Ma contribution au site les 7 du Québec pour le 16 avril sera de vous présenter deux textes sur le livre de Paul Mattick « Marx et Keynes ». Ce livre réédité en 2010 par Gallimard est une critique du keynésianisme qui aujourd’hui refait surface avec la MTT (nouvelle théorie économique moderne). Il est par conséquent indispensable de se référer à ce livre pour contrer cette théorie de la gauche de la dévalorisation et de la régulation.
Publié le 12 novembre 2009 par Critique Sociale
La réédition du livre Marx et Keynes de Paul Mattick1 a été annoncée, mais pour le moment Gallimard ne semble pas donner de date de parution. Cet ouvrage, publié en 1969 en anglais et en 1972 en traduction française, est en effet épuisé depuis longtemps, alors que la crise du capitalisme que nous vivons souligne l’actualité de son propos2.
Il s’agit essentiellement d’une critique marxiste des idées économiques de John Maynard Keynes, même si le sujet traité est en fait plus large, comme Paul Mattick l’écrit lui-même dans son introduction : « La thèse centrale de ce livre, c’est qu’aux problèmes économiques assaillant le monde capitaliste, Keynes n’a pu proposer qu’une solution toute provisoire et que les conditions qui rendaient cette solution efficace sont en voie de disparition. C’est aussi la raison pour laquelle la critique de l’économie politique, telle que Marx l’a conçue, loin d’avoir perdu sa validité, trouve un surcroît de pertinence grâce à la faculté qui la caractérise de comprendre et de dépasser à la fois les « anciennes« et les « nouvelles« théories économiques. On va donc soumettre la théorie et la pratique keynésiennes à une critique marxiste. En outre, on s’efforcera d’élucider à l’aide de la méthode d’analyse marxienne le cours des événements et les grandes tendances politiques et économiques. » Paul Mattick,Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte, traduction de Serge Bricianer, Gallimard, 1972, p. 8.)
Mattick explique que les théories de Keynes sont une manifestation du fait que l’économie politique « classique » peut changer de visage en fonction des circonstances et des périodes. Mais l’objectif reste la perpétuation du capitalisme, donc de l’exploitation de la majorité des êtres humains.
Ainsi, Mattick cite Keynes qui écrivait : « la lutte des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie instruite. » Keynes affirme ainsi, en réalité, son appartenance à la « classe capitaliste », qui est « une classe sociale déterminée, ayant intérêt à la perpétuation du salariat. »4 L’analyse marxiste du capitalisme établit que c’est le système du salariat qui permet l’exploitation des travailleurs au profit de la classe capitaliste ; « le capital suppose le travail salarié et réciproquement : il s’agit là des deux aspects nécessaires des rapports de production capitalistes. […] que le capital cesse de dépendre du travail salarié, et c’en est fini du capitalisme. »5 Selon Mattick, Keynes veut conserver le capitalisme « sans rien changer à sa structure sociale de base. »6
Mattick ne manque pas de souligner les différences fondamentales et irréconciliables qui existent entre Keynes et Marx. Keynes veut l’action d’une élite éclairée, par des interventions monétaires. Marx veut l’action autonome des travailleurs associés, et l’abolition du système capitaliste dans son intégralité.
L’un représente le maintien du capitalisme, autrement dit la production pour le capital, alors que l’autre représente la nécessité de remplacer le capitalisme par le socialisme, autrement dit la production pour l’usage.
Pour Mattick, il y a trois types de capitalisme : capitalisme du laissez-faire, économie mixte, et capitalisme d’Etat. Pour lui aucun ne représente de solution durable, ce qu’ont amplement montré les 40 années écoulées depuis la parution de son ouvrage.
Paul Mattick montre d’abord les limites de l’économie mixte, puisqu’il s’agit de la variante du capitalisme associée à Keynes, lequel croit par ce moyen pallier aux failles du laissez-faire (qui est fréquemment appelé très improprement « libéralisme économique »7). Keynes « songeait uniquement à écarter les dangers pesant en temps de crise sur les rapports sociaux actuels, non point à modifier ces derniers. »8
L’analyse de Mattick montre que Keynes a tort, et que les « libéraux » ont également tort : en réalité le capitalisme par son existence provoque des crises, il ne peut pas faire autrement. Rechercher comment empêcher les crises sans mettre fin au capitalisme, c’est la vaine recherche d’une chimère, c’est la pierre philosophale de l’économie politique.
Mattick revient également sur les éléments fondamentaux de la critique marxienne du capitalisme, et montre à quel point Keynes en est éloigné.
Selon lui, le keynésianisme a plus fourni une justification à l’idéologie dominante qu’il n’a réellement provoqué le changement ; selon Mattick les politiques suivies pendant la deuxième guerre mondiale étaient équivalentes à celles menées pendant la première, soit avant l’apparition du keynésianisme. Il rappelle également qu’au cours de la crise de 1929, « Les gouvernements capitalistes se sont vus contraints d’intervenir dans l’économie pour des raisons parfaitement étrangères à leur volonté. »9
Pour Mattick, les périodes de crises montrent la réalité du capitalisme. Même si chaque crise « paraît un simple problème de marché », il n’en est rien ; mais « Un capitaliste n’acceptera jamais d’aller au-delà, car attribuer la crise au jeu des rapports de valeur sous-jacents à la production du capital signifierait, pour lui, endosser la responsabilité de la crise en tant qu’elle constitue l’expression sur le plan économique des rapports d’exploitation capital-travail. »10
D’autre part, la crise « met en lumière le degré d’interdépendance sociale auquel est parvenu le mode de production capitaliste, en dépit des rapports de propriété privée qui le régissent. »11
Mattick rappelle que « Marx ne prévoyait pas, quant à lui, un effondrement « automatique« ou « économique« du système capitaliste. Seule la puissance des actions révolutionnaires de la classe ouvrière était apte, selon lui, à montrer si la crise du système à un moment donné en constituait ou non la « crise finale« . »12
Il aborde également d’autres questions, comme l’aide aux pays sous-développés, qui a en réalité pour but de permettre l’extraction de plus-value depuis ces territoires. De plus, « la concentration de la richesse, fondée sur la propriété privée a pour effet de diviser la planète en régions riches et en régions pauvres en capital, exactement comme elle suscite dans chaque pays une polarisation des classes : capitalistes, d’une part, salariées, de l’autre. »13
Analysant l’état du capitalisme aux Etats-Unis, Mattick annonce ce qu’on a vu se produire fin 2008 : « Le capital américain a atteint un degré de concentration tel que la survie de l’économie globale est désormais liée au maintien et à la croissance des grandes entreprises. Que ce capital, extrêmement concentré, employant la grande masse de la population active, ait une défaillance tant soit peu accentuée, et l’on irait au-devant d’une catastrophe nationale. Sa puissance est énorme, mais si elle diminuait ou se trouvait menacée, les pouvoirs publics se verraient contraints, pour éviter l’effondrement économique, de le renflouer. »14
Les limites de la réalisation de capital ont leur base dans les rapports de production capitalistes : « ce sont les rapports de classes et d’exploitation qui font du capitalisme un système économiquement limité et un obstacle au progrès technologique. »15
Mattick s’intéresse ensuite au capitalisme d’Etat, système qui dominait à l’époque une partie importante de la planète, à commencer par l’URSS16. Il identifie l’intégralité du bloc de l’Est comme étant composé de « nations capitalistes d’Etat »17. Du fait de l’intervention étatique dans l’économie, Mattick note une proximité entre le keynésianisme et le capitalisme d’Etat : « le capitalisme d’Etat peut être considéré comme comme le plus conséquent et le plus achevé des systèmes keynésiens. »18
Il démontre que ce système n’est ni socialiste ni communiste, et que « Tous les systèmes capitalistes d’Etat s’apparentent à l’économie de marché du fait que les rapports capital-travail s’y trouvent perpétués. »19 Il ajoute que « Formellement, il n’y a pas grande différence de l’un à l’autre système, si ce n’est, dans le cas de l’étatisation, un contrôle plus centralisé du surproduit. » Dans l’économie capitaliste d’Etat, « l’exploitation de l’homme par l’homme se poursuit au moyen d’un échange inégal au niveau de la production comme à celui de la consommation. Cette inégalité a pour effet tant de perpétuer la concurrence, sous forme de lutte pour les situations les plus lucratives et les emplois les mieux payés, que de reporter au sein du capitalisme d’Etat des antagonismes sociaux inhérents au capitalisme dit classique. »20
Se recouvrant d’un mensonge idéologique, « le capitalisme d’Etat refuse de s’avouer ce qu’il est en réalité : un système d’exploitation fondé sur la domination directe d’une minorité dirigeante sur la majorité dirigée. »21 Dans le capitalisme d’Etat, « le système du salariat reste intact, la bureaucratie d’Etat constitue désormais une nouvelle classe dirigeante, et ce sont ses membres qui « personnifient« le capital. »22 De plus, « La hiérarchisation des revenus, fruit d’une politique délibérée, entretient un climat social de concurrence ne différant guère de celui du capitalisme traditionnel. »23
Après avoir critiqué les deux systèmes économiques divisant le monde à l’époque, capitalisme d’économie mixte et capitalisme d’Etat, Mattick annonce le retournement qui eut lieu dans les années 1970-1980 avec l’abandon du keynésianisme par la classe dominante, abandon du à ses limites : « On s’apercevra alors que les solutions keynésiennes étaient factices, aptes à différer, mais non à faire disparaître définitivement les effets contradictoires de l’accumulation du capital, tels que Marx les avait prédits. »24
Le livre est pour partie composé de divers textes rassemblés, parus au fil du temps ; il en découle un certain manque d’homogénéité, de plus les dates de chaque texte ne sont pas indiquées, et le style est parfois aride. Mais, bien que l’ouvrage ait été publié en période de « prospérité » capitaliste, il n’en reste pas moins adapté à la période de crise actuelle, grâce à la lucidité de Mattick qui ne s’est pas laissé prendre par les idéologies dominantes de l’époque. Sa prochaine réédition se justifie donc amplement.
NOTES
1 Paul Mattick (1904-1981), ouvrier et théoricien marxiste, a participé encore adolescent à la révolution allemande, et a milité au sein du courant communiste des conseils (extrême-gauche anti-léniniste). Il a rejoint les Etats-Unis en 1926, où il a vécu jusqu’à sa mort. Il a écrit de nombreux articles et plusieurs ouvrages.
2 Signalons que le fils de Paul Mattick, qui écrit également sous ce nom, vient de publier : Le Jour de l’addition, aux sources de la crise, L’Insomniaque, 2009 (préface de Charles Reeve).
Sur la crise du capitalisme et ses diverses implications, voir également les numéros 1, 2, 3, 5 et 7 de Critique Sociale.
3 Paul Mattick, Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte, traduction de Serge Bricianer, Gallimard, 1972, p. 8.
4 Paul Mattick, op. cit., p. 362. La citation de J. M. Keynes se trouve dans Essais de persuasion, Gallimard, 1933, p. 233.
5 Paul Mattick, op. cit., p. 235.
6 Paul Mattick, op. cit., p. 33.
7Voir : « L’absurdité du « libéralisme économique »», Critique Sociale n° 3, décembre 2008.
8 Paul Mattick, op. cit., p. 164. La différence de fond avec Marx est évidente, puisque Keynes voulait conserver les rapports sociaux capitalistes.
9 Paul Mattick, op. cit., p. 164.
10 Paul Mattick, op. cit., p. 92.
11 Paul Mattick, op. cit., p. 107.
12 Paul Mattick, op. cit., p. 126.
13 Paul Mattick, op. cit., p. 102.
14 Paul Mattick, op. cit., p. 177.
15 Paul Mattick, op. cit., p. 236.
16 Sur la nature capitaliste de l’URSS, voir : « Le léninisme et la révolution russe», Critique Sociale n° 1, octobre 2008.
17 Paul Mattick, op. cit., p. 305.
18 Paul Mattick, op. cit., p. 336.
19 Paul Mattick, op. cit., p. 347.
20 Paul Mattick, op. cit., p. 348.
21 Paul Mattick, op. cit., p. 384.
22 Paul Mattick, op. cit., p. 366.
23 Paul Mattick, op. cit., p. 387.
24 Paul Mattick, op. cit., p. 200. Page 399, il ajoute à propos du keynésianisme : « de par sa nature comme de par celle du système, il ne peut avoir qu’une utilité temporaire. »
Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte. P.Mattick
Source: http://www.bellaciao.org/fr/spip.php?article121426
de : Nemo3637
Mardi 18 octobre 2011
Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte – Paul Mattick, éditions Gallimard, 2010. Lecture et commentaires. Nemo3637.
Paul Mattick (1904-1981)
L’auteur conjugue ici l’homme d’action et le penseur. Né en Allemagne, il participe très jeune à la Révolution allemande de 1918. Jeune ouvrier, membre de la Ligue Spartakiste, représentant au Conseil des apprentis chez Siemens, il rejoint ensuite le KAPD, organisation communiste conseilliste. Il participe dans les années 1920 à des combats insurrectionnels de rue et à des grèves appelant à l’expropriation et à la reprise en mains de l’outil de travail par les salariés. Il échappe de peu à l’exécution sommaire et aux tentatives d’assassinat des sbires de la République de Weimar. Face à la montée du nazisme, au déclin du mouvement révolutionnaire et à la reprise en mains du mouvement ouvrier par les sociaux-démocrates, il émigre aux Etats-Unis en 1926 où il reprend son métier d’ouvrier tourneur. Il adhère aux IWW (1) et collabore activement à des revues de communisme de conseils (2).
