Prologue de « la Supplication » de Svetlana Alexievitch, lauréate du prix Nobel de littérature, lu à plusieurs voix lors du rassemblement du souvenir de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Svetlana Alexievitch a interrogé, durant les dix années qui ont suivi la catastrophe, plus de cinq cents témoins de l’accident dont des liquidateurs, des politiciens, des médecins, des physiciens, des citoyens ordinaires. L’ouvrage décrit la tragédie psychologique et personnelle qui s’en est suivie en interrogeant les survivants sur les conséquences de cet accident dans leur vie.
Les gens n’ont pas envie d’entendre parler de la mort. De l’horrible…Mais nous on vous parle d’amour…
Une voix solitaire
« Je ne sais pas de quoi parler… De la mort ou de l’amour ? Ou c’est égal… De quoi ?
Nous étions jeunes mariés. Dans la rue, nous nous tenions encore par la main, même si nous allions au magasin… Je lui disais : « Je t’aime. » Mais je ne savais pas encore à quel point je l’aimais… Je n’avais pas idée… Nous vivions au foyer de la caserne des sapeurs-pompiers où il travaillait. Au premier étage. Avec trois autres jeunes familles. Nous partagions une cuisine commune. Et les véhicules étaient garés en bas, au rez-de- chaussée. Les véhicules rouges des pompiers. C’était son travail.
Je savais toujours où il était, ce qui lui arrivait. Au milieu de la nuit, j’ai entendu un bruit. J’ai regardé par la fenêtre. Il m’a aperçue : « Ferme les lucarnes et recouche-toi. Il y a un incendie à la centrale. Je serai vite de retour. » Je n’ai pas vu l’explosion. Rien que la flamme. Tout semblait luire… Tout le ciel… Une flamme haute. De la suie. Une horrible chaleur. Et il ne revenait toujours pas.
La suie provenait du bitume qui brûlait. Le toit de la centrale était recouvert de bitume. Plus tard, il se souviendrait qu’ils marchaient dessus comme sur de la poix. Ils étouffaient la flamme. Ils balançaient en bas, avec leurs pieds, le graphite brûlant… Ils étaient partis comme ils étaient, en chemise, sans leurs tenues en prélart. Personne ne les avait prévenus. On les avait appelés comme
pour un incendie ordinaire…
Quatre heures du matin… Cinq… Six… À six heures, nous avions prévu d’aller chez ses parents. Pour planter des pommes de terre. Il y a quarante kilomètres de la ville de Pripiat jusqu’au village de Sperijie où vivait sa famille. Semer, labourer… Ses occupations préférées… Sa mère évoquait souvent comment ni son père ni elle ne voulaient le laisser partir pour la ville. Ils lui ont même bâti une nouvelle maison. Mais il a été incorporé. Il a fait son service àMoscou, dans les sapeurs-pompiers, et quand il est revenu : sapeur-pompier ! Il ne voulait pas entendre parler d’autre chose. (Elle se tait.)
Parfois, c’est comme si j’entendais sa voix… Vivante… Même les photos n’agissent pas sur moi autant que sa voix. Mais il ne m’appelle jamais… Et en rêve… C’est moi qui l’appelle…
Sept heures… À sept heures, on m’a fait savoir qu’il était à l’hôpital. J’ai couru, mais la milice avait déjà isolé le bâtiment et n’y laissait entrer personne. Seules les ambulances traversaient le barrage. Les miliciens criaient : près des voitures, la radiation bloque les compteurs au maximum, ne vous approchez pas. Je n’étais pas seule : toutes les femmes avaient accouru, toutes celles dont les maris se trouvaient dans la centrale, cette nuit-là. Je me suis lancée à la recherche d’une amie, médecin dans cet hôpital. Je l’ai saisie par la blouse blanche lorsqu’elle est descendue de voiture :
— Fais-moi passer !
— Je ne peux pas ! Il va mal. Ils vont tous mal. Mais je ne la lâchai pas :
— Juste jeter un regard. Elle me dit :
— D’accord, allons-y ! Pour un quart d’heure, vingt minutes.
Je l’ai vu… Tout gonflé, boursouflé… Ses yeux se voyaient à peine…
— Il faut du lait. Beaucoup de lait ! m’a dit mon amie. Qu’ils boivent au moins trois litres !
— Mais il n’en prend pas.
— Désormais, il en prendra.
Nombre de médecins, d’infirmières et, surtout, d’aides-soignantes de cet hôpital tomberaient malades, plus tard… Mourraient… Mais alors, personne ne le savait…
À dix heures du matin, l’opérateur Chichenok rendit l’âme… Il fut le premier… Le premier jour… Nous avons appris plus tard que le deuxième, Valera Khodemtchouk, était resté sous les décombres. On n’était pas parvenu à le dégager. Son corps a été noyé dans le béton. Mais nous ne savions pas encore qu’ils étaient tous les premiers…
— Vassenka (1), que faire ? lui demande-je.
— Pars d’ici ! Pars ! Tu vas avoir un enfant.
En effet, j’étais enceinte. Mais comment pouvais-je le laisser ?
Lui, il me supplie :
— Pars ! Sauve le bébé !
— Je dois d’abord t’apporter du lait. Après on prendra une décision.
Ma copine, Tania Kibenok, arrive en courant… Son mari est dans la même chambre… Son père l’accompagne, il a sa voiture. Nous la prenons pour aller au village le plus proche, acheter du lait. À environ trois kilomètres de la ville… On achète plusieurs bocaux de trois litres remplis de lait… Six, pour en avoir assez pour tous… Mais le lait les faisait horriblement vomir. Ils perdaient sans cesse connaissance et on les plaçait sous perfusion. Les médecins répétaient qu’ils étaient empoisonnés aux gaz, personne ne parlait de radiation.
Pendant ce temps, la ville se remplissait de véhicules militaires. Des barrages étaient dressés sur toutes les routes… Les trains ne marchaient plus, ni dans la région ni sur les grandes lignes… On lavait les rues avec une poudre blanche… Je m’inquiétais : comment aller acheter du lait frais au village, le lendemain ? Personne ne parlait de radiation… Seuls les militaires avaient des masques… Dans la rue, les citadins portaient le pain qu’ils achetaient dans les magasins, des paquets ouverts de petits pains… Des gâteaux étaient posés sur les étalages ouverts…
Le soir, on ne me laissa pas entrer à l’hôpital… Une foule de gens s’entassait tout autour… Je me plaçai devant sa fenêtre, il s’approcha et me cria quelque chose. Si désespérément ! Dans la foule, quelqu’un entendit qu’on allait les emmener à Moscou, dans la nuit. Toutes les épouses se rassemblèrent. Nous décidâmes de partir avec eux. Laissez-nous rejoindre nos maris! Vous n’avez pas le droit ! On se battait, on se griffait. Les soldats — des soldats, déjà — nous repoussaient. Alors un médecin sortit et confirma le départ pour Moscou en avion, mais nous devions leur apporter des vêtements : les leurs avaient brûlé à la centrale.
Les autobus ne roulaient plus et nous nous égaillâmes à travers toute la ville en courant. À notre retour, chargées de sacs, l’avion était déjà parti… Ils nous avaient trompées exprès… Pour nous empêcher de crier, de pleurer…
La radio annonça que la ville allait être évacuée, probablement pour trois à cinq jours : prenez des vêtements chauds, des survêtements de sport, vous allez vivre en forêt. Dans des tentes. Les gens s’en réjouissaient même : une escapade dans la nature ! On y fêterait le Premier Mai. C’était tellement inhabituel ! On préparait des chachliks pour le voyage… On emportait des guitares, des magnétophones… Seules pleuraient celles dont les maris avaient physiquement souffert. Je ne me souviens pas de la route… C’est comme si je n’étais revenue à moi qu’en voyant sa mère : « Maman, Vassia (1) est à Moscou ! On l’a emmené dans un avion spécial ! »
Nous avons fini les semailles, dans le potager (et, une semaine plus tard, on évacuerait le village !). Qui savait ? Qui pouvait savoir alors ? Dans la soirée, j’ai été prise de vomissements. J’étais enceinte
de six mois. Et je me sentais si mal… Dans la nuit, j’ai rêvé qu’il m’appelait. Tant qu’il était en vie, il m’appelait dans mon sommeil : « Lioussia ! Lioussienka (2) ! » Et, après sa mort, il ne l’a plus fait une seule fois. Pas une seule fois… (Elle pleure.)
…
* PEPS (Pour une Ecologie Populaire et Sociale)
1. Diminutif de Vassili. (N.d.T.)
1. Diminutifs d’EIena. (N.d.T.)
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…. Le Prologue de La supplication (texte intégral en.pdf)
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