute d’emploi disponible.
Les transferts directs de soutien fiscal aux familles les plus sévèrement touchées sont arrivés excessivement tard et ont été traités de manière extrêmement bureaucratique. L’une de ces méthodes de transfert, consiste en une livraison unique de 500 000$ (environ 700 $ US) aux personnes dont le revenu mensuel moyen en 2019 était compris entre 298 833$ et 2 000 000$ (428 $ US et 2 864 $ US), et qui ont démontré une diminution de leur revenu d’au moins 20% par rapport aux six mois précédents.
Cette aide n’a cependant pas atteint la grande majorité des familles qui en ont un besoin urgent, en grande partie à cause de la lourdeur des procédures à suivre pour démontrer la conformité aux exigences, ou dans le cas des travailleurs informels, parce qu’ils ne sont pas en mesure de prouver leurs revenus ou leurs pertes (la majorité des travailleurs chiliens).
Un économiste chilien a fait remarquer à la BBC que « sur l’ensemble des dépenses fiscales effectuées au Chili, un peu plus de 3% sont des transferts monétaires aux familles ou aux personnes en situation d’exclusion sociale. »
En témoigne le fait que sur les 12 milliards de dollars américains qui avaient été mis de côté pour l’aide d’urgence, seul un peu plus d’un tiers a été dépensé l’année dernière. Face à cette situation, le gouvernement a décidé d’accorder un revenu familial d’urgence (RFE) de 100 000 dollars (143 dollars) par personne, pendant trois mois, pour les 80% les plus vulnérables économiquement dans chaque région (dont la demande nécessite une série de nouvelles procédures complexes).
Cette aide est clairement insuffisante, si l’on considère que le seuil de pauvreté fixé par l’État chilien est de 450 000 dollars chiliens pour un foyer moyen de quatre personnes. « Je suis trop riche pour recevoir une aide de l’État et trop pauvre pour demander un prêt à la banque » est une phrase couramment entendue de nos jours.
Face à l’avidité et à la lenteur du gouvernement, et au désespoir de la population, la demande d’accès à une partie de l’épargne-retraite aux mains des gestionnaires de fonds de pension a de nouveau été formulée (AFP).
Cette revendication a été mise en avant en juillet et décembre 2020, mais elle s’est heurtée à une résistance farouche du gouvernement, des «partis politiques de gauche et de droite», ainsi que de la classe capitaliste plus généralement.
Les travailleurs sont clairs : ils ne devraient pas avoir à utiliser leurs propres économies pour atténuer les effets de la crise systémique et pandémique aggravante. Ce sont plutôt les capitalistes qui doivent payer, en particulier ceux qui ont réalisé des profits monstrueux au cours de cette période de disette. Les profits du secteur bancaire, par exemple, ont atteint environ 1,59 milliard de dollars en 2020.
Dans un cas encore plus humiliant, en mai, trois des plus grandes AFP ont retiré des bénéfices équivalant à près de 211 millions de dollars US pour les distribuer à leurs actionnaires. Les grandes entreprises et leurs représentants politiques au gouvernement (de gauche comme de droite) ont cependant systématiquement refusé de mettre en œuvre une réforme fiscale temporaire pour collecter les fonds nécessaires à un revenu de base d’urgence qui permettrait aux gens de subvenir à leurs besoins minimums, laissant le retrait anticipé de l’épargne retraite comme option de dernier recours. Les travailleurs réalisent que – avec ou sans ce retrait anticipé – leurs pensions ne seront pas suffisantes pour vivre.
Cette demande populaire a été habilement reprise par une congressiste du parti humaniste, Pamela Jiles. Jiles est un caméléon politique et une opportuniste qui aspire à la présidence et qui a fait de cette campagne son principal sujet de discussion. Malgré l’opposition initiale des partis politiques traditionnels (de gauche comme de droite), la pression des masses et l’imminence des élections présidentielles (bidon) ont peu à peu affaibli la détermination des parlementaires de tous bords.
Même la majorité des députés et sénateurs de droite se sont rangés, l’un après l’autre, du côté de l’initiative législative soulevée par Jiles pour procéder à une modification temporaire de la constitution, permettant le retrait de 10% des fonds de pension.
Précisément parce qu’il s’agit d’une réforme constitutionnelle, prérogative exclusive de l’exécutif, le gouvernement et les patrons ont utilisé cette technicité pour s’opposer à la manœuvre parlementaire, et ont menacé à plusieurs reprises de saisir la Cour constitutionnelle (TC) pour la contester.
Au premier essai, accablé par une défaite au Congrès et par d’intenses protestations sous la forme de barricades et de caceroleos (taper la nuit sur des casserolles pour protester) généralisés, le président Piñera a signé à contrecœur le projet de loi sans recourir à la justice. Une mascarade gouvernementale pour dissimuler le pillage des fonds de pension des travailleurs par l’État «providence» totalitaire de «gauche-droite».
À peine les premiers 10 % avaient-ils été retirés que les seconds 10% étaient déjà en discussion au Congrès Étatique bourgeois. Dans une tentative ratée de montrer ses muscles, Piñera a décidé de le bloquer au Tribunal Constitutionnel, qui – sans surprise, étant donné la partialité politique de ses membres – a accepté l’appel présidentiel. Cependant, le gouvernement a dû céder une fois de plus à la pression des travailleurs et a fini par promouvoir son propre projet, pratiquement identique à celui qu’il avait contesté.
En avril, au milieu d’une grave deuxième vague d’infections bidon (causée en grande partie par l’ineptie et la politique de prestige du gouvernement lors de la gestion de la crise sanitaire), l’idée d’un troisième retrait de 10% des fonds de pension a trouvé un écho chez les congressistes qui l’avaient écartée il y a un an. Voilà que était l’objectif de la mascarade de la soi-disant 2e vague d’infections bidon…dépouiller les travailleurs de leur fonds de pension.
L’opposition de gauche comme de droite, suivie par le parti au pouvoir, contraint par la crainte d’une nouvelle explosion sociale égale, voire supérieure à celle d’octobre 2019, a massivement soutenu l’initiative. Le gouvernement a été mis entre le marteau et l’enclume pour la troisième fois consécutive.
Deux jours avant son approbation, le 20 avril, le gouvernement a soumis une nouvelle demande au TC afin d’arrêter le retrait, conscient que ce troisième projet de loi suffirait à faire s’effondrer non seulement le système de retraite, mais la Constitution elle-même, qui consacre le droit de propriété sur les droits du peuple.
Vendredi soir, des caceroleos généralisés et des barricades dans les rues se sont répétés dans tout le pays. Pendant ce temps, le syndicat des dockers du Chili a appelé à la grève dans 25 docks le lundi ; la Fédération des travailleurs du cuivre a été mise en alerte et envisageait une action ; et la Centrale unie des travailleurs du Chili (CUT), le plus grand syndicat du pays, a appelé à une « grève générale pour la santé » (sic – les pourris) le vendredi suivant.
Le courage et la détermination des dockers sont une source d’inspiration pour le reste de la classe ouvrière. Des barricades militantes et des blocages de routes se sont étendus tout le long du pays, faisant trembler tout l’establishment.
Il y a même eu des manifestations de solidarité internationale des travailleurs, lorsque le Conseil international des dockers a menacé d’un blocus mondial des cargaisons chiliennes.
Pendant le week-end, le gouvernement était nerveux, et le dimanche soir, il a organisé un spectacle avec des ministres et des candidats à la présidence de la coalition au pouvoir, qui a été télévisé au niveau national. M. Piñera y a annoncé que, bien que le gouvernement ne retire pas sa demande du Tribunal Constitutionnel (TC), il accepte de soumettre au Parlement son propre projet de retrait (limité) de 10 %, comme il l’avait fait précédemment( ?!…)
Mais les dés étaient déjà jetés et la manœuvre de Piñera s’est retournée contre lui. Mardi matin, le TC a annoncé le rejet du recours visant à stopper le retrait. L’après-midi même, Piñera, défait, a été contraint de présenter le projet de loi approuvé par le Parlement et de retirer le sien. Les événements ont montré que même ce dernier bastion antidémocratique, le TC et ses opérateurs politiques de gauches et de droites, n’étaient pas prêts à aller jusqu’à provoquer une nouvelle insurrection.
Le lendemain matin, des rivières d’encre coulaient dans la presse bourgeoise, pleurant la mort de la Constitution de Pinochet de 1980 et sa protection des principes économiques néolibéraux. Et ce, bien que la Constitution ait déjà été balayée lors du plébiscite d’octobre 2020, lorsque 79% des Chiliens ont voté en faveur de la convocation d’une assemblée constituante pour 2021 ! (fadaise démocratique bourgeoise ridicule et en trompe l’œil)
Les déclarations d’hommes d’affaires et d’économistes de droite (comme de gauche), qui ont prédit la destruction du système de retraite chilien et l’effondrement des marchés, n’ont pas été moins désemparées, bien que la performance réelle de la bourse ait été un pâle reflet de leurs prédictions apocalyptiques. Pendant ce temps, dans un état d’euphorie, Pamela Jiles a annoncé à la presse un quatrième et un cinquième projet de réquisition des fonds de pension des travailleurs!
Vendredi dernier, la symbolique Plaza Dignidad a été investie par la police, de peur que l’appel à la grève générale n’entraîne des manifestations violentes. Alors que la popularité du président est au plus bas, avec un taux d’approbation d’à peine 9 %, l’opposition « démocratique » bourgeoise – comme elle aime se faire appeler – a décidé de ne pas laisser tomber le gouvernement de Piñera.
Affichant leurs références « républicaines » et leur « attachement aux institutions », ils ont gelé un acte d’accusation constitutionnel qui visait à le destituer pour – entre autres – sa gestion épouvantable de la crise économique et sanitaire, et les graves violations des droits de l’homme qui ont eu lieu pendant l’insurrection d’octobre.
La présidente du Sénat, une chrétienne-démocrate, se positionne désormais comme une figure conciliante pour rechercher un consensus dans la relation brisée entre l’exécutif et le législatif, avec des clins d’œil à la CUT de gauche, capitalisant sur leur popularité dans les sondages.
Pendant ce temps, l’ancien juge espagnol Baltasar Garzón, la Commission chilienne des droits de l’homme, l’Association américaine de juristes et le Centro di Ricerca ed Elaborazione per la Democrazia ont envoyé une lettre à la Cour pénale internationale, lui demandant d’enquêter, d’accuser et d’ouvrir un procès contre Sebastián Piñera et ses collaborateurs civils, militaires et policiers, « pour crimes contre l’humanité commis de manière généralisée et systématique depuis octobre 2019 ». (Ils auraient pu inclure Macron, Castaner et autres pour la répression des Gilets Jaunes…)
Les vieilles et imposantes institutions érigées par Pinochet et ses collaborateurs néolibéraux pendant la dictature bénéficiant de la collaboration de la gauche électoraliste et démocratique bourgeoise, et soutenues par leurs partenaires de centre-gauche et de gauche, n’ont jamais été aussi instables. Ses piliers institutionnels (la présidence, le congrès, les tribunaux, les forces armées et de sécurité, la constitution et leur modèle de privatisation) ont été brisés par la force d’un certain nombre de coups portés par les masses populaires dans la rue et sur les lieux de travail et dans les quartiers.
Cependant, ces institutions sont toujours debout, soutenues par leur propre inertie et par de fragiles rustines appliquées par une classe qui refuse de céder ses privilèges. Elles ne s’effondreront que lorsque les travailleurs organisés se mobiliseront pour détruire l’appareil d’État bourgeois et établir le règne des travailleurs. La classe ouvrière et les masses ont déjà démontré leur volonté de lutter et leur force spontanée; ce qui manque, c’est une direction à la hauteur de la tâche.
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec