Cette « Lettre ouverte à nos gouvernants » du 8 avril 2021 par des généraux en deuxième section ou en retraite mais aussi par des nombreux cadres retraités ou de réserve, quelques officiers d’active fait polémique. Je me suis exprimé pour ma part sur ce point le 28 avril sur une radio où j’interviens régulièrement : France : des militaires s’invitent dans le débat politique – Medi1Radio).
L’instrumentalisation politique malsaine d’une tribune d’expression.
Il n’en reste pas moins que l’annonce de sanctions contre des officiers d’active signataires ne peut pas laisser indifférent surtout parce que des politiciens instrumentalisent et dénaturent le texte dans leur crainte panique face à une arrivée possible de Marine Le Pen au pouvoir. Nul doute d’ailleurs que, par son appel aux signataires qui n’ont pourtant pas signé une tribune de soutien à un parti politique, Marine le Pen a une lourde responsabilité dans les suites données potentiellement à cette affaire. Ne doutons pas qu’elle saura aussi instrumentaliser la polémique. De même, l’initiateur de la Tribune n’avait-il pas pour responsabilité de protéger les signataires d’active, au moins de les informer sur les conséquences éventuelles d’une mauvaise interprétation de la Tribune ?
Nous savons aussi comme fonctionnent les personnes politiques de notre pays. Ainsi, la gauche extrême avec JL Mélenchon voit dans cette tribune un appel à l’insurrection alors qu’il a été le premier depuis plusieurs mois à évoquer « l’insurrection citoyenne ». Les anciens de gauche reconvertis en LREM condamnent, les Premiers ministres de droite maintenant au centre dénoncent, la droite attaque l’extrême-droite et appelle à la neutralité des armées. Comme dans toute crise majeure dans notre pays, les militaires « légalistes » appellent à la discrétion. L’officier a toujours été confronté à sa conscience, 1940, 1961 pour ne citer dans l’actualité de 2020-2021 que deux exemples mais « Trois siècles d’obéissance militaire », ouvrage du maréchal Juin, publié en 1964, montre que les militaires sont loyaux, non putschistes sauf peut-être avec un Bonaparte (18 brumaire et 2 décembre 1851) que nous n’avons pas aujourd’hui.
En bref, des militaires en retraite ou d’active expriment leur ressenti face au risque de l’implication de l’Armée pour répondre à un désordre majeur sur le territoire national. Cette prise de position représenterait une atteinte à la neutralité des Armées et finalement une menace pour la République avec cette ignorance de beaucoup que les forces armées, forces de troisième catégorie, agissent sur réquisition du pouvoir politique (Cf. Instruction interministérielle du 14 novembre 2017) et que rien dans la tribune ne laisse apparaître une déviation par rapport à la loi.
Qu’y-a-t-il donc dans ce texte adressé « aux gouvernants » (https://www.place-armes.fr/blog), donc à ceux qui sont en place aujourd’hui, qui justifierait une telle virulence et désormais une attitude répressive contre les quelques lampistes d’active ? Faut-il condamner cette position collective citoyenne d’experts finalement agissant comme des lanceurs d’alerte et exprimant une inquiétude largement partagée par la majorité des citoyens : émeutes dans les banlieues, attaques contre les forces de sécurité (gendarmerie, police, pompiers…), terrorisme islamique mais surtout des lois qui existent et ne sont pas appliquées avec l’exemplarité attendue pour la sécurité de tous… Si demander que les lois soient appliquées représente un signe d’extrémisme de droite, cela pose question.
Le politique voudrait donc que ces citoyens français investis hier ou aujourd’hui d’une parcelle d’autorité au service de l’État se taisent alors qu’ils voient par exemple soir après soir dans les journaux télévisés la société française se déliter ? Le personnel militaire d’active et en retraite appartient à une institution dont la caractéristique est de garantir en dernier recours le fonctionnement optimal de l’État, d’un État qui protège et qui permet à une société dans son ensemble de vivre dans la paix. Est-ce une atteinte à la neutralité politique des Armées ?
Un rappel sur la liberté d’expression dans les armées
Je rappellerai l’article L4121-2 du code de la défense issu du statut général du militaire voté par nos élus en 2005.
« Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression. (…) Indépendamment des dispositions du code pénal relatives à la violation du secret de la défense nationale et du secret professionnel, « les militaires doivent faire preuve de discrétion pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. En dehors des cas expressément prévus par la loi, les militaires ne peuvent être déliés de cette obligation que par décision expresse de l’autorité dont ils dépendent. »
Or, à la lumière de ce texte, en quoi la Tribune dite « des généraux » laisse-t-elle apparaître une quelconque faute des signataires justifiant une sanction surtout à une époque où tout un chacun ou presque peut déposer un recours jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme…
La « grande muette », terme redevenue d’actualité, n’existe plus depuis longtemps mais les politiques ne le savent pas encore. Tout a été fait pour que les militaires puissent s’exprimer depuis leur professionnalisation mais aussi pour préserver les valeurs républicaines au sein des armées afin d’éviter les dérives extrémistes de droite, une grande obsession des politiques qui dissimule les vraies menaces. Les officiers sont incités à écrire et à publier depuis bien longtemps.
Pour ma part, avec quelques camarades et à mes différents grades, commandant, lieutenant-colonel puis colonel, j’ai subi au cours de ma carrière ces attaques contre les écrits d’officiers qui évoquaient simplement des réflexions différentes de celle des « sachants » y compris sur les questions de sûreté intérieure sinon sur les rapports entre les politiques et les militaires. Je pensais révolu aujourd’hui cette restriction de la liberté d’expression qui ne vise jamais la remise en cause de l’État, encore moins de la République. Paradoxe, la haute hiérarchie militaire et l’École de guerre, étape incontournable pour devenir colonel, sinon général après un concours sélectif, ne cessent de proclamer depuis une quinzaine d’années que les officiers d’active doivent s’exprimer.
Une situation d’exception, sinon discriminatoire pour les militaires ayant rejoint la vie civile ?
Derrière l’argument qu’on a été officier « un jour », faut-il faire taire à vie ceux qui ont quitté le service actif, c’est-à-dire qui sont redevenus citoyens civils ? Si oui pour quelles compensations face à cette restriction des libertés individuelles auxquelles chaque citoyen peut normalement prétendre en démocratie ? Ne serait-ce pas une discrimination de plus dans une société qui ne cesse de les combattre ? Deux poids, deux mesures ?
Un régime d’exception reste de fait en vigueur pour les militaires ayant quitté le service actif. D’aucuns évoqueront pour les généraux (2S) les rares avantages qui disparaissent de toute façon à 67 ans. Et à part cela ? Les généraux « Terre, Air, Mer, Gendarmerie » sont poussés à la retraite avant 60 ans et donc contraints à trouver un nouvel emploi dans le civil alors que leur expérience aurait pu être profitable dans nos administrations, à la différence de ces hauts cadres installés dans les rouages du pouvoir jusqu’à un âge bien plus avancé ? En activité, les généraux sont-ils associés réellement à la gouvernance de l’État, bien souvent plutôt en poste d’« adjoint » d’un civil dans les grandes directions ? Non. Cette exclusion conduit donc à la normalisation du comportement des militaires dès qu’ils ont quitté l’institution. En effet, pourquoi s’imposer des contraintes sans compensation réelle comme d’ailleurs cela fonctionne dans la société civile en général ? Au nom d’un statut dont on comprend mal alors l’intérêt à la retraite ?
Ce manque de respect, sinon ce mépris notamment envers les généraux et les militaires, est palpable depuis de nombreuses années dans une partie de la classe politique sauf en temps de crise bien entendu. Ce déclassement du positionnement social de l’officier général voulu par le politique a conduit au délitement progressif de cette adhésion au « système ». D’ailleurs qui communique pour les armées sauf pour les opérations ? La confiscation de la parole s’accroît depuis 1998. Désormais un porte-parole civil auprès de la ministre des Armées s’ajoute depuis 2021 au service officiel de communication du ministère des armées dont c’était la mission, certes aussi dirigé par un personnel civil depuis 1998. Une armée respectée, protégée, associée raisonnablement à la gouvernance, traverse le temps politique, assure la permanence de nos institutions et reste neutre pour être légitime lorsqu’elle s’exprime.
En outre, au sein des armées, hier et aujourd’hui pour une partie des plus anciens « vieille école », se taire parce que l’on a été un « grand » serviteur de l’État justifiait, justifie une soumission au nom d’un loyalisme total à l’État. Hier, cela se concevait sans difficulté. Aujourd’hui, ce déclassement notamment des officiers généraux a affaibli un lien érigé jusqu’à présent comme un dogme anachronique qui s’effrite donc au grand désarroi des politiques.
En revanche, constatons qu’année par année le sondage annuel CEVIPOF place toujours les armées parmi les deux institutions les plus respectées par les Français. Les élus et les policiers appellent à l’aide à chaque difficulté les militaires spécialistes de la gestion de crise et des organisations en situation intérieure dégradée sauf bien sûr en temps de pandémie, comme nous avons pu le constater jusqu’il y a peu.
Reste la question des sanctions demandées par la ministre des Armées au général Lecointre, chef d’état-major des armées. Pour les officiers d’active, il sera intéressant de lire le motif d’une telle mesure déjà tellement difficile à obtenir d’un fonctionnaire en temps normal lorsqu’il a commis une faute avérée. Un militaire n’ayant commis aucune faute objective serait donc plus facile à sanctionner au moins publiquement. N’oublions pas cependant les sanctions internes discrètes qui existeront de toute façon : mutation, affectation à des postes marginaux, notations, avancement…
Quant aux généraux (2S), attendons de voir. Compte tenu des prises de position d’un certain nombre d’entre eux qui s’expriment déjà mais pas dans le cadre de la « Lettre aux gouvernants », toute mesure disciplinaire pourrait s’avérer délicate. Caisse de résonance potentielle, quel serait alors leur poids sur le débat public ? Interdire le port de l’uniforme ? Cela sera au détriment des cérémonies patriotiques, seules réelles occasions de porter son uniforme pour la plus grande satisfaction des élus et au profit du lien entre l’Armée et la Nation sur un territoire militairement désertifié. D’aucuns verraient bien aussi l’interdiction de toute référence à son grade militaire en cas de prise de position. Sans doute applicable alors à tout « ancien » président de la République, Premier ministre, député, présidents d’associations les plus diverses ? « Avoir été » donne la légitimité de s’exprimer et d’avoir une position, n’en déplaise à certains.
Pour conclure
Je ne pense pas que le pouvoir politique sortira indemne de cette crise. L’affaire du général de Villiers en juillet 2017 (Cf. mon billet du 23 juillet 2017 « Polémique entre le président de la République et le chef d’état-major des armées : décryptage et enseignements ») avait déjà profondément heurté les armées et l’opinion publique qui semble aussi partager en grande partie la Tribune des généraux. Je remarque aussi que le président de la République, chef des armées, s’est gardé pour l’instant de prendre position publiquement. A un an de l’élection présidentielle, il sera intéressant de constater de l’impact qu’aura donc cette nouvelle affaire.
Quant aux armées, je me demande quand même si l’institution militaire n’aurait pas intérêt à être modérée dans les mesures à prendre. Neutre et apolitique, doit-elle entrer totalement dans le jeu des gouvernants et ne doit-elle pas assumer son rôle d’interface modératrice entre les militaires et le politique ?
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NB. Mes billets sur concernant la liberté d’expression :
- 18 février 2019 : La guerre, une chose trop sérieuse pour la laisser… faire par ceux qui ne la connaissent plus ?
- 15 mai 2016 : De la droite, de la défense nationale et de la liberté d’expression des généraux
- 08 mai 2016 : Pour le 8 mai, commémoration d’une victoire … et liberté d’expression des militaires
- 1er février 2015 : Faut-il sonner le tocsin ? Des généraux, lanceurs d’alerte ignorés ?
- 3 octobre 2011 : La liberté d’expression des militaires d’aujourd’hui
François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014.
Il est expert des questions de doctrine sur l’emploi des forces, sur les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, à la contre-insurrection et aux opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012.
Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone.
Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence dans plusieurs universités.
Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d’influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque.
Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale.
Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde depuis août 2011, il a rejoint depuis mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
Source : Théatrum-Belli
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