Le club Vinland de Benoît Pilon, Nomadland de Chloé Zhao, l’Amérique pleure des Cowboys Fringants, trois films qui défendent avec opiniâtreté le monde ouvrier des humbles de la terre, dans des décors de pauvreté assumée, avec comme splendides rédemptions, la promesse d’une éducation salvatrice, la résilience humaine et l’art engagé.
Dans le premier film, le jeu exceptionnel de Sébastien Ricard transmet la flamme d’un jeune frère enseignant habité par une idée qu’il communique passionnément aux élèves confiés à sa garde. L’ébranleront, sans le détruire, les coups d’un destin défavorable, parce qu’il ne jouit d’aucun soutien réel de la communauté scientifique universitaire à laquelle il aspire de toutes ses forces, de tout son talent. Le scénario suggère des pistes romantiques faciles qu’il se refuse à emprunter, par une ascèse fort bienvenue qui permet de mieux cerner le sujet crucial de l’époque de Duplessis, voulant casser le développement intellectuel du Québec en le maintenant dans un cléricalisme sans envergure et mesquin.
On attend en contrepoids le film de Manon Cousin sur les prêtres-ouvriers de Pointe St-Charles. Le club Vinland évite à la fois la mièvrerie de la Passion d’Augustine et le sentier de la caricature obscène. Il dresse les portraits nuancés des trois confrères solidement campés, Rémy Girard en directeur sympathique ainsi que François Papineau et Fabien Cloutier dans des rôles antipathiques, alternant avec ceux de jeunes acteurs superbement dirigés par Benoît Pilon et d’une Émilie Bibeau, aussi attendrissante dans son rôle de veuve déterminée, que Karelle Tremblay l’était en adolescente prenant la décision de s’arracher au provincialisme exécré.
Sébastien Pilote l’avait bien cernée, déchirée entre l’amour de son père syndicaliste (joué par Luc Picard) et la solidarité féminine avec sa propre mère dont il était divorcé, dans La disparition des lucioles, un grand film trop tôt oublié. Sans emprunt à Loco Locass – c’eut été trop facile – la musique de Pierre Lapointe, plus les images de qualité dues en partie au travail de Patrice Bengle à la mémoire de qui le film est dédié, évoquent le rêve vital d’échapper au quotidien par un voyage archéologique dans le temps en prouvant l’établissement hypothétique du Vinland viking au Canada et qui sait, en Charlevoix.
Dans le second film, un même désir de voyage porte Nomadland, transcendé par le jeu de Frances McDormand adorée dans Three billboards où elle avait été récompensée par un deuxième Oscar. En nomination pour un troisième, elle entraînera peut-être avec elle ce qui serait seulement la deuxième réalisatrice à vie récompensée par un Oscar, Chloé Zhao!
On a trop parlé de poésie pour ce film dont les décors sont l’Amérique dans sa laideur extrême de mines abandonnées, de rocailles désertiques, d’autoroutes disjonctées, de stationnements de Walmarts et d’entrepôts Amazon que, contrairement au livre de Jessica Bruder dont il est issu, le film ne dénonce pas. Mais ses images parlent de dépouillement misérable ou au mieux, de simplicité (in)volontaire qui ramènent tous les rapports humains à un dénominateur commun proche de la philosophie du renoncement du cinéaste Robert Bresson ou de Christian Bobin, que m’avait fait découvrir Richard Séguin.
La réalisatrice n’a pas craint de faire évoluer l’actrice chevronnée parmi des êtres réels, marqués par la vie : une aînée raconte avoir renoncé au suicide qu’elle avait sérieusement envisagé, en réfléchissant à la dernière minute à ses deux chiens qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner à leur sort, et un vieillard, sorte de gourou ayant adopté une confrérie de gens habitant dans leurs camions au milieu de nulle part, avec son admirable commisération de père Noël à l’égard de tous et toutes, avoue que c’est le seul moyen de se pardonner de n’avoir pu éviter que son fils commette l’irréparable suicide, cinq ans auparavant.
Tout ce monde vit dans des conditions sanitaires déplorables avec la peur d’être immobilisé par la maladie ou un pneu crevé en un endroit isolé, ou celle d’être agressé. D’ailleurs, on explique le peu de Noirs dans ces communautés par le fait que leur vulnérabilité ne survivrait pas au harcèlement des criminels… et des policiers. Le film est si réaliste dans la description du vécu de cette pauvreté que, lorsque l’héroïne y échappe momentanément, en acceptant une invitation dans une maison cossue habitée par une famille tendre et unie, son partage d’un repas de l’Action de Grâces fait saliver le spectateur, en contraste des sandwiches dégoûtants ou boîtes de conserves à son menu habituel. Mais la route l’appelle, sa condition de nomade qui lui permet d’espérer, sinon l’aider à échapper à ses angoisses existentielles…
Dans le 3e film, le thème du voyage habite naturellement les saltimbanques Cowboys Fringants nous entraînant dans leur dernière tournée en plusieurs environnements urbains en décrépitude, à l’instar du film précédent. La pénétrante poésie urbaine et politique de Jean-François Pauzé chantée par Karl Tremblay nous offre leur si beau chant Les étoiles filantes. Nos musiciens témoignent de leur confrontation à des endroits d’une pauvreté misérable, tant géographique que linguistique, à ce point qu’on pense à Elvis Gratton ou à La terre est une pizza de Gilles Carle, autre visionnaire qui voyageait à partir d’un quotidien transcendé à la Gaston Miron. Il y a des fenêtres d’espoir, représentées par des images de notre nature, qui se reflètent dans
- Une poésie assez lucide pour nommer très précisément nos failles, que la musique sauve du cynisme grâce à la voix si expressive de Karl Tremblay;
- La générosité de la Fondation Cowboys Fringants;
- L’admirable engagement écologique du bassiste Jérôme Dupras qui enseigne et fait des recherches scientifiques à l’Université du Québec en Outaouais ;
- Et la dernière et non la moindre, la seule fille des parfois sept membres du groupe, Marie-Annick Lépine, qui joue d’une demi-douzaine d’instruments avec un entrain animé de sourires, les trop rares du film. Encore un modèle de féminisme salvateur !
Écrites le 14 Décembre 2015, voici quelques paroles de leur immortelle chanson
LE DERNIER HUMAIN DE LA TERRE
Il ne reste que quelques minutes à ma vie
Tout au plus quelques heures, je sens que je faiblis
Mon frère est mort hier au milieu du désert
Je suis maintenant le dernier humain de la terre. (…)
Tout ça a commencé il y a plusieurs années
Alors que mes ancêtres étaient obnubilés
Par des bouts de papier que l’on appelait argent
Qui rendait certains hommes vraiment riches et puissants (…)
Et ces nouveaux dieux ne reculant devant rien
Étaient prêts à tout pour arriver à leurs fins
Pour s’enrichir encore ils ont rasé la terre
Pollué l’air ambiant et tari les rivières (…)
C’est des années plus tard qu’ils ont vu le non–sens
Dans la panique ont déclaré l’état d’urgence
Quand tous les océans ont englouti les îles
Et que les inondations ont frappé les grandes villes
Et par la suite pendant toute une décennie
Ce furent les ouragans et puis les incendies
Les tremblements de terre et la grande sécheresse
Partout sur les visages on lisait la détresse
Les gens ont dû se battre contre les pandémies
Décimés par millions par d’atroces maladies
Puis les autres sont morts par la soif ou la faim
Comme tombent les mouches…
Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien…
Plus rien…
Plus rien…
Mon frère est mort hier au milieu du désert
Je suis maintenant le dernier humain de la terre
Au fond l’intelligence qu’on nous avait donnée
N’aura été qu’un beau cadeau empoisonné
Car il ne reste que quelques minutes à la vie
Tout au plus quelques heures, je sens que je faiblis
Je ne peux plus marcher, j’ai peine à respirer
Adieu l’humanité…
Adieu l’humanité…
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