Cluseret dort bien.
Il faut avouer que la Commune possède un délégué à la Guerre d’un grand calme et d’une remarquable puissance de sommeil1.
Mâtin, quel dormeur !
Toute la nuit les forts de Vanves et d’Issy ont fait un vacarme d’enfer et tout Paris, depuis dix heures du soir, était en émoi.
Jamais, durant le siège des Prussiens on n’entendit une telle canonnade.
Theisz, J.-B. Clément et moi, nous sommes partis de l’Hôtel de Ville à minuit, au pas de gymnastique, pour savoir au juste ce qui se passait.
La porte de Bagneux était fermée et gardée par bon nombre de fédérés attendant l’ordre de marcher sur Vanves d’où le bruit semblait plus particulièrement venir. – On nous laisse sortir et nous arrivons au fort.
Rien de grave, qu’une excessive dépense de munitions.
Vers dix heures, une escarmouche d’avant-postes avait eu lieu entre les nôtres et quelques tirailleurs versaillais.
Cette petite affaire avait mis les fédérés en train et ils continuent à «s’égayer» comme nous dit le commandant du fort, le citoyen Monterey.
Puis ceux d’Issy s’étaient mis alors de la partie. De là tout ce beau tapage.
Il serait bon pourtant de ne pas trop se livrer à de semblables distractions, bien moins à cause du gaspillage de munitions que pour éviter de mettre ainsi tout le monde en l’air.
Les femmes et les enfants de ceux qui «s’égaient» ici sont à cette heure dans de mortelles transes, craignant d’apprendre la mort du père, tué peut-être dans ce qu’ils croient être engagement sérieux.
Mais le plus singulier de l’affaire, c’est que nulle part on n’a vu Cluseret ni reçu aucune demande d’informations de sa part.
Rentrés dans Paris, nous allons à la Guerre pour rendre compte de ce que nous avons vu. Pas plus de Cluseret que s’il n’avait jamais existé !
Il paraît que cette nuit-là, il a couché à la préfecture de police, et qu’il n’a rien entendu.
Un bon sommeil est, dit-on, l’indice d’une conscience tranquille.
Quel innocent doit être ce général… d’Amérique!2
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Il s’agit de Cluseret, qui sera remplacé par Rossel au poste de délégué à la Guerre.
2 Cluseret: Entre autres pérégrinations, cet aventurier louche participa à la répression de juin 1848 sous les ordres de Cavaignac, puis à la Guerre de Sécession sous l’uniforme de l’armée nordiste, avant de devenir délégué à la Guerre de la Commune de Paris. Lors de la Semaine sanglante, il parviendra à s’enfuir, contrairement à son successeur Rossel, qui, après avoir refusé l’exil proposé par Thiers, sera fusillé le 28 novembre 1871, à l’âge de 27 ans.
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