Du 24 au 25 avril 1915, environ 600 notables arméniens de Constantinople sont arrêtés, déportés et massacrés. Ainsi débute le premier génocide du 20e siècle qui, jusqu’en 1923, fera 1,5 million de morts. Chaque printemps, les Arméniens se souviennent qu’on a voulu les exterminer, laissant cinq générations profondément marquées. D’autant plus que, un siècle après les évènements, leur bourreau, le gouvernement turc, nie toujours. Regard sur cette page d’histoire à travers la mémoire de deux Arméniens.
« Mon arrière-grand-père, qui était le pacha (maire) de la ville de Marache et député au Parlement turc, a eu la tête tranchée. Ils l’ont mise sur une épée et ont fait le tour de la ville pour terroriser la population », me raconte le frère Gabriel de Chadarevian, dominicain du Canada.
C’est sa grand-mère, survivante du génocide, qui a raconté à ses enfants et petits-enfants ce dont elle a été témoin : des hommes décapités, des femmes violées, vendues ou qu’on a éventrées pour tuer leur bébé, d’autres qui mourraient de faim ou qui se jetaient dans le fleuve ou en bas des falaises pour échapper aux soldats turcs.
Voilà quelques-uns des supplices infligés à tous les chrétiens arméniens, grecs et assyro-chaldéens qui étaient déportés dans des camps ou forcés de marcher dans les déserts brulants.
Le frère Gabriel poursuit : « C’est avec ces récits d’horreurs qu’ont grandi les Arméniens de ma génération. La haine qui a été nourrie est presque normale. Quand j’entendais la langue turque plus tard, à l’université, j’avais la chair de poule tellement je ressentais de haine ».
La porte du désert
Le journaliste français Krikor Amirzayan, comme le frère Gabriel, est né à Alep. Cette ville de Syrie, faisant autrefois partie de l’Empire ottoman, était le point d’arrivée de la route du désert.
C’est là que la première génération des déportés, accueillis dans des orphelinats catholiques et protestants, a pu recréer la communauté arménienne, dont les 2/3 ont été décimés. Il vit maintenant en France où, par ses articles et caricatures, il milite pour la reconnaissance du génocide ailleurs dans le monde et, surtout, en Turquie :
« On ne peut pas avancer comme peuple. 106 ans après, toutes les familles arméniennes sont marquées. Il y a un déni de mémoire, de l’histoire, qui ne passe pas. L’assassin court toujours, il n’y a pas eu de justice réelle. On a perdu notre pays, notre patrimoine immobilier, culturel, tout. Tout ça nous reste dans le cœur, dans la mémoire. Nous avons un sentiment d’injustice latent. »
Première nation à être devenue chrétienne en 301, l’Arménie a généré une culture riche, notamment un alphabet de 38 lettres. Contrairement au reste des Ottomans, qui étaient surtout des fonctionnaires et des paysans, les Arméniens ont formé un peuple éduqué, de commerçants et de docteurs. Ils ont bénéficié d’un enrichissement culturel et commercial hors du commun étant donné la place stratégique de leur territoire ancestral (dix fois plus grand qu’aujourd’hui) entre l’Anatolie et la Russie.
Dans la musique populaire d’aujourd’hui, on connait bien Charles Aznavour, Cher ou le groupe rock System Of A Down qui, chacun à leur manière, ont fait rayonner la cause arménienne.
C’est sans aucun doute cette situation privilégiée qui suscitera la convoitise des Ottomans (aujourd’hui les Turcs) à s’en prendre à eux. Pour Krikor Amirzayan, ils sont le peuple « le plus lésé de l’histoire ». Déjà en 1895-1896, le sultan Abdülhammid II a massacré environ 250 000 Arméniens. De nouveau en 1909, la République turque naissante en a éliminé environ 30 000.
