Un dock turc pour l’Arctique russe

Un dock turc pour l’Arctique russe

par Igor Delanoë.

La Russie passe commande à la Turquie pour un dock flottant qui servira à l’entretien des nouveaux brises-glace atomiques du Projet 22220. Le chantier naval Kuzey Star (Touzla, Istanbul) a remporté un appel d’offres de 5 milliards de roubles (€55,5 millions) lancé par Atomflot en mai dernier pour la construction d’un dock flottant de 200m de long et disposant d’un déplacement de 30 000 tonnes. Le dock doit être livré sous 29 semaines après la signature du contrat qui doit intervenir la semaine prochaine. Il sera basé dans la péninsule de Kola. Atomflot dispose à ce jour de deux docks flottants (PD-0002 et PD-3) pour ses opérations de maintenance, mais leurs capacités sont insuffisantes pour les futurs brises-glace du Projet 22220 (25 500 tonnes de déplacement).

Le Projet 22220

Source : OSK

Lancé fin mai 2020 avec une échéance fixée au 3 juillet, le tender n’aura au final attiré que des offres de la part de chantiers non-russes : 2 turcs (Kuzey Star et Epic Denizcilik ve Gemi Insaat) et 1 chinois (Jiangsu Dajin Heavy Industry Co. LTD). Kuzey Star l’a emporté alors que son offre était la plus élevée – 4,98 milliards RUR – par rapport à celle de ses concurrents turc (4,45 milliards RUR) et chinois (4,57 milliards RUR).

Pourquoi la Turquie ? Même si le gouvernement russe insiste sur la nécessité de passer commandes aux industriels nationaux pour les contrats publics, le pragmatisme l’emporte si les capacités nationales sont dans l’impossibilité de satisfaire la demande exprimée. Ce cas de figure s’est déjà présenté dans le domaine des constructions de docks flottants (pour ne citer que lui) : l’URSS avait acheté le PD-50 (135 000 tonnes – coulé en octobre 2018) à … la Suède en 1979. Pour le présent appel d’offres, les chantiers navals russes auraient été dans l’incapacité de s’aligner sur les offres turques et chinoise dans la mesure où en moyenne ils construisent 30% plus cher à la tonne et avec des dérapages dans les délais de livraisons. Leur offre se serait située autour de 8,5 milliards RUR et le gagnant aurait dû consentir des investissements de l’ordre de 5 milliards RUR pour acquérir le matériel nécessaire à l’exécution de la commande d’Atomflot. En outre, étant donné les sanctions qui pèsent sur la holding russe des constructions navales OSK qui détient la majorité des chantiers en Russie, il aurait été impossible d’acquérir des équipements à l’étranger. Il aurait donc fallu les commander auprès d’industriels russes, ce qui aurait immanquablement provoqué aussi des retards.

Seul Zvezda (Bolchoï Kamen, Extrême-Orient russe) – chantier naval flambant neuf détenu par Rosneft et qui n’appartient pas à OSK – aurait été prêt à remplir la commande d’Atomflot, mais pour 5,2 milliards RUR, donc en dépassant l’enveloppe assignée à ce projet (et avec de probables dépassements à prévoir). Zvezda construit actuellement un dock flottant du Projet 23380 de 43 000 tonnes qui servira pour l’entretien des mastodontes de Rosneftflot. Or, vu la perte du PD-50 et la nécessité de disposer en temps et en heures de capacités d’entretien pour les brises-glace atomiques du Projet 22220, Atomflot ne peut courir le risque de confier cette commande à un chantier russe. L’unité tête-de-série, l’Arktika, a réalisé sa première traversée arctique en décembre 2020.

Il existe par ailleurs depuis de nombreuses années une coopération industrielle dynamique entre la Russie et la Turquie dans le domaine des constructions navales. Une demi-douzaine de chantiers turcs ont réalisé et réalisent actuellement des commandes pour des plateformes passées par des clients publics et privés russes : chimiquiers, cargos, crabiers, chalutiers etc.

Pourquoi Kuzey Star ? Kuzey Star s’est vu confier la construction de deux transbordeurs de 11 000 tonnes qualifiées Arc 4 par l’opérateur russe des ports Rosmorport. Il existe donc déjà une coopération jugée fructueuse par les autorités russes, ce qui n’est pas le cas avec l’autre chantier turc.

Ce futur dock construit en Turquie pourra, le cas échéant, servir à l’entretien des sous-marins nucléaires et autres navires de premier rang existants, à l’exception du porte-avions Amiral Kouznetsov et des croiseurs atomiques Pierre le Grand et Amiral Nakhimov trop lourds pour le future dock flottant turc. Ce dernier allègera ainsi le plan de charge des capacités d’entretien des chantiers russes qui doivent gérer les carénages, les IPER et les processus de modernisation de plateformes ex-soviétiques (sous-marins nucléaires, croiseurs).

Dans la mesure où il s’agit d’un contrat public, la Russie démontre une fois de plus son pragmatisme à l’égard de la Turquie avec qui elle se trouve pourtant en délicatesse sur de nombreux dossiers (Karabagh, Libye, Syrie…). Ce dock servira en outre à la maintenance de la nouvelle flotte de brises-glace atomiques chargés de maintenir ouverte la Route maritime du Nord à la navigation, et touche donc à un domaine de souveraineté de la Russie. Enfin, cette commande montre qu’un des effets des sanctions qui pèsent sur la Russie est de favoriser la coopération industrielle russo-turque dans le domaine des constructions navales. Reste à voir si cela peut aller plus loin, avec par exemple des transferts de technologies.

source : http://www.rusnavyintelligence.com

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À propos de l'auteur Réseau International

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