Paul Mattick fait partie, avec entre autres Karl Korsh, Anton Pannkoeck, Herman Goerter, de la « Gauche Allemande » née de la critique du léninisme. Ils reprennent notamment l’analyse de Marx pour l’appliquer à la Révolution russe et voient dans les bolchéviques une direction capitaliste d’état suppléant à la carence de la bourgeoisie russe dans le processus d’accumulation du capital. C’est cette nature du capitalisme, qu’il soit libéral ou d’état que Mattick tente d’expliquer dans son œuvre.
Après avoir semblé se retirer de toute activité politique après la Seconde Guerre mondiale, Mattick analyse dans les années 1960, un sursaut révolutionnaire possible. Il reprend alors certains de ses ouvrages et les complète.
Appelé en français « Marx et Keynes, les limites de l’économie mixte »,- traduction de Serge Bricianer – le livre parait dans une première édition chez Champ libre en 1972. Fruit d’une longue réflexion commencée en 1929, il était paru dans sa version originale en 1969 aux Etats-Unis. Il a donc été réédité en français par Gallimard en 2010. Il s’agit en fait de plusieurs articles fondamentaux publiés par Mattick depuis les années 1930. S’il ne faut pas cacher que ces textes sont souvent arides, leur lecture, ramenant aux fondements de l’analyse marxiste, comme la théorie de la Valeur, reste indispensable pour comprendre les rouages de l’économie et la crise actuelle.
Capitalisme libéral et capitalisme d’état
Pour Mattick il y a un lien entre les conceptions keynésiennes et le « socialisme d’état ». Dans les deux cas c’est l’Etat qui intervient dans l’économie en vue de réguler l’accumulation du capital.
On connait l’idée maîtresse de Keynes qui est de faire intervenir l’autorité publique par une injection massive de capitaux dans l’économie. Mais l’injection monétaire, si elle peut modifier apparemment le caractère du système, ne résout pas, à terme, la question de l’accumulation. Certes la sphère financière s’accroit. Ce qui provoque un danger que Keynes avait lui-même perçu.
Quant à la mystification du capitalisme d’état affublée du nom de « socialisme » elle est mise à jour dès les années 1920 quand Mattick et ses camarades démontrent ce qu’est la Valeur à l’intérieur des sociétés qu’elles soient libérales ou capitalistes d’état. Lénine et Trotski, puis Staline, cherchent avant tout, par le travail obligatoire, à exploiter la plus-value et le sur travail des ouvriers, gage, selon eux de « développement » (3).
Mattick met aussi l’accent sur la concentration du capital qui entrave tout développement régulier, qui ne fait qu’appauvrir de façon inexorable des régions entières du globe, réduite à fournir des matières premières aux prix décidés par les impérialistes. Il remarque la propension dans les pays ainsi exploités à susciter des alternatives totalitaires calqués sur le modèle bolchévique russe, baptisées « socialistes » où une caste ou un parti se devrait se suppléer à l’absence d’une bourgeoisie nationale
Et aujourd’hui, il est vrai, après la chute du Mur de Berlin, gisant sous le couvercle de la poubelle de l’Histoire, la faillite idéologique et politique des « rouges-bruns », soutenant hier Ceaucescu et les Khmers rouges, puis Khadafi ou la Syrie au nom d’un anti-impérialisme de circonstance, se trouve avérée.
Mais il n’en était pas de même dans les années 1960, époque de « guerre froide » médiatisée de façon manichéenne sous la forme de deux blocs antagonistes qui sont en fait l’affrontement de deux empires.
Le compromis fordiste, prélude nécessaire au keynésianisme.
Les crises ont toujours secouées le système capitaliste. Et c’est au moment même où l’on commençait à chercher à enterrer Marx, dès la fin du XIXe siècle que les plus graves secousses ont commencé à se produire (4).
Mais tant qu’une possibilité d’expansion est envisageable on ne voit pas pourquoi le système sombrerait.
La première Guerre mondiale, comme toutes les guerres, aurait pu permettre un nouveau démarrage. Mais il est entravé par deux crises graves. La seconde, celle de 1929 ne s’achevant qu’avec la Seconde Guerre mondiale. C’est dans cet entre-deux guerres que Keynes aura donc son mot à dire.
Pour parvenir à un degré d’exploitation du travail maximum en vue d’une accumulation convenable de capital, il convenait tout d’abord de briser la résistance du mouvement ouvrier. La tuerie de la guerre avait certes déjà fauché nombre de militants parmi les meilleurs. Mais la Révolution russe, vécue comme une espérance, donne un nouvel espoir à la classe ouvrière, même si cette espérance se révèle d’un caractère fallacieux. Car les sociaux-démocrates – réformistes ou « révolutionnaires » (5) – qui l’encadrent vont de fait entériner le modèle bernsteinien (6) et accorder leur démarche revendicative avec la proposition de développement capitaliste.
Né dans les années 1920 aux Etats-Unis, c’est ce que l’on a appelé le « compromis fordiste ». Alors qu’ils n’avaient été jusqu’à présent que des producteurs, les salariés devenaient à présent consommateurs, ayant « le droit » de racheter les produits de leur travail qu’ils pouvaient, qu’ils devaient consommer. Après s’être équipé lui-même (industrie lourde, chemins de fer etc… le Capital équipe donc le Travail (biens de consommation). Le moteur de l’économie se modifie en même temps que l’idéologie dominante pénètre le monde ouvrier (7). Ce « compromis » , sous l’égide des Etats bourgeois démocratiques, est accepté par les sociaux-démocrates qui, désormais, s’appuieront sur des revendications quantitatives sans remettre en cause le système lui-même (8).
En contrepartie également toute critique radicale dudit système se verra marginalisée par les représentants syndicaux ou sociaux démocrates eux-mêmes, devenus rouages intermédiaires du système (9).
Le fordisme est un pendant politique dans le mouvement ouvrier à la vision politico-économique keynésienne.
Et Keynes est arrivé.
Keynes, comme Marx, est un critique des théories classiques et libérales de l’économie. Mais il conçoit son rôle comme salvateur du capitalisme alors que Marx œuvre à sa destruction. Cependant cette présentation de l’auteur du Capital est réductrice. Elle sou tend que l’objectivité de Marx peut être mise en question puisqu’il ne mettrait dans la balance que ce qui va dans le sens d’une hypothèse pré établie. Cette présentation de Marx, dernier penseur conséquent de l’économie politique, oubliant sa démarche scientifique et rationnelle, est aussi vieille que celle du penseur allemand. Elle vient en grande majorité de gens qui n’ont pas lu son œuvre – comme Keynes ! – et qui la déforme en interprétant certains de ces aspects. C’est ce que fait l’auteur de la « Théorie Générale » qui réduit la critique marxiste à une vision ricardienne.
Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, Keynes n’influença que fort peu la politique américaine du New Deal. Il faut attendre le second New Deal – 1933-1935 – pour qu’on s’en inspire quelque peu. La crise, génératrice d’une terrible misère, rebondit inexorablement en 1937. Elle sera exorcisée non par Keynes mais par la Seconde Guerre Mondiale.
Mais le nouvel essor du capitalisme après la fin de celle-ci fut présenté comme un succès du keynésianisme.
Injection de masse monétaire par la puissance publique, politique de l’emploi et des revenus, nécessité de régulation monétaire à l’échelle internationale…. Certes l’Etat était intervenu. On adoptait des nouvelles règles, de nouvelles politiques censées réguler les marchés.
Mattick concédait que l’intervention de l’Etat avait transformé le capitalisme et prolongé son existence. Mais clairement ce furent la guerre et ses énormes destructions qui rétablirent la rentabilité du capital et relancèrent la machine économique et non les politiques keynésiennes.
Et c’est bien la théorie de la valeur-travail qui reste la méthode d’analyse clé même après l’intervention de l’Etat dans l’économie.
L’auteur de « Marx et Keynes » est bien conscient de l’influence de l’Etat visant à favoriser la consommation, à jouer, par exemple, sur les taux d’intérêt. Mais la crise de rentabilité du capital perçue dès la fin des années 1970 pouvait-elle ainsi être surmontée ? Les déséquilibres mortifères du système peuvent-ils être modifiés ? Dans la logique du système rien n’est changé répond Mattick.
L’échec du keynésianisme
Le problème de l’accumulation du capital était perçu par Keynes. Et c’est cette question qui fait l’argumentation de Paul Mattick. Il démontre que ce n’est pas l’accroissement de l’intervention de l’État qui était la cause des problèmes du capitalisme privé mais, qu’au contraire, c’était bien les difficultés dans la production de profit dans le secteur privé qui justifiaient l’interventionnisme.
Les limites de l’économie mixte sont inhérentes à l’accroissement de cette intervention. L’augmentation de la production sociale induite par les fonds publics a une incidence sur la rentabilité totale du capital. Ces fonds sont en effet prélevés sur les profits du secteur privé, ou financé par la dette. Mais la production générée par les commandes de l’Etat n’est pas, à court terme, productrice de nouveaux profits. Il s’agit simplement d’une redistribution des profits totaux au bénéfice de tout ou partie des capitalistes. Cette vision des choses trouve confirmation dans l’évolution du capitalisme moderne. L’intervention de l’Etat s’est généralisée. Elle est devenue indispensable, seul moyen de maintenir l’emploi et un certain équilibre social.
Mais les déficits de l’Etat, en période de récession, sont-ils absorbés par la relance privée de production de profit ? Cette « grande idée » keynésienne n’a jamais été confirmée par les faits, bien au contraire !
La relance, depuis la seconde guerre mondiale, s’est accompagnée d’un accroissement de la dette publique jugée longtemps nécessaire et sans danger.
Mattick pointe le fait que « les conditions qui rendaient cette solution efficace sont en voie de disparition ». Les crises montrent que le jeu du marché menace la survie du capitalisme, ce que Keynes reconnaissait lui-même. Mais elles montrent aussi que l’interventionnisme n’améliore en rien les fondements de la rentabilité du capital. Preuve en est aujourd’hui le niveau atteint par la dette souveraine entravant le fonctionnement financier du système. Le navire capitaliste navigue alors de Charybde en Scylla, entre la réduction du déficit et l’aggravation de la récession et du chômage, preuve in extremis de la faillite du scenario keynésien.
La récession actuelle ne permet plus de rejouer ledit scenario comme dans l’après-guerre. Alors que partout la baisse tendancielle du travail apparait clairement, on ne voit quels pourraient être les nouveaux marchés permettant une véritable relance par un retour de l’emploi et donc une nouvelle phase d’accumulation. Le commerce international s’affaiblit. La seule perspective est l’aboutissement à des soubresauts dus à l’interminable jeu de dupes de la financiarisation.
Produire et consommer en Chine n’est-ce pas là la planche de salut ? Ce n’est pas sans ironie que l’on contemple les ébats pleins d’espoir de ceux qui hier vilipendaient la dictature du capitalisme d’état et qui aujourd’hui couvent d’un œil mouillé de bienveillance le régime totalitaire chinois qui a su si bien allier contrôle de l’Etat, prise en compte des besoins du marché international…et donc la sur exploitation des travailleurs ! Cependant la tentative d’accumulation du capital en Chine même prend l’aspect d’une crise financière à l’échelle du pays. D’autre part la sur exploitation des individus et de l’environnement ne sont pas sans provoquer des révoltes dont on peut penser qu’elles finiront par mettre à bas le totalitarisme au grand dam de nos importateurs. (10)
Mort du keynésianisme et tendance à la financiarisation, ultime stade du capitalisme.
Paul Mattick disparait en 1981, tout juste au moment de la remise en cause du keynésianisme par les dirigeants capitalistes. Et peu avant la Chute du Mur de Berlin qui sanctionne elle aussi une faillite du capitalisme d’Etat. Il n’aura pas l’heur de voir un peu plus tard s’accélérer l’effondrement du système capitaliste tout entier.
La baisse tendancielle du taux de profit est remise à l’ordre du jour. Et c’est d’ailleurs ce qui avait fait revenir Mattick dans le militantisme. Il analyse alors en même temps la possibilité de conditions propices à une critique radical du système. Ce sont des thèses qu’il va développer dans des articles et dans les comités de chômeurs qu’il anime.
L’analyse de la baisse tendancielle du taux de profit est-elle fondée ? Bien des analystes et penseurs la mettent en question (11). Nous n’entrerons pas ici dans un débat primordial. Mais nous nous permettons de donner cependant notre « intime conviction » qui va dans le sens de la démonstration de Mattick. Si le profit n’était pas sans cesse remis en question, pourquoi les grandes entreprises sises dans les pays anciennement industrialisés, auraient-elles conçues des délocalisations de la main d’œuvre à grande échelle ? C’est bien le coût du travail qui détermine ledit profit. A partir de 1979 on constate un retournement monétariste qui tient son origine dans la conséquence d’un manque de rentabilité du Capital à l’échelle internationale. L’heure était venue de se débarrasser de Keynes. « Libéraliser » veut dire alors trouver les moyens de sortir le capitalisme mondial de sa crise de rentabilité.
N’a t-on pas trouvé la bonne voie quand les performances de la sphère financière deviennent si vite spectaculaires ? En 1986 elles avaient progressé de 130% soit une croissance dix fois supérieure à l’économie réelle des pays de l’OCDE. !
Mais le découplage entre l’économie réelle et la sphère financière a rapidement généré des crises et des « bulles » se succèdent vite à un rythme inquiétant. La première, réponse au « libéralisme-bienfaisant -retrouvée » et donc à la financiarisation, date d’octobre 1987. Quelques discours et une confiance sans faille dans le bien fondé du « laissez faire laissez passer » laissaient déjà voir néanmoins, pour seul horizon, des dévalorisations financières en chaîne.
Les déficits publics s’accroissent et le système bancaire des grands pays capitalistes subit alors des coups de boutoir de plus en plus sévères (12). Les restructurations se succèdent visant à éponger les créances « douteuses », qui sont en réalité les anticipations de profit et de spéculation impossible à réaliser.
Les représentants du capitalisme mondial (13) ne remettent en rien de « l’ordre » en abolissant toute règle qui entraverait le fonctionnement « libre » des marchés. Pour retrouver les « meilleurs rendements » on a certes abouti, grâce à la « bienfaisante concurrence », à un décloisonnement en chaîne de la sphère financière. Mais du même coup tous les établissements bancaires sont alors voués à la contamination par les fonds « douteux » auxquels ils sont liés.
Et aujourd’hui, malgré une faillite avérée du système financier, seuls quelques naïfs, malheureux « apprentis sorciers », peuvent croire encore en un sursaut, un retour en arrière au temps paisible où les banques et institutions financières verraient à nouveau leurs activités recentrées. Car ce n’est pas par hasard que le Glass Steagall Act a été remis en cause aux Etats-Unis. En France ce fut la loi bancaire de 1984 qui mit fin à la distinction entre banques commerciales et banques d’investissement. Etablissements de crédit et maisons de titres voient ensuite leurs frontières s’abolir à travers la réforme des Bourses de Londres et de Paris. Le système bancaire est aussi réglé à l’échelle européenne par les différents traités, dont celui de Maastricht et les accords de Bâle III. L’intégration des secteurs bancaires et financiers nationaux s’en trouve accéléré, rendant sensible à l’ensemble les conséquences de faiblesses avérées et cachées de tout un système (faillite de la Grèce).
Au risque de passer pour « un dogmatique invétéré » nous terminerons ici ce paragraphe par une citation tirée de la revue bordiguiste Invariance – l’auteur en est sans doute le déconcertant Jacques Camatte – où l’on se réfère judicieusement à Marx :
« Au cours de la crise, tout le capital fictif s’effondre. Elle indique que la production capitaliste n’est pas arrivée à dominer la loi de 1a baisse tendancielle du taux de profit, ou, ce qui revient au même, que la crise n’est qu’un moyen catastrophique pour surmonter cette contradiction. Elle est parvenue à dominer la loi sur 1a base de laquelle elle s’est développée (loi de la valeur) mais elle ne parvient pas à s’assujettir celle qui la régit. C’est pourquoi cette loi de la baisse tendancielle du taux de profit est « la plus importante de l’économie politique et elle est la plus essentielle lorsqu’il s’agit de comprendre les rapports les plus difficiles. Du point de vue historique, elle est aussi la loi 1a plus importante. C’est une loi qui, malgré sa simplicité, n’a jamais été comprise jusqu’à ce jour et encore moins exprimée de façon consciente. » (Fondement, t. 2, p. 275).
« 4.2.22. –Avec l’accroissement du capital et donc de la productivité du travail, toutes les entraves au procès de valorisation, que le capital n’a pas supprimées mais englobées, deviennent des moyens de valorisation : la rente foncière (agraire οu des terrains à bâtir), les limites nationales avec le protectionnisme, etc… Cela veut dire, en définitive, essor considérable de la spéculation. Autrement dit, arrivé à un certain stade de la dévalorisation, le capital ne peut la fuir qu’au travers de la spéculation et en devenant capital fictif. »
Extrait de la revue Invariance, Thèses de travail 1969 »
Et après ?
Paul Mattick explique pourquoi le keynésianisme ne fut qu’une tentative de la classe capitaliste pour sauver provisoirement son système. La phase d’expansion, au détriment d’une grande partie de la planète et des populations, après la Seconde Guerre mondiale a pu faire illusion, laissant penser que le capitalisme libéral était la « fin de l’Histoire » et que l’en se retrouvait donc bien à l’abri d’une crise mortelle. Cette vision est aujourd’hui remise en question par les faits. Non seulement le modèle économique s’effondre mais les institutions que les dirigeants capitalistes prétendent promouvoir et respecter, nous enjoignant par exemple, à « bien voter », sont clairement violées à l’échelle européenne par ces mêmes dirigeants. Les contradictions s’exacerbent. Et la révolte populaire gronde de tous côtés.
L’analyse de Mattick nous aide à y voir plus clair, nous donne des clés. Le renversement de la société capitaliste « d’économie mixte » en vue de la reconstruction collective d’un mode nouveau de fonctionnement est plus que jamais à l’ordre du jour. Cette transformation est moins un choix idéologique qu’une nécessité pratique. C’est le message essentiel de Paul Mattick, penseur et combattant.
NOTES
1. Industrial Workers of the World, syndicat révolutionnaire nord américain, né en 1905. Persécuté, il réussit à subsister et même à se développer au cours de ces trente dernières années. L’un de ses adhérents le plus fameux aujourd’hui est sans doute Noam Chomsky.
2. Il collabore, avec d’autres penseurs de la « gauche allemande » à nombre de petites publications de communisme de conseils comme Living Marxism ou News Essays.
3. « Mais Trotski ne se demandait même pas comment on pourrait s’y prendre pour mesurer objectivement la « productivité du travail individuel ».En pratique, il y avait entre les rémunérations des diverses sortes de travaux des différences analogue à celle que présente la grille générale des salaires en système capitaliste , lors même que les salaires étaient fixés par le gouvernement, et non plus par le marché du travail. L’enrégimentation complète s’étant cependant révélée impossible, elle fut bientôt replacée par un mélange de rapport s de marché et de planification, de contrainte directe et indirecte, et de méthodes de mesure en argent ou en nature, ayant pour effet de soustraire le processus de production et de distribution sociales à la régulation par la loi de la valeur, sans aboutir pour autant à une économie socialiste ignorant la valeur. » Paul Mattick, Marx et Keynes, Gallimard 2010, p.386.
4. Après avoir commencé à se réjouir de « l’erreur » de Marx concernant la propension aux crises phénomène qui fait l’essence même du capitalisme, les penseurs bourgeois voient se succéder dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle deux graves crises économiques.
5. Par social-démocratie nous entendons ici les partis dits « socialistes » et les partis dits « communistes ».
6. Edouard Bernstein est un théoricien socialiste, contemporain d’Engels qu’il rencontra. Il prônait une action principalement réformiste. Par ses analyses il influença aussi bien les partis sociaux démocrates que des partisans du syndicalisme révolutionnaire et Sorel lui-même
7. Le « camp ouvrier » avec ses modes vestimentaires, ses conduites, sa morale, disparait alors. A la fierté d’être prolétaire, succède la honte, la volonté de se fondre dans le modèle bourgeois, costume-cravate, cheveux courts raie sur le côté au volant de sa nouvelle voiture…. L’exploitation devient donc totale : âme et corps se doivent d’appartenir au système. Et toute possibilité d’organisation radicale contre lui, sans les sociaux-démocrates qui sont devenus les seuls interlocuteurs acceptables, est rapidement marginalisée, considérée comme criminelle.
8. A l’électoralisme promu par les leaders politiques de droite ou de gauche, répondait, très répandu, l’abstentionnisme politique, mot d’ordre des organisations ouvrières syndicales d’avant 1914. Cette participation au « jeu électoral bourgeois » est tout au contraire encouragée, même par les « communistes » qui participent, en France, à toutes les élections à partir de 1932.
9. Le vieux syndicalisme révolutionnaire est marginalisé, éliminé, non seulement par les capitalistes mais par les cadres syndicalistes réformistes et les sociaux démocrates. Cependant la fin du compromis fordiste et l’échec du keynésianisme tue la sociale démocratie, la laisse vide de sens, sans véritable raison d’être car n’ayant aucune alternative à la société capitaliste telle qu’elle est, où aucun réformisme n’est plus possible. Du même coup l’alternative que portait le syndicalisme révolutionnaire retrouve des couleurs…
10. Sur l’évolution économique et financière de la Chine voir « Le Monde » du 04/10/2011 « Et si le moteur chinois calait lui aussi » de Brice Pedrolatti, où l’on s’aperçoit que les « pyramides-Ponzi » ont fait des émules dans le Céleste Empire. Voir aussi l’article de François Leclerc, « La Chine contaminée » du 11/10/2011 sur le Blog de Jorion
11. Mattick aurait trouvé une nouvelle inspiration à travers la lecture de Henryck Grossman (1881-1950) économiste polonais. Cet auteur qui revenait sur la question de la baisse tendancielle du taux de profit a néanmoins été critiqué et ses arguments ont été contestés. Cependant l’auteur de « Marx et Keynes » n’y fait pas référence ici, se bornant à reprendre les analyses et les citations de Marx lui-même pour étayer sa démonstration.
12. Cet article est rédigé début octobre 2011, dans l’attente d’une crise bancaire systémique en Europe….
13. Ces dirigeants ou VIP, semblent, si l’on se fit à la tonalité des échanges qui peuvent avoir lieu au sein de certains groupes ou coteries, comme le « groupe de Bilderberg », accepter la faillite du système sans qu’il y ait possibilité de le réformer. De façon irréaliste ,ils tablent sur un nouveau départ, quitte à ce qu’ils se fassent sur des décombres et la misère générale. Peu leur importe que le système d’exploitation de l’homme par l’homme prenne la forme de l’antique servage du moment qu’il se maintienne d’une façon ou d’une autre et que le Profit soit possible !. Mais comment ne pas déceler une attitude mortifère signe de décadence de la pensée libérale, dans la conduite desdits dirigeants ?
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec