C’est sans doute une phrase de Goethe sur le langage, mentionnée dans l’introduction, qui exprime le mieux la démarche méthodologique sous-jacente à la rédaction, par Laurier Turgeon, historien à l’université de Laval, d’Une histoire de la Nouvelle-France, un ouvrage scientifique paru en 2019 chez Belin.
« La puissance d’une langue ne se manifeste pas par le fait qu’elle rejette ce qui lui est étranger, mais qu’elle se l’incorpore », considérait le maître du romantisme allemand Goethe. Pour Turgeon, une telle remarque s’applique à la culture en général, et plus précisément, dans le cas de cette étude, qui porte sur le nord-est de l’Amérique du XVIème siècle au début du XVIIème siècle, aux apports mutuels entre Amérindiens et Français.
Du point de vue historiographique, l’auteur s’attache à rompre avec la « manière européocentrée » (p. 9) d’envisager la découverte de la partie septentrionale du continent américain, s’efforçant de « comprendre comment la colonisation européenne a transformé les sociétés amérindiennes et, en même temps, comment les valeurs et les produits amérindiens ont influencé la pensée et le mode de vie des Européens. » (p. 10)
Il s’agit pour lui de briser les barrières entre les divers disciplines des sciences sociales. Son travail consiste au fond à réunir travaux des anthropologues, focalisés sur les indigènes, et œuvres des historiens, qui, parce qu’il s’appuient avant tout sur des traces écrites, se bornent souvent à « reproduire le regard européen » (p. 13), eu égard au caractère anhistorique du mode de vie des peuples amérindiens. Pour le dire prosaïquement, ces derniers ne connaissaient par l’écriture, dont la maîtrise constitue le point de départ de l’histoire. D’où le choix des objets par Turgeon, en tant qu’ils représentèrent des moyens d’intermédiation concernant les relations entre Français et Amérindiens : le livre se divise en quatre parties, chacune correspondant à un objet, soit une ressource naturelle propre au territoire dont il est question – morue, castor – très prisée des consommateurs européens, soit un bien manufacturé stockés dans les cales des bateaux des explorateurs ou pêcheurs européens – chaudrons en cuivre, perle (appelée acoinna par les Amérindiens).
Ce plan simple a pour mérite, outre d’affermir l’intelligibilité de la thèse générale, de poser un rapport d’équité entre Français et Amérindiens. Car, rappelons-le, le comportement de ceux-là vis-à-vis de ceux-ci a été exemplaire, au regard de la façon particulièrement violente dont s’est déroulée la colonisation anglo-germanique de cette partie du continent américain [1].
Ainsi la Terre-Neuve, vite appelée Nouvelle-France, n’a pas que représenté un lieu d’opportunités commerciales nouvelles. Il a aussi été la source d’innovations culturelles de part et d’autre de l’Atlantique.
Côté européen, la fourrure de castor devint à la mode. L’auteur évoque « la frénésie parisienne » (p. 137) autour des chapeaux et manteaux fabriqués à partir des fourrures de cet animal – « chez les nobles, les magistrats, les financiers, les bourgeois, les comptables, les marchands, les médecins, les chapeliers et les merciers » (p. 145) –, lequel animal impressionnait le Vieux-monde par son caractère social.
À cet égard, le baron de Lahontan, auteur de récits de voyage, qui fut le témoin oculaire de « la construction de digues chez les Outagamis, une tribu algonquine de la région de la baie des Puants (aujourd’hui Green Bay) » (p. 153), utilisa le vocable de « République » pour décrire l’état de cette espèce, ce qui n’est pas anodin quand on se rappelle que les régimes politiques de l’Antiquité gréco-romains suscitaient un regain d’intérêt en ces années-là, et ce depuis la Renaissance.
De surcroît, le « jargon intelligent », selon les mots de Lahontan, des castors interrogent une époque où la question de l’existence d’un langage originaire pur et parfait agite les esprits, comme le souligne Myriam Martin-Jacquemier dans L’âge d’or du mythe de Babel [2].
Côté amérindien, le chaudron de cuivre – ou « chaudière » – s’incorpora rapidement dans les rituels célébrant les défunts, notamment chez les Iroquoiens du Nord ou les Mi’kmaqs, en tant qu’« objet de médiation par excellence entre cette vie sur terre et ʽʽl’autre vie’’ » (p. 175). Mais, indique Turgeon, « la fonction du chaudron semble être davantage politique qu’eschatologique [3] » (p. 177) : il symbolise la force, la puissance, le pouvoir.
En insistant sur le haut degré de complexité du culte amérindien, l’auteur s’inscrit dans le droit fil de l’école française d’anthropologie dont le chef de file fut Mircea Éliade. Il en posa les jalons épistémologiques en s’opposant au paradigme dominant de l’anthropologie institué par James George Frazer, auteur du classique-de-chez-classique Le Rameau d’or (1890) où les peuplades qu’il examine apparaissent en creux comme dotés d’une culture primitive, enfantine.
Or Mircea Éliade, pour un documentaire intitulé La redécouverte du Sacré, explique : « La grande découverte du XXéme siècle est la découverte de la cohérence, de la noblesse, de la logique interne, de la structure métaphysique, des cultures soi-disant primitives. Il y a encore 50 ans les grands savants anthropologues, comme Frazer par exemple, considéraient les sociétés traditionnelles, primitives, comme des sociétés vraiment… sinon arriérées, infantiles. Tout s’expliquait par la magie, par des superstitions… » [4] À la lecture de l’ouvrage, il est incontestable que Turgeon penche plus du côté d’Éliade que de celui de Frazer, il n’y a aucune condescendance de sa part vis-à-vis des Amérindiens, de leurs rites, de leur rapport à l’autre.
On ne saurait donc que recommander à tout Québecois – et aux autres, si affinités avec la Belle-Province – la lecture de cette étude historique de Laurier Turgeon, riche en témoignages rigoureusement contextualisés et en analyses des mouvements profonds qui animent les sociétés de ces temps, sans tomber dans le travers propre à l’heure, hantée qu’elle est par le spectre de maxima culpa – la faute capitale – du « Blanc » – qu’il s’agit alors d’exorciser par la « cancel culture », ce mouvement nihiliste voire suicidaire absurde bâti sur le manichéisme des plus crasses, où l’on s’ingénie à dépeindre l’Européen en bourreau ontologique, en ennemi héréditaire du genre humain.
Écrire l’histoire, ce n’est pas verser dans la « moraline » ; il semble que dans l’esprit de Turgeon n’a pas été inoculée cette pathologie contemporaine.
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[1] Paul Grimblot, « Politique coloniale de l’Angleterre », Revue des deux mondes, tome 31, 1842, pp. 853-889.
[2] « Plus de nostalgique rêve de retour à la langue des origines pour comprendre en une contemplation soumise les mystères des plans divins. Une langue était donnée à l’homme pour conquérir les secrets de ce monde labyrinthique, décentrée et infini, la langue mathématique, grâce à laquelle les données sensibles se traduisaient en rapports intelligibles, et permettaient de saisir, dans son intégrité, l’opération de la nature. […] D’une certaine façon, la langue unique des constructeurs de Shinéar renaissait, répondant aux exigences d’universalité et d’intelligibilité que les Anciens plaçaient en la Parole. », De la conscience de l’altérité à la naissance de la modernité, Paris, Eurédit, 2006 p. 302-303.
[3]Ce terme d’eschatologie signifie étude des fins dernières de l’homme et du monde. À titre individuel, il désigne la mort en tant que terme de la vie. À titre collectif, il désigne la fin, la finalité, des temps, des grands cycles de l’histoire humaine. Si l’eschatologie est en premier chef associée à l’Apocalypse de Saint Jean, il s’avère que les civilisations païennes, comme celles dont il est question ici, peuvent contenir une dimension eschatologique. Autre exemple, plus proche de nous : le berger Ganymède, l’échanson des dieux, enlevé par Zeus qui est subjugué par sa beauté – laquelle est si grande qu’elle provoque la jalousie d’Héra – est parfois identifié, par exemple par l’auteur de L’ère du Verseau et de L’évangile ésotérique de Jean Paul Le Cour, au Christ du Second Avènement, dont la mission principale est d’éliminer son « clone » fabriqué par le Princeps hujus mundi avant de prendre la place qui lui est dévolue, le règne sur terre ; globe terrestre – ou Terre Promise – devenu, métaphoriquement, Jérusalem Céleste.
[4] https://www.youtube.com/watch?v=S6W9se3oKJ0
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec