Femme active dans le monde du théâtre depuis les années 1970, Pol Pelletier ne cesse de se faire la porte-parole de l’inconscient collectif québécois. Depuis la fin des années 1980, elle a créé et enseigné une méthode qui permet de développer une présence forte et authentique à soi et au monde. En février dernier, elle a publié Tragédie aux éditions de la Pleine lune. Cette pièce, présentée d’abord en 1999 pour souligner les dix ans de la tuerie de Polytechnique, cherche à révéler notre rapport morbide avec le féminin. Le Verbe l’a rencontrée pour discuter du rôle des artistes et de la blessure québécoise.
Qu’est-ce que vous entendez par le « féminin » ?
Quatre choses : la fragilité, le corps, l’inconscient, la souffrance.
Ça me désole de voir que beaucoup de femmes préfèrent aujourd’hui la force, la raison et la performance, ce que j’appelle les trois caractéristiques du patriarcat, et qui sont l’absolu contraire du féminin. Ce dernier est de plus en plus fort. Nous semblons avoir convaincu l’humanité qu’en allant de son côté, tout le monde allait être millionnaire, que tout le monde serait riche, heureux, aurait trois chars. Ça ne marche pas.
C’est cette indignation qui vous a poussée à vouloir faire du théâtre ?
Mon inspiration pour faire le théâtre que j’ai fait, c’est la révolte, c’est une brulure : « Non, je ne veux pas vivre dans un monde comme celui-là. » Non ! Je vais faire un théâtre qui va le faire éclater, qui va le changer. Mais une artiste de la scène ne peut pas véritablement transformer les gens si elle ne fait que dire son texte sans avoir une pleine conscience, dans toutes les dimensions de son être, de ce qu’elle est en train d’émettre. C’est un grand sujet, que j’appelle les lois de la présence ; j’ai pris des années à les découvrir.
Nous manquons sérieusement de pratique d’intériorité.
Ce dont je parle, c’est l’être. La vaste majorité des êtres humains n’ont aucune idée de ce qu’est l’« être ». Ça se manifeste comment ? Où allons-nous le chercher ? C’est quelque chose d’invisible qu’on ne peut découvrir sans une démarche spirituelle.
C’est quoi, selon vous, une démarche spirituelle ?
C’est une personne qui cherche l’invisible, qui cherche quelque chose qui ne peut pas se réduire à l’apparence ou à la matière. C’est pourquoi le métier d’artiste ne peut pas se réduire aux costumes ou aux paroles. L’art peut être une voie royale pour cette quête de l’esprit, du surnaturel, du transcendant, etc., selon les mots qu’on utilise.
Je suis une pédagogue passionnée parce que c’est la plus grande joie de mon existence que de voir quelqu’un prendre possession de son être. Quand une personne renfermée et limitée tout à coup devient présente, celle qui est témoin de cette transformation est obligée de reconnaitre l’existence de l’invisible, parce qu’il ne s’est rien passé en principe, mais tout d’un coup la personne change et elle n’a rien fait, elle s’est simplement unifiée. La dualité s’est arrêtée.
Cet article est tiré de notre magazine du mois de mai. Pour le consulter en version électronique, cliquez ici.
L’état de présence, l’une de ses caractéristiques, c’est le silence dans la tête. Il n’y a pas de place pour le calcul constant. C’est l’amour de la vérité et de la beauté, cette brulure, qui pourrait être une définition pour moi de la démarche artistique.
Un vrai pédagogue, comme Socrate, il te révèle à toi-même – « connais-toi toi-même » –, son processus fait que désormais tu possèdes ta pensée, tu n’es plus victime de ta société, de ton inconscient. Il y a une lumière qui s’allume en toi, tu retournes à ta source. Ça prend une attention, une humilité et des maitres pour t’aider à rester dans cet état et écouter le trouble, les mensonges qui apparaissent…
Imagine quand quelqu’un sait faire ça sur une scène !
Le féminin est intimement lié à la vie spirituelle aussi, non ?
Oui, c’est l’importance de l’intériorité par opposition à l’extériorité. Nous manquons sérieusement de pratique d’intériorité. D’ailleurs, l’une de mes trois directives pour entrer en état de présence, c’est de mettre son attention à l’intérieur, d’arrêter de vouloir contrôler ou tout calculer ce qui est à l’extérieur de soi. Je vois des miracles chez les gens quand ils font ça.
La destruction qui sévit sur la planète en ce moment est due, à mon avis, à une trop grande densité de souffrance refoulée. Si tout le monde avait une vie spirituelle, nous pourrions vivre mieux, parce que tout le monde aurait une ressource intérieure, un silence intérieur, sa lucidité. Observons notre souffrance, qui est la troisième caractéristique du féminin.
Ce manque de silence intérieur aurait-il quelque chose à voir avec la détresse psychologique présente au Québec ?
Nous sommes un peuple très douloureux, très autodestructeur. Notre complexe fondateur, c’est le complexe de la défaite. Nous sommes défaites et défaits. Voilà notre histoire.
La caractéristique principale des Québécois est la honte. Dans mes ateliers, j’ai entendu plusieurs fois des hommes dire ou démontrer qu’ils avaient honte d’être Québécois. La honte, c’est une émotion difficile à définir, elle est plus complexe, plus dense que la culpabilité. En fait, c’est davantage un état qui proclame que tu ne devrais pas exister.
Sur les photos des anciennes familles au Québec, tout le monde a un air sévère. Nous sentons que, dans ces maisons-là, personne ne parlait, parce que six mois d’hiver avec 10, 15, 20 enfants enfermés, il fallait à tout prix éviter les chicanes ; quelqu’un aurait pu tuer, blesser, casser. Puis le père n’est pas là, et quand il revient du bois après six mois de buchage, il ne parle pas plus, puis la mère non plus, puis les enfants non plus. Tout le monde se tait.
Au Québec, la parole est un interdit, il est très difficile pour nous de parler. L’impuissance, la défaite. Il est défait, il n’y arrive pas… Nous pratiquons l’autodestruction férocement, ne pouvons pas accepter que notre parole s’impose, soit pleinement incarnée, ait une force de rayonnement.
Mais il y a quelque chose d’intéressant dans cette situation… Nous n’arrivons pas à être véritablement « forts », à jouer au boss. Nous le faisons, mais un peu mal, nous ne sommes pas très très doués, il y a quelque chose de maladroit. Et c’est ce qui fait, je crois, que le Québec est profondément féminin : nous faisons les choses autrement, avec moins de violence. Quelque chose est à l’œuvre dans l’ombre au Québec. Un mystère à révéler.
Mais est-ce que le masculin est en soi négatif ? A-t-il un rôle à jouer ?
Oui, il y a un bon masculin, comme il y a un mauvais féminin. La dimension « protection » de l’identité masculine, quand elle s’empare d’un homme, est vraiment très belle. Le sentiment de sécurité que nous ressentons à ce moment-là, la bonté, le calme. Par contre, la plupart des hommes obéissent presque uniquement aux lois biologiques, qui peuvent être très destructrices. Il faudrait qu’ils aient la capacité de choisir consciemment des dimensions nobles, comme la protection.
S’il y a tant d’hommes qui violent des femmes pendant les guerres, c’est parce qu’ils n’ont pas le choix, c’est lié à un instinct biologique. C’est comme ça qu’ils établissent leur territoire, leur pouvoir. S’il y en avait seulement quelques-uns qui y réfléchissaient…
Le sujet de la violence en général, et en particulier la violence faite aux femmes et aux enfants, c’est central. Moi, si je vis encore, c’est pour que ce ne soit plus possible. La sexualité masculine est fortement liée à la violence. C’est bouleversant de connaitre le nombre de cas de pédophilie. J’en suis une victime. Je devrais être à l’asile… Heureusement, il y a des miracles.
Votre révolte, elle part de ces évènements ?
Comme j’ai été très abusée par un prêtre autour de trois à cinq ans, je portais énormément de honte. Si je continue à vivre, c’est parce que ce poids tellement lourd a été levé. Évidemment, pendant longtemps, la victime cache sa honte. Ça prend toute une vie à identifier, à guérir.
On ne sent pas que vous êtes amère, revancharde…
Non, c’est drôle, je suis de plus en plus légère, gaie. Une de mes obsessions, c’est la parole. J’ai observé la puissance transformatrice de la parole dans mon enseignement auprès de plus de 4000 personnes. J’ai mis au point une technique de passage à la parole vraie : si une personne dit vraiment, avec tout son être : « Je veux mourir », par exemple, il y a quelque chose qui se passe dans le fait d’entendre les mots sortir de notre bouche, de les accepter. Le plus intéressant est ce qui se passe dans l’inconscient. La fréquentation de l’inconscient est essentielle. La parole est une voie royale. Ça ne veut pas dire de parler beaucoup, mais qu’un ou deux mots sortent qui font partie de notre être le plus intime, il y a ensuite une relaxation qui se produit.
Je crois que, sans dimension spirituelle, la vie n’a aucun sens. Regardons l’histoire des peuples, ils refont toujours les mêmes erreurs. Alors, si une personne a un tempérament un peu vif, comme moi, elle se dit : « Engageons-nous, écrivons, faisons quelque chose. » Puis un jour, elle se rend compte que ça ne sert absolument à rien. L’humanité continue à faire les mêmes affaires. Elle meurt le cœur plus ou moins brisé, plus ou moins résigné, comme bien des femmes que j’ai connues qui ont subi des agressions.
Le vrai changement ne vient donc pas de l’action militante ?
Il faut que le changement se fasse d’abord à l’intérieur de chaque être humain et que chacun puisse dire : « Moi, je ne suis plus capable de faire du mal, ou du moins ma vigilance en ce sens est grande. » Les humains se blessent verbalement, atrocement, certains tuent, brisent, mutilent, entrent de force dans le corps d’une autre humaine… Je suis très consciente que les gens qui vont jusque-là souffrent beaucoup et que c’est le cycle de la violence et de la vengeance qui se perpétue. Il faut que ça arrête !
Il n’y a rien de plus important que la bonté, et c’est la parole qui va nous sauver.
Pour aller plus loin :
+ Tragédie, Éditions de la Pleine lune, 2021, 176 pages.
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Source: Lire l'article complet de Le Verbe