Devoir de mémoire
Le génocide arménien est aujourd’hui reconnu par une trentaine de nations, occidentales pour la plupart, dont le Canada, la France, l’Australie et les États-Unis depuis quelques jours.
Certains historiens avancent que si le génocide arménien avait été reconnu et condamné plus tôt, Hitler n’aurait sans doute pas pensé réaliser la Shoah impunément : « Qui se souvient aujourd’hui du massacre des Arméniens ? » aurait-il dit à ses généraux.
C’est d’ailleurs en référence aux Arméniens que Raphaël Lemkin a intégré le concept de « génocide » au procès de Nuremberg.
Mais pour Krikor Amirzayan, « le génocide de 1915 n’est pas seulement un fait de l’histoire, mais un fait d’actualité, car nous en avons toujours les conséquences. Aujourd’hui encore, des Turcs prétendent que ce génocide n’a pas existé. Avec la guerre récente au Haut-Karabagh, l’Europe se rend compte que l’État turc est toujours hypernationaliste et qu’il pourrait encore aujourd’hui commettre de telles atrocités ».
Selon le journaliste, même si la Turquie cessait de nier et qu’il y avait dédommagement, le traumatisme, lui, ne passerait pas. Et encore, une demande de pardon ou l’argent ne pourrait réparer les morts, les chocs psychologiques, la mémoire, etc.
« On doit faire le deuil de tout ça. C’est ce deuil qui est le plus difficile. Parce que financièrement, on n’a pas tellement d’attentes. Territorialement, on peut peut-être reprendre possession de quelques endroits, mais on ne peut pas non plus chasser les gens qui y vivent maintenant. C’est le temps peut-être qui finira par faire oublier, dans 10-20 générations. Mais attention, les Arméniens sont un peuple chrétien, ils ont une mémoire très longue. Ils laissent faire le temps et quand le temps est favorable, ils agissent. Pas par vengeance, mais parce que ce sont des justiciers. »
L’improbable pardon
« Contre le peuple turc, nous n’avons aucune haine. Ils ont été éduqués dans l’idée que les Arméniens leur avaient menti, les avaient trahis. L’éducation peut changer. Par contre, les dirigeants sont des monstres de l’histoire », affirme Krikor.
De son côté, le frère Gabriel témoigne que sa « chape de haine » à l’égard des Turcs est tombée quelques années après sa rencontre avec le Christ.
Alors qu’il résidait dans un monastère pour ses études doctorales, on lui a présenté un autre étudiant en visite. « Celui-ci s’est introduit comme Turc en disant qu’il savait que j’étais Arménien. À ce moment-là, j’ai figé. Il a poursuivi en disant qu’il connaissait les horreurs que son peuple avait commises et il m’a demandé pardon en son nom personnel et celui des siens ».
Comme catholique et dominicain, le frère Gabriel dit comprendre, sans pour autant l’approuver, la haine que peuvent éprouver les Arméniens à l’égard des Turcs. Mais, en bon théologien, il sait que la grâce opère sur la nature. Comme le gouvernement turc n’a montré aucun geste de repentir jusqu’à maintenant, la grâce peut selon lui être empêchée d’agir par les blessures causées par un tel déni de la réalité.
« Immanquablement, la conversion à Jésus-Christ et à son Évangile nous tourne vers l’autre, et cet autre peut-être même ton ennemi. Le Seigneur a dit : “aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent”, mais c’est très difficile », précise le frère Gabriel.
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Tous les matins à Erevan, la capitale de l’Arménie, il est possible d’observer l’antique mont Ararat. Même s’il est visible sur la monnaie et les billets arméniens, il appartient désormais à la Turquie. C’est là où, selon la Bible, l’arche de Noé se serait échouée.
S’il avait un souhait, M. Amirzayan aimerait surtout que le mont Ararat puisse de nouveau appartenir aux Arméniens. Selon la croyance populaire, les âmes des victimes du génocide y reposeraient. Là où la neige est éternelle.
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