Usages hérités et usages renaissancistes des langues régionales de France. Paris : L’Harmattan, 2020.
Lu sous la plume de Michel Feltin-Palas (L’Express) : « Je le jure : ce qui suit n’est pas un gag, mais une histoire aussi véridique que révélatrice. En novembre 2019, la préfète de Corse adresse une lettre d’observation à Gilles Simeoni, le président nationaliste du conseil exécutif de l’île. La missive concerne la création d’une crèche bilingue corse-français (qui a reçu l’aval du gouvernement) et, plus précisément, la volonté des élus de recruter pour cet établissement du “ personnel corsophone ”. Cette mesure “ pourrait être considérée comme discriminatoire et représenter une atteinte au principe constitutionnel d’égalité des citoyens ”, alerte la plus haute fonctionnaire de l’Etat sur l’île. Gilles Simeoni ne cache pas son étonnement. Il lui paraît difficile, explique-t-il, de mettre en place une structure bilingue sans vérifier que le personnel parle à la fois corse et français. Il s’étonne également de n’avoir jamais vu la représentante de l’Etat réagir quand une fiche de poste exige la maîtrise d’une langue étrangère. Recruter un salarié anglophone dans une entreprise ? Pas de problèmes. Recruter un salarié corsophone dans une crèche bilingue ? Menaces pour les valeurs républicaines ! La préfète finira par battre en retraite (dans un pays gouverné par des européistes fanatiques qui ont institué une carte d’identité nationale bilingue, français et globish). »
L’être humain n’était pas un animal qui, un beau jour, a inventé le langage : il s’est construit par lui. Il en va de même aujourd’hui. La différence entre les abeilles et nous, à ce niveau-là, c’est que lorsqu’une abeille demande à une autre abeille de la rejoindre, l’abeille interpellée ne peut pas répondre : « Peut-être ». Les langues que nous parlons nous constituent, nous protègent, nous singularisent. Elles sont les plus puissants agents d’appartenance aux groupes sociaux, politiques et culturels auxquels nous sommes agrégés. Ayons toujours à l’esprit que, jusqu’au XIXe siècle, le français n’était parlé que par une minorité, la majorité parlant d’autres langues gallo-romanes – langues d’oil ou langues d’oc – ou des langues non romanes, comme le breton, l’alsacien ou le basque qui n’était même pas d’origine indo-européenne. L’abbé Grégoire, ecclésiastique rallié au tiers état et authentique révolutionnaire (hostile à l’esclavage et partisan du suffrage universel – pour les hommes), établit de brutale manière la relation dialectique unissant langue, nation et révolution. Pour « fondre tous les citoyens dans la masse nationales », il voulut éradiquer les “ patois ”, ainsi que les langues des communautés minoritaires comme le yiddish ou les créoles. Dans un rapport présenté à la Convention en 1794, il écrivit : « « […] on peut uniformiser le langage d’une grande nation […]. Cette entreprise qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté. » Donc finis l’occitan, l’alsacien, le Bretton, le saintongeais, le picard et tous les autres “ dialectes ”.
En France, en matière de langues, rien n’est simple. Oserais-je dire qu’en sept ans de vie à Toulouse, je n’ai pas entendu une seule fois deux citoyens de cette ville échanger de manière naturelle ne serait-ce que dix mots en occitan ? Alors que j’ai entendu parler alsacien à Strasbourg, basque à Bayonne, picard dans les campagnes de la Somme et de l’Oise. On a beau, en Haute-Garonne, ouvrir des classes et des enseignements en occitan, cela ne changera rien au fait que la langue arabe est le deuxième idiome parlé sous cette latitude. Sans enseignement spécifique, alors que 10 000 élèves – ce qui représente 12% de la population totale – étudient le catalan de la maternelle à la terminale.
Mercedes Banegas Saorin et Jean Sibille ont réunis des textes sur ce qu’il n’ont pas craint d’appeler « la survie des langues dites régionales de France ». Pourquoi sont-elles en danger ? Principalement parce que leur transmission au sein de la famille, en métropole, a cessé tandis qu’outremer elle est en fort recul. Les langues régionales sont, par ailleurs et malheureusement, enfermées dans un cadre juridique de plus en plus précaire.
Professeur émérite à l’Université de Picardie, Jean-Michel Eloy témoigne : « Si j’en crois ma mère, le fait de ne pas parler picard était un élément de standing, ou plus exactement le fait de dire “ je ne parle pas picard ” était du même ordre que d’affirmer la bonne tenue des enfants, leur bonne éducation, le fait de ne pas boire etc. Il s’agit bien d’une stratégie familiale, et pas seulement individuelle ». Je me permets [BG] d’ajouter que, née à Beauvais, ma mère, qui connaissait fort bien le picard, n’a jamais dit deux mots dans cette langue à ses enfants. Après le BE, elle avait été recrutée comme institutrice, avait épousé un instituteur qui ne connaissait pas le picard, et cela avait tout changé.
Maîtresse de conférence à l’université de Lille, Esther Baiwir souligne une piquante contradiction : le français régional du Nord (picard, chti etc.) est le plus stigmatisé et moqué de France (emphatique, le film Bien venue chez les Ch’tis a fini par se retourner contre les gens du Nord) alors que la littérature picarde a mille ans et que, à bien des égards, la langue picarde a résisté à la forme du français oiliste. Dans les plaines de Picardie, on dit toujours « un camp » pour un champ (qui vient directement de campus) « étendue de terre propre à la culture », un vocable qui date du début du XIIe siècle.
Résister, tel est bien un enjeu que propose Christian Lagarde de l’université de Perpignan. Le catalan demeurera-t-il une langue ou un dialecte ? Au XXIe siècle, les parlers de clochers disparaissent « du fait de l’évolution des communications » si bien qu’élaborer « un sous-standard nord-catalan paraît réaliste, raisonnable et, en fin de compte, souhaitable. Aujourd’hui, la langue ne peut plus être monolithique ». Lagarde reprend l’image de Deleuze et Guattari et compare la langue à un rhizome : un enchevêtrement évoluant en permanence, des éléments organisés non pas en fonction d’une subordination mais selon une dynamique où chacun peut influencer les autres. Comme dans la nature, chaque unité de langage peut servir de racine, de tige ou de branche. Une langue n’est pas dérivée ou construite à partir de principes pyramidaux : elle s’élabore, se nourrit et s’enrichit à tout moment et en tout point.
Point de salut sans volontarisme. La langue corse est enseignée depuis quarante ans, ce qui n’empêche pas un réel recul social et familial. Après la guerre franco-prussienne de 1870, les langues dites régionales furent interdites dans l’enseignement, ce qui ne facilita pas la tâche des hussards noirs de la République. En 1902, le ministère Combes interdit « l’usage abusif du breton ». Les écoles catholiques emboîtèrent rapidement le pas. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Vichy autorisa l’enseignement du breton 1 heure 30 par semaine dans l’enseignement primaire. En 1942, Yann Kerlann fonda une (petite) école privée entièrement bretonnante. Son expérience fut interrompue en 1944, Kerlann étant arrêté pour ses activités politiques au sein du Parti national breton (extrême droite), favorable aux nazis. Á la Libération, il fut condamné à la déchéance de ses droits civiques avec interdiction de résider en Bretagne. En 1977 furent créées les écoles Diwan pour répandre l’enseignement du breton à l’école. Les progrès furent très lents : à peine 20 000 élèves dans les filières bilingues en 2019.
La situation est plus encourageante au pays basque. En 2016, 20% des habitants de 16 ans et plus étaient bilingues bascophones. Selon Jean-Baptiste Coyos, de l’Académie royale de la langue basque à Bilbao et Bayonne, « la Soule et la Basse Navarre constituent la partie où le pourcentage de bascophones est le plus important, soit les régions orientales et les moins peuplées ». Dans les faits, seuls 8% de la population a une utilisation active de la langue basque, 10% une utilisation occasionnelle et 4% l’utilisent très peu. Il en va un peu de même pour l’alsacien (en recul – en particulier en ville – tel que je l’ai empiriquement constaté sur une période de 20 ans) : 5% le parlent dans la vie de tous les jours, 25% se déclarent bilingues et le parlent selon les circonstances de la vie familiale et professionnelle. Pascale Erhart, de l’université de Strasbourg, met en garde ceux qui pensent que l’alsacien peut être réduit à une simple variante orale d’allemand parlée en Alsace dont le correspondant écrit serait l’allemand standard. Aujourd’hui, l’allemand « n’est plus perçu par la majorité des locuteurs de l’alsacien comme la langue écrite de référence du dialecte qu’ils parlent (et qui est pour certains encore leur langue maternelle) mais bien plus comme une “ langue étrangère de proximité ” apprise à l’école ».
Reste le problème spécifique des langues créoles évoqué par Georges Daniel Véronique de l’université d’Aix-Marseille. La séparation entre les langues créoles françaises et la langue française, selon l’auteur, a souvent été pensée en termes de diglossie. Pour des raisons idéologiques, « cette situation n’a jamais été envisagée en termes de bilinguisme […] car ces deux langues ne pouvaient être mises sur le même plan ». Or aujourd’hui, le créole s’est largement répandu à l’école, dans les médias, dans la publicité. Si bien qu’en « des situations toujours plus diverses, les langues, français et créole, se mélangent. Les locuteurs bilingues de la Réunion et des Antilles « […] se mettent ensemble à construire une parole ni créole ni française, mieux encore à la fois créole et française, un parler mixte et irrégulier ».
Pour finir, je m’autoriserai un petit conseil à tous ces éminents linguistes : ne vous croyez pas obligés de parsemer vos textes de références en globish. La langue française, vous le savez mieux que moi, peut, dans sa diversité, tout dire. D’autant que vous êtes parfois jarring et confusing. L’expression “ folk linguistique ” n’est ni du français, ni de l’anglais, et un béotien ne peut pas comprendre de quoi il s’agit. Quant à faire figurer les résumés en anglais des articles avant les résumés en français, c’est un peu “ cucutge ”, comme on dit dans le haut Auch…
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir