L’auteur est constitutionnaliste
Le jugement du juge Blanchard de la Cour supérieure sur la Loi sur la laïcité de l’État (la loi 21) est davantage idéologique que judiciaire. Les juges fédéraux ont, en matière constitutionnelle, une mission politique : empêcher le peuple québécois d’exercer librement son droit de disposer de lui-même, qui est pourtant garanti par la loi 99 qui a été validée il y a quelques jours par la Cour d’appel.
Dans les faits, lorsque le peuple québécois, par l’intermédiaire de son Assemblée nationale, cherche à donner un contenu concret à l’exercice de ce droit dans le cadre canadien, ses efforts sont sabotés par des juges nommés uniquement par Ottawa, en violation de l’exigence d’impartialité institutionnelle maintes fois évoquée par ces mêmes tribunaux lorsqu’il s’agit de leur surveillance d’instances inférieures mises en place par l’État subordonné québécois.
Ces juges fédéraux n’ont même pas la légitimité d’avoir vu leur nomination approuvée par le Parlement canadien, contrairement à leurs confrères américains dont la nomination est soumise au vote du Sénat. Dans le sport professionnel, on n’accepterait pas qu’une équipe impose ses arbitres et son livre des règlements à une autre. On accepterait encore moins qu’il soit suffisant que de tels arbitres nous assurent de leur bonne foi. En droit canadien, c’est la réalité usuelle.
Le juge Blanchard ne livre le fond de sa pensée sur la loi 21 qu’au paragraphe 1096, qui se trouve à la page 232 d’un jugement qui en compte 240 :
« Il ne fait aucun doute que la Loi 21 comporte des effets inhibiteurs importants et qu’elle empiète lourdement sur les droits à la liberté de conscience et de religion. »
Cette phrase fait partie d’un long développement sur le caractère déraisonnable de la loi, qui n’était nullement nécessaire puisque le procureur général du Québec n’a présenté aucune preuve sur ce point et n’avait pas à le faire parce qu’il s’appuyait sur la clause dérogatoire que le juge a validée. Qu’à cela ne tienne, le juge a inventé un argumentaire, l’a mis dans la bouche du procureur général et s’est employé à démolir sa propre fabrication. On n’a jamais vu un juge expliquer de manière aussi élaborée son désaccord avec une position imaginaire. Faire croire qu’une telle façon de faire est objective est une mystification.
Il n’a d’ailleurs accepté la clause dérogatoire qu’à contrecœur « dans l’état actuel du droit ». Il dit s’incliner devant la règle du précédent, le stare decisis. Cette règle ne l’a pas empêché d’intervenir dans la régie interne de l’Assemblée nationale au mépris des précédents en déclarant inconstitutionnelle l’interdiction faite aux députés de se couvrir le visage pour un motif religieux. Autrement dit, l’Assemblée nationale peut insérer le principe de laïcité dans ses lois, mais elle ne peut pas l’appliquer dans sa propre enceinte. La règle du précédent était introuvable également lorsque le juge a décidé de réintroduire la confessionnalité dans les écoles anglophones en combinant la liberté de religion avec les droits linguistiques de la minorité dominante. Le stare decisis du juge Blanchard est variable et sélectif.
Il va sans dire qu’il n’a pas mentionné que la Charte canadienne fait partie d’une constitution qui a été appliquée au peuple québécois sans son consentement, encore une fois en violation complète de son droit à l’autodétermination, et que son jugement risque d’accentuer cette carence de légitimité.
Nulle mention non plus du fait que des restrictions plus sévères que celles de la loi 21 ont été validées à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme, et que l’interdiction aux enseignants de porter des signes religieux a été jugée constitutionnelle par deux cours d’appel aux États-Unis sans que la Cour suprême n’intervienne. Le Canada préfère s’isoler dans sa bulle constitutionnelle, et le juge fédéral donne des leçons de moralité au législateur québécois qui agit de manière conforme à la légalité internationale.
Le juge Blanchard n’a pas mentionné non plus que, dans un jugement majeur, la Cour suprême a exprimé l’intention de respecter le choix du législateur qui inscrirait le principe de laïcité dans sa charte des droits. Enfin, il ne donne aucun poids à la liberté de conscience des enfants et adolescents d’âge scolaire ni à celle de leurs parents qui agissent en leur nom et qui souhaitent que leurs enfants ne soient pas exposés quotidiennement à l’influence de l’intégrisme religieux sanctionnée par l’État à même les fonds publics. Il est clair que, pour lui, la liberté de religion trône au sommet des droits fondamentaux, ce qui est en soi incompatible avec le principe de laïcité.
Le jugement Blanchard passe pour une décision sérieuse qui mérite le respect au Canada. En réalité, le Canada est en train de devenir un Absurdistan constitutionnel. Quelques passages du jugement sont des perles qui ne seraient pas considérées dans un tribunal européen. Par exemple, au paragraphe 994, on peut lire ce qui suit :
« Sans crainte de se tromper, le Tribunal peut affirmer que le bon sens, qui fait partie de l’attirail judiciaire, permet de conclure que l’absence systématique dans un espace social de personnes auxquelles une autre, partageant les mêmes caractéristiques, peut s’identifier constitue à la fois un obstacle dans la reconnaissance sociale de la valeur de ces caractéristiques, tout autant qu’un facteur de marginalisation pour tout individu qui vise à obtenir cette reconnaissance. »
Il s’agit bien sûr du bon sens canadien, qui n’est pas inné ni universel, mais qui est constitutionnalisé. En d’autres termes, l’État a pour fonction de donner une plus grande visibilité et une plus grande autorité aux éléments les plus rétrogrades et conservateurs des religions de l’humanité afin qu’ils puissent se reproduire. Il doit valoriser des croyances souvent nocives et intolérantes en conditionnant les enfants et leurs parents à les subir sans rechigner. Le libéralisme canadien est sectaire et doit imposer les valeurs des sociétés doctrinaires qui sont hostiles à l’esprit des Lumières.
Le paragraphe 1063 est encore plus savoureux :
« Pour le Tribunal, le respect de la neutralité religieuse réelle au sein des institutions d’enseignement préscolaire, primaire et secondaire n’entraîne pas l’interdiction totale de toute référence vestimentaire à une appartenance religieuse puisque la neutralité réelle s’inscrit dans une démarche où l’on empêche des gestes actifs, et non pas en interdisant à des personnes de s’habiller en accord avec une religion dont l’orthopraxie peut requérir
le port de certains symboles religieux. »
La décision de s’habiller quotidiennement de manière à faire la propagande de la rigidité religieuse ne serait pas un geste actif. On en rirait si un raisonnement aussi médiocre n’avait pas des effets aussi regrettables. On peut protéger les enfants contre une publicité commerciale qui leur est destinée, mais on ne peut pas le faire contre la publicité religieuse sous forme vestimentaire.
Le jugement Blanchard est conçu pour plaire à la minorité dominante anglophone. Sa fonction n’est pas l’équité, mais d’exprimer l’intolérance canadienne envers le Québec et d’intimider les Québécoises et les Québécois. Elle est aussi de souligner le code génétique inscrit dans la Constitution canadienne, qui est hostile depuis son origine à l‘existence de la nation québécoise et de ses choix légitimes et justifiés. Sous couvert de dire le droit, ce jugement exprime un vulgaire et sombre rapport de domination entre nations.
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec