Décret sur le mont-de-piété.
Notre ami Avrial1 nous a mis sur les bras une affaire qui nous cause plus d’embarras qu’elle ne rapportera réellement de joie à ceux en faveur desquels il a présenté sa proposition.
Il s’agit de restituer à leurs propriétaires les effets engagés par eux au mont-de-piété2.
C’est une question des plus difficiles à résoudre, si l’on veut tenir compte des intérêts très complexes qui sont en jeu.
En apparence la solution la plus simple serait de liquider cette institution qui fournit à ses commissionnaires et à une foule d’autres sous-agents l’occasion de faire fortune en trafiquant de la misère des travailleurs et des petits commerçants.
Mais justement les prêts sont faits au moyen de dépôts provenant de petits capitalistes que, à moins de liquidation sociale complète, il serait assez injuste de dépouiller non pas seulement aux bénéficiaires prolétaires, mais surtout au bénéfice de bon nombre de leurs exploiteurs qui, eux aussi, ont eu recours aux prétendus services usuraires de cette « pieuse » institution.
Ainsi le nombre des articles sur lesquels il a été prêté des sommes variant de deux cents à cinq mille francs, c’est-à-dire d’une valeur supérieure à celle des objets dont disposent généralement les ouvriers et même les employés, s’élève en ce moment à vingt-sept mille et le montant des sommes auxquelles ces articles servent de gages à dix-huit millions.
Il y a, à cette heure, dans les magasins du mont-de-piété, deux millions deux cent mille articles engagés pour une somme de quarante-neuf millions de francs dont plus de la moitié a été prêtée à des personnes plus ou moins aisées, mais qui à coup sûr ne sont pas des prolétaires.
Fallait-il, comme nous l’avons déjà fait à propos des loyers, réserver d’injustes largesses à des gens n’y ayant aucun droit ?
Allions-nous fournir ainsi un heureux coup de filet à tous les acheteurs de reconnaissances du mont-de-piété, devenus à vils prix seuls propriétaires des effets dont on nous invitait à décréter la reprise gratuite ?
Que la Commune, triomphante, crée un état économique nouveau permettant aux travailleurs de n’avoir plus besoin de recourir à d’aussi misérables ressources, rien de mieux. Il faut espérer qu’on en viendra là3.
Mais que par une sentimentalité par trop naïve nous enrichissions cette foule de spéculateurs sans vergogne auxquels le mont-de-piété a donné naissance, ce serait plus qu’odieux : ce serait inepte.
Et, dans ce cas même, à moins d’ouvrir toutes grandes les portes des magasins et de laisser à tout venant le droit de reconnaître et de reprendre sans contrôle ce qu’il a engagé, il faudrait, même en n’y épargnant pas le personnel nécessaire, un temps encore considérable pour opérer la restitution des deux millions deux cent mille articles qui s’y trouvent.
Après plusieurs discussions démontrant que la question ne pouvait être ainsi tranchée au pied levé, il a été décidé qu’on délivrera seulement les objets engagés jusqu’à concurrence d’une somme de vingt francs (ce qui représente encore plus de dix-sept cent mille articles), et à la condition expresse que tout bénéficiaire du décret devra prouver qu’il est bien l’engageur de l’article à restituer.
Comme il est matériellement impossible d’opérer la délivrance autrement que par séries, il a été décidé, par la commission des Finances, que ces séries seraient désignées par voie de tirage au sort chaque semaine, et j’ai été chargé de cette besogne plus ennuyeuse que vraiment utile dans les conditions où elle peut seulement s’effectuer.
Comme conséquence première de cette mission, je suis littéralement bombardé de lettres et de visites – à mon domicile – car nombre de gens oubliant que le tirage au sort en doit seul décider, veulent à toute force avoir droit à un « tour de faveur ».
Beaucoup de petites dames, notamment, qui ont eu des « malheurs » depuis la guerre, me font l’honneur de me demander une entrevue pour m’expliquer leurs droits.
Comme je ne suis guère chez moi, elles sont généralement reçues par ma femme – victime innocente du perfide Avrial.
Cela paraît défriser quelque peu les solliciteuses, qui ignoraient certainement que je fusse marié… et surtout d’un âge déjà trop respectable, hélas!
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Augustin Avrial (1840-1904): ouvrier mécanicien, membre de l’Internationale et de la Commune, il fait partie de la minorité opposée au Comité de salut public. Au cours de la Semaine sanglante, il se distinguera à la défense des barricades, notamment au Château-d’Eau. Pendant la répression, il se réfugiera à Londres.
2 Institution charitable qui prêtait de l’argent gratuitement (à l’origine) ou à des taux modiques, moyennant un gage. Il fut créé en Italie au XVe siècle, sous l’impulsion de religieux franciscains, dans le but de combattre les taux d’intérêt usuraires (jusqu’à 130%) pratiqués à l’époque. Fondé en France au XVIIe siècle, il est supprimé par le Parlement en 1644, après la mort de Richelieu et de Louis XIII, sous la pression des usuriers, et n’est rétabli qu’en 1777 par Louis XVI. Au XIXe siècle, les activités du mont-de-piété vont s’élargir au-delà du cadre de la stricte charité, jusqu’à sa transformation, en 1918, en caisse de crédit municipal, véritable établissement bancaire.
3 150 ans après la Commune, nous savons, irrévocablement, qu’il ne s’agit pas de créer un état économique nouveau visant à améliorer la situation des travailleurs, mais bien d’abolir le travail et l’économie afin d’enfin retrouver notre véritable humanité. En 1871, Marx avait déjà posé la nécessité historique de cet objectif d’émancipation totale depuis de nombreuses années, mais, en ce temps où le Capital était encore dans sa phase de domination formelle, en pleine ascension accélérée vers sa domination universellement réalisée, les communards parisiens ne pouvaient concevoir l’aboutissement terminal du devenir de leur propre passion révolutionnaire…
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