Au mois d’août 1539, François 1er signe à Villers-Cotterêts l’« Ordonnance générale en matière de justice et de police ». Cette ordonnance fait du français la langue universelle du droit, de la justice et de l’État dans tout le royaume de France.
Cette initiative s’inscrit alors dans un contexte religieux tendu où les sujets du roi se retrouvent de plus en plus divisés entre catholiques et protestants. La foi a cessé d’être le principe unificateur qu’elle était autrefois. Pour cette raison, François 1er cherche à insuffler une dimension universelle à la langue française. Il décide d’en faire une langue d’État afin qu’elle serve de support à un modèle dominant et unificateur susceptible de renforcer son autorité sur toutes les parties de son royaume. Ainsi, il pourra promouvoir de façon plus française une certaine manière de penser et d’agir, des mœurs et des valeurs, des traditions et des institutions propres à une société politique qui prend davantage conscience de ce qu’elle est et de ce qui la distingue des autres. Le français, qui n’était jusque-là que la langue du roi et d’une partie de ses sujets, change de statut pour devenir la langue du droit, de la justice et du pouvoir dans l’État. D’une certaine façon, le roi voulait que la langue française devienne pour le droit civil et l’État ce que le latin avait été pour le droit canon et l’Église.
En avril 1663, le roi Louis XIV adopte l’« Edit de création du Conseil souverain de la Nouvelle-France ». Cet édit constitue l’acte fondateur de notre existence en tant que société civile et politique en Amérique du Nord. Il octroie au Conseil souverain des pouvoirs administratifs, législatifs et judiciaires sur l’ensemble de la Nouvelle-France. Sur le plan de la justice, il fait un pas important vers l’uniformisation et la modernisation du droit en faisant obligation au Conseil souverain de rendre justice conformément à l’ensemble des lois et coutumes en vigueur dans le ressort du Parlement de Paris. Parmi les lois et coutumes alors en vigueur dans ce Parlement, il y a l’« Ordonnance générale en matière de justice et de police » adoptée à Villers-Cotterêts 124 ans plus tôt. En conséquence, le français devient la langue du droit, de la justice et de l’État, en plus d’être la langue naturelle et maternelle des Canadiens.
Toutefois, le 10 février 1763, le roi de France cède le Canada et ses « habitants » au roi d’Angleterre. Les Canadiens changent de roi, mais ne deviennent pas des Anglais pour autant. Par exemple, quand certains vont se rendre en France pour différentes raisons, ils seront toujours considérés et traités comme des « naturels français ». En Angleterre, le roi, lui, porte le titre héréditaire de « roi des Anglais », mais il ne s’affiche jamais comme « roi anglais ». Sans doute devient-il en 1763 le « roi du Canada et des Canadiens ». Alors, qu’en est-il de la langue du droit, de la justice et de l’État dans cette nouvelle colonie du roi des Anglais ? Chose certaine, le droit anglais de l’époque reconnaît le principe de la continuité de droit pour les colonies acquises par conquête, cession ou traité. Pour s’en faire une idée, il nous faut faire un petit détour par l’Angleterre.
Les beaux jours de la langue française en Angleterre
En 1066, le duc Guillaume de Normandie et ses barons conquièrent l’Angleterre, s’accaparent du pouvoir et créent une nouvelle dynastie régnante. Tous ces étrangers ne parlent que le français. En conséquence, le français, langue du roi et de ses barons, devient immédiatement la langue du pouvoir, de la justice et de la magistrature. Rapidement, le latin et le vieil anglais vont s’effacer devant le français. Le français s’impose donc partout en Angleterre, y compris dans toutes les institutions de la royauté. Le vieil anglais s’efface, mais ne disparaît pas. En 1362, il va même commencer à refaire surface.
Anno 36° Edward III. A. D. 1362
En 1337 commence la guerre de Cent Ans. Édouard III, roi des Anglais, mais petit-fils par sa mère de Philippe IV le Bel, roi de France, réclame la couronne de France. Mais les barons français s’opposent aux prétentions d’Edouard III. En France, la couronne ne se transmet que par la ligne paternelle disent les barons. Édouard prend alors les armes pour faire reconnaître son titre de roi de France. Il gagne bien des batailles, mais pas la guerre. Le conflit se prolongeant, il ne tarde pas à manquer d’argent. En 1362, une dépense exceptionnelle s’ajoute à celle de la guerre. Né en 1312, il veut célébrer son 50e anniversaire de manière fastueuse. Seuls les bourgeois de Londres, qui ont des membres au Parlement, pourraient lui en fournir. Mais ces bourgeois sont beaucoup plus anglophiles que le roi et ses barons. La peste noire, qui a sévi de 1348 à 1352, a fait des ravages parmi la population française de Londres. Un grand nombre de paysans anglo-saxons ont été recrutés pour les remplacer. En conséquence, les bourgeois ont une requête à faire valoir pour autoriser l’usage de l’anglais lors de certaines procédures judiciaires. Le roi, qui a un urgent besoin d’argent, consent. D’où la loi votée – en français– à l’automne 1362 qui s’intitule : « Estatut fait en Parliament a Westminster pour autoriser a plaider en la langue du people englais en les courtz du Roi & autres courtz ». Bref, les rats de la grande peste, arrivés à un point de divergence dans l’histoire de l’Angleterre, ont joué un rôle providentiel dans la renaissance d’une langue qui était condamnée à disparaître.
Mais cette loi ne va pas pour autant faire de l’anglais la langue du droit et de la justice. Elle n’octroie qu’un privilège à certains justiciables anglais qui comparaissent en personne devant un tribunal. La procédure continuera d’avoir lieu en latin et en français, et les juges continueront à rédiger leurs jugements en français jusque dans le premier quart du XVIIIe siècle. Seuls les justiciables auront le droit de s’adresser aux juges en anglais. Quant au Parlement, il continuera à voter ses lois en français jusqu’en 1485, date du début d’une nouvelle dynastie avec Henri VII.
Toutefois, du côté de la monarchie, la loi de 1362 ne change strictement rien aux droits et privilèges de la couronne. Le français reste – et va toujours rester – la langue patrimoniale de la monarchie. Ce statut patrimonial a force légale et n’a jamais changé au cours des siècles. Pour le changer, il faudrait une loi explicite à ce sujet par le Parlement de Westminster. Mais ça n’a jamais eu lieu et ça n’aura jamais lieu non plus. Au regard du droit, le roi n’est ni Anglais ni même anglophone. Il est le « roi des Anglais » et sa langue patrimoniale est le français. C’est encore le cas aujourd’hui, et ce, même si sa langue maternelle est l’anglais. Par exemple, lors de la procédure de l’assentiment royal donné à un projet de loi voté par les deux Chambres, tous les écrits et toutes les paroles prononcées doivent avoir lieu en français. Les constitutionnalistes anglais prétendent que le faire en anglais constituerait un vice de forme qui rendrait toute la procédure sans valeur légale.
Cet exemple nous interpelle fortement. Alors que, depuis toujours, le roi ne peut légalement renoncer au français en Angleterre là où la langue nationale est l’anglais, comment ce roi pourrait-il se comporter en unilingue Anglais au Canada là où la langue nationale est le français, et au Québec là où le français est langue d’État. Le traité de Paris a été une cession de roi à roi, et ce, sans le consentement des Canadiens. Mais Louis XV n’a jamais cédé le Canada et ses « habitants » à l’autorité du peuple anglais. Il a cédé ses droits « au roi d’Angleterre », parfois appelé « roi des Anglais ».
En 1763, le nouveau roi du Canada avait donc le français pour langue patrimoniale depuis sept siècles. Par le sort des armes, il était devenu le roi d’un peuple de langue française qui possédait déjà un système de justice bien réglé, et dont la langue maternelle était aussi la langue de la justice et langue d’État depuis 1663. Des questions se posent en ce sens, et ce, d’autant plus qu’il faut tenir compte du principe de la continuité du droit en matière de cessions de peuples et de territoires.
Le principe de la continuité du droit
Le principe de la continuité du droit peut être examiné tant du côté du droit anglais que celui du droit international coutumier. En fait, les deux systèmes disent à peu près la même sur ce sujet.
Du côté du droit anglais, le principe est à l’effet que, lorsque le roi acquiert par « conquête, cession ou traité » une colonie déjà habitée et possédant son propre système juridique, le principe de la continuité du droit s’applique. Toutefois, le roi peut faire quelques changements aux lois afin de permettre l’exercice de sa souveraineté. Mais, concernant notre cas, aucun changement n’était nécessaire au niveau du français langue d’État compte tenu que le nouveau roi du Canada avait le français comme langue patrimoniale depuis sept siècles et que les Canadiens avaient le français comme langue maternelle et langue nationale. En Angleterre, il y a un adage constitutionnel dit que « le roi ne meurt jamais ». Bien entendu, le roi, en tant que personne humaine, meurt, mais le roi, en tant qu’institution, ne meurt jamais. En ce sens, Guillaume II, intronisé roi d’Angleterre en 1066, continue son règne en la personne d’Élisabeth II. Même si cette dernière à l’anglais comme langue maternelle, elle continue de conserver le français comme langue patrimoniale par le seul effet d’une coutume qui a pris naissance en 1066. La reine Élisabeth ne pourrait pas le changer de sa propre autorité.
Le principe de la continuité du droit a également été rappelé le 24 décembre 1764 par le juge en chef du royaume, lord Mansfield, dans une lettre adressée au premier ministre, lord Grenville, au sujet d’informations qu’il venait tout juste d’obtenir sur le traitement fait aux lois et coutumes du Canada. Il précise dans cette lettre que le droit anglais a toujours appliqué scrupuleusement le principe de la continuité du droit pour les colonies déjà peuplées et acquises par conquête, cession ou traité. Dans son esprit, il ne fait aucun doute que les Canadiens sont en droit de réclamer le respect de leurs anciennes lois et coutumes, ce qui inclut l’« Ordonnance générale en matière de justice et de police » qui fait du français la langue d’État en 1663. Seul le Parlement de Westminster avait l’autorité nécessaire pour l’abolir, ce que, d’ailleurs, il n’a jamais fait ni même jamais envisagé.
L’Acte de Québec
En juin 1774, le Parlement de Westminster reconnaît le principe de la continuité des lois et coutumes du Canada en votant l’« Acte de Québec ». Dans les nombreux mémos, lettres, rapports et procès-verbaux échangés par les lords du gouvernement durant les études préliminaires et la préparation du projet de loi, personne n’a jamais soulevé la question de changer le statut du français au Canada.
Toutefois, juste avant le dépôt du projet de loi, lord Mansfield, lequel surveillait assidument l’avancement des travaux, avait écrit un mémo aux lords du gouvernement pour leur dire que s’ils avaient l’intention d’octroyer des privilèges aux Anglais du Canada, ils se devaient de le faire expressément « car, écrivait-il, si le Parlement ne le fait pas lui-même, je ne vois pas comment un juge pourrait le faire au Canada ». Bref, lord Mansfield – reconnu aujourd’hui comme l’un des plus grands juristes de toute l’histoire de l’Angleterre – reconnaissait l’application du principe de la continuité du droit au Canada, à l’exception de quelques changements nécessaires que le Parlement de Westminster pourrait apporter de temps à autre.
De plus, lors des débats parlementaires en mai et juin 1774, lord Thurlow, procureur général et parrain du projet, avait pris la peine de préciser que les Anglais établis au Canada devaient se soumettre aux lois et coutumes du pays « de la même façon que les marchands étrangers qui s’en viennent ici à Londres pour leurs affaires doivent respecter les lois de notre pays ».
Donc, le principe du français langue d’État survivait et s’appliquait aux Anglais du Canada comme il s’appliquait aux Canadiens eux-mêmes. Soulignons à cet effet que, au moment où ces lignes sont écrites, aucun Parlement n’a jamais abrogé l’« Ordonnance générale en matière de justice et de police ». Il y un principe universel en droit qui dit qu’« une loi demeure une loi tant et aussi longtemps qu’elle n’a pas été abrogée par l’autorité compétente ». Donc, le français est aujourd’hui bien davantage que la langue officielle du Québec. Il est la langue d’État, langue de l’autorité suprême dans l’État.
Le droit international coutumier
Quant au droit international coutumier, tous ses commentateurs, depuis le XVIe siècle, ont toujours reconnu l’application du principe de la continuité du droit. Tout souverain ayant acquis juridiction sur une colonie par conquête, cession ou traité se doit de respecter les lois et coutumes de l’endroit compte tenu que ces lois et coutumes font partie du patrimoine juridique de chaque peuple concerné. Aucun auteur n’a jamais remis en question ce principe.
Il apparaît donc clairement que le principe de la continuité du droit était, en 1763, reconnu tant par le droit anglais que par le Droit international coutumier. Il est vrai que ce principe a souvent été violé, mais on n’abroge jamais une loi en la violant. Si tel était le cas, tous les criminels deviendraient des législateurs potentiels. Seule l’autorité compétente peut abroger une loi en respectant la procédure établie.
On peut cependant dire que, si cette violation du droit s’est souvent répétée à partir de 1763, c’est en grande partie dû aux préjugés et à l’incompétence des juges anglais nommés par le gouvernement impérial. Notre droit, depuis cette époque, a toujours été méprisé et interprété au détriment des Canadiens. Des juges francophiles, on n’en a jamais connu. On n’a qu’à voir comment se comportent certains juges de la Cour suprême encore aujourd’hui.
Depuis 1763, nous avons vécu au sein d’un régime colonial qui a toujours cherché à nous mettre en état d’infériorité et de subordination. Ce type de rapport n’est pas propre aux Anglais. On peut le retrouver partout en milieu colonial. Quand des groupes distincts sont appelés à vivre ensemble, il se crée invariablement un rapport de domination/soumission. Le principe d’égalité des personnes et des groupes sociaux est d’ordre essentiellement moral, alors que les rapports de domination/soumission sont d’ordre naturel. Dans la nature, les plus forts sont toujours poussés à imposer leur dominance, à s’approprier par la force les meilleurs morceaux de nourriture, à évincer tous leurs rivaux en temps de reproduction. La nature n’a rien de moral. L’homme est seul à y être parvenu jusqu’à un certain point. En milieu colonial, les vieux réflexes de domination du plus fort l’emportent presque toujours sur la morale.
En Nouvelle-France, nos ancêtres étaient des gens audacieux, courageux, déterminés, qu’aucune difficulté ou obstacle n’arrivaient à ralentir. Ils voyaient tout en grand : grands sentiments, grands défis, grands rôles, grandes expéditions, grandes réalisations, etc. Ils ne doutaient pas beaucoup sur de leur capacité à réaliser de grandes choses malgré les difficultés et les obstacles. Cependant, nous avons, collectivement, perdu cet état d’esprit des origines. Et pourquoi ? Parce que nous avons été colonisés sur une longue période, alors que, eux, n’avaient jamais su ce que c’était de vivre sous le regard méprisant des autres.
Le colonialisme et la soumission aux plus forts modifient substantiellement l’identité de quelqu’un, c’est-à-dire l’image que chacun se fait de soi. En milieu colonial, le dominant a tout intérêt à mépriser le dominé, parce que ce mépris va finir par s’inscrire dans son identité, de sorte que le parfait colonisé est celui qui parviendra le mieux à se regarder dans les yeux de ceux qui le méprisent. À la longue, ce rapport dominant/dominé finit par s’institutionnaliser et apparaître normal à ceux qui le subissent. La violence du dominant devient d’autant plus efficace qu’elle se fait moins brutale et qu’elle s’incruste dans les mœurs sociales en place. Le dominé va si bien finir par apprécier son sort qu’il va même se transformer en défenseur zélé des droits et privilèges du dominant.
Des exemples gênants et honteux
Au Québec, ce type de rapport dure depuis longtemps. Par exemple, dans la loi 99 adoptée en 2000, on voit le législateur québécois se faire le protecteur des « droits consacrés » de la minorité historique anglaise, minorité qui, historiquement, a toujours détesté les Canadiens français et souhaité leur disparation. Dans ce cas, on comprend que le dominé se sent intimement lié et redevable des bienfaits reçus du dominant. Durant la messe, le prêtre « consacre » le pain et le vin pour en faire le « le corps et le sang du Christ ». Pourtant, dans un monde normal, les droits ne naissent pas d’une consécration quelconque, mais de la loi. Quand un dominé se donne la peine de garantir des « droits consacrés » au dominant qui le méprise, il faut sans doute qu’il ait appris à voir en lui une sorte de supériorité naturelle dont les moindres caprices ont vocation à devenir des droits sacrés.
Un autre exemple de cette consécration des droits du dominant est celui du financement des universités anglaises du Québec. Alors que le poids démographique de cette minorité aux « droits consacrés » est de 3,5 % de la population totale du Québec, le ministère de l’Éducation supérieure du Québec lui accorde 25% de tout le budget annuel alloué au financement universitaire. Cette minorité « aux droits consacrés » reçoit en argent chaque année sept fois son poids démographique. C’est hallucinant ! Et qui en sont les victimes ? Toutes les universités de langue française du Québec, leurs enseignants et leurs étudiants. Chaque année, année après année, nos dominés appauvrissent délibérément la formation de leurs enfants de 1 milliard $. Le gouvernement du Québec n’a aucune obligation légale de fournir la moindre cenne noire aux universités qui dispensent leurs cours dans une autre langue que le français. Le Québec français s’appauvrit en surfinançant une minorité qui a toujours méprisé et souhaité la disparation des Canadiens français. Leur plus ancien et plus violent slogan : « Les Canadiens français doivent disparaître de la surface de la terre » en dit long sur leur état d’esprit. Et quels signes de gratitude les appauvris reçoivent-ils pour cet appauvrissement d’un milliard $ par année ? Eh bien, les enrichis comparent les appauvris aux pires criminels de l’humanité en les abreuvant des mots les plus assassins que l’on puisse imaginer : nazis, racistes, xénophobes, islamophobes, etc.
Le plus grave, c’est que ce sont les appauvris qui jouent volontairement le premier rôle dans ce scandaleux mépris de soi.
Christian Néron
Membre du Barreau du Québec, Constitutionnaliste, Historien du droit et des institutions
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec