par Strategika 51.
Le scénario le plus dangereux anticipé par Zbigniew Brzeginski en 1997 était la formation d’une coalition potentielle formée par la République populaire de Chine, la Fédération de Russie et, éventuellement la République Islamique d’Iran, moins par rapprochement idéologique que sur la base d’une perception commune de la menace hégémonique existentielle que fait peser l’unilatéralisme US aux intérêts et à l’existence même de ces puissances.
Cette coalition anti-hégémonique anticipée ne pouvait prendre forme durant les années 90. Elle évoquait pour les théoriciens US quelques réminiscences avec le bloc URSS/Chine en 1950, fondé essentiellement sur l’hostilité commune à l’égard des États-Unis avant la rupture de 1965.
Autre point anticipé, pour les théoriciens US, une nouvelle alliance sino-russe prendra une forme non conventionnelle et de ce fait, ne ressemblera ni à un Axe, encore moins à une coalition ou une alliance tels que le conçoivent les stratèges occidentaux. C’est la marque de la subtilité chinoise telle qu’elle vient de se concrétiser à travers la signature d’un accord stratégique avec l’Iran ou le rapprochement continu des complexes militaro-industriels russe et chinois.
Un arc trilatéral non conventionnel s’est mis en place entre Beijing, Moscou et Téhéran, plus sous la contrainte créée par l’émergence d’une menace commune matérialisée par l’évolution de la guerre hybride 3.0 et l’hégémonie des géants du Net sur la militarisation d’un réseau Internet possédé par les États-Unis.
En parallèle, l’acculturation accélérée par les processus de l’influence culturelle des médias US et plus particulièrement via les séries et la musique, considérés comme des outils de combat par la documentation du Pentagone a facilité l’émergence de minorités dites non-visibles en Russie, en Chine et en Iran remettant en cause les valeurs traditionnelles orthodoxes et islamiques pour la Russie et l’Iran ainsi que les principes confucéens en Chine. Cependant, c’est la guerre financière, économique et monétaire qui a le plus d’impact sur la perception de la menace existentielle que fait poser la politique hégémonique de Washington sur ces trois puissances.
La Chine est la seule puissance capable de redessiner le système monétaire international et mettre fin à l’hégémonie du dollar américain.
Cette capacité n’est pas sans risque pour la cohésion interne de la Chine ou son économie fortement intégrée et dépendante du système monétaire international.
En réalité, les Chinois ont très bien compris les mécanismes et les règles du jeu et y ont adhéré pour transformer ce qui leur paraissait comme des contraintes insurmontables en opportunités de réussite dans la plus pure approche chinoise excluant l’action et privilégiant l’opportunité ou le contexte. Cette approche délibérément ambiguë, floue, multiforme et pragmatique a transformé la Chine d’un pays émergent pauvre en une superpuissance mondiale déployant à travers le monde entier sa propre initiative économique que l’on surnomme Nouvelles Routes de la Soie.
Ce déploiement impressionnant s’accompagne de lourds investissements en matière d’infrastructures de base dans les zones adhérant à l’aire de prospérité chinoise. L’un des objectifs des guerres d’Afghanistan, d’Irak et de Syrie est le blocage de l’expansion des initiatives économiques chinoises en Asie centrale, au Moyen-Orient et au Levant et donc en Méditerranée orientale. Ce qui a conduit la Chine à les contourner par le Pakistan, République d’Asie centrale musulmane, la Turquie et une OPA sur certaines infrastructures en Grèce.
La réaction adverse a focalisé sur la création d’un foyer de tension au Xinjiang basé sur la thématique d’une répression contre la minorité musulmane d’ethnie ouïghour, un rapprochement avec l’Inde et l’exacerbation du sentiment sinophobe au sein de certains milieux indiens sur la base de la rivalité historique avec le Pakistan et un vieux contentieux frontalier avec la Chine. C’était le plan B de l’endiguement et de l’encerclement de la Chine ; le plan A étant le maintien de la tension en Asie du Nord-Est, en particulier en péninsule coréenne et le maintien du Japon dans une posture hostile ou du moins alliée aux efforts de guerre hybride US contre Beijing, même si Tokyo joue un jeu infiniment plus subtil en utilisant la menace nord-coréenne pour s’affranchir de certaines restrictions contenues dans sa Constitution de 1946 et se ré-armer sans éveiller la suspicion des États-Unis. Cette partie du plan A est bloquée par la nucléarisation avancée de la Corée du Nord et son acquisition de vecteurs balistiques de plus en plus performants et efficaces. La partie ouverte du Plan A est en Mer de Chine méridionale, la question de Taïwan et Hong-Kong, une ligne rouge pour Beijing. À cet égard, les multiples tentatives de créer un noyau de coalition régionale anti-chinoise ayant échoué, il ne restait que la guerre hybride, avec des tentatives de révolutions colorées à Hong-Kong, contrées par une plus grande influence chinoise en Thaïlande, au Myanmar, au Bangladesh, au Laos et au Cambodge. Pour Taïwan, les options sont bloquées en dépit de démonstrations de force surannées des marines des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni dans le détroit de Formose, qui ne font que renforcer le nationalisme chinois et raviver le traumatisme de la mise à sac et le pillage du Palais d’été (1860).
En ce qui concerne la Russie, puissance militaire de premier ordre et première puissance nucléaire mondiale dotée d’une économie moyenne, son approche est toute autre. Après la descente aux enfers des années Eltsine, la Russie est revenue de très loin et est parvenue à atteindre des objectifs géostratégiques poursuivis depuis l’époque des Tsars en atteignant les eaux de la Méditerranée et en mettant une tête de pont solide au Moyen-Orient. Son intervention en Syrie en 2015 a permis d’enrayer les plans du Moyen-Orient nouveau et à non seulement réduire à néant la politique de Washington dans cette région hautement stratégique mais à y jouer un rôle de premier plan que même l’ex-Union soviétique n’a pu achever. Bloqué en Syrie, Washington décida alors de déstabiliser les marches occidentales du sanctuaire russe en déclenchant des révolutions colorées similaires à celle ayant mis un pantin à la tête de la Géorgie. La déstabilisation de l’Ukraine puis le déclenchement d’un conflit armé extrêmement grave en Ukraine orientale amena la Russie à adopter une forme spécifique de la guerre hybride à un niveau inédit.
L’intervention de la Russie en Crimée et au Donbass permit de contenir un conflit d’ampleur et aux conséquences catastrophiques pour l’Europe. Encore une fois, le front ukrainien ne fut pas stabilisé mais bloqué par une contre-guerre hybride à la sauce russe. Ce blocage amena Washington à changer d’aile et à reporter son attention sur la Baltique. La mobilisation de la Pologne et des États baltes, l’envoi de forces occidentales à la frontière russe et l’encerclement de l’enclave de Kaliningrad furent autant d’éléments qui détermineront une nouvelle doctrine militaire russe de frappe nucléaire préventive. Bob Woodward rapporte que l’ancien Secrétaire à la Défense US Jim Mattis avait reçu la confirmation absolue d’une telle option lors d’une rencontre avec son homologue russe. La partie russe avait affirmé que tout conflit armé en Baltique visant l’enclave russe de Kaliningrad verrait l’usage massif d’armes nucléaires tactiques par la Russie. C’est à la suite de cette rencontre que Washington commença à considérer publiquement la Russie comme une menace existentielle. À la doctrine de frappe préventive US répondait l’usage massif systématique d’armes nucléaires tactiques russes. Sur un théâtre d’opérations aussi restreint que la Baltique, cette option pourrait causer des pertes comparables ou supérieures à celles que subissaient les unités combattantes au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Après avoir déclenché des guerres asymétriques pour le profit dans des petits pays sans aucune défense digne de ce nom, en y exploitant souvent le prétexte/épouvantail du terrorisme islamiste créé de toutes pièces par les services spéciaux, l’Empire et ses alliés (en réalité ses vassaux) font semblant de découvrir avec effroi que pendant qu’ils étaient occupés avec le mythe de la guerre sans fin contre la terreur (pour le profit), des puissances « révisionnistes » exploitèrent le contexte pour s’affirmer et remettre en cause le nouvel ordre/désordre mondial qu’ils ont cru mettre en place après la fin de la Guerre froide 1.0. Cette perception est un leurre de propagande. C’est à partir du moment où la Chine et la Russie purent avoir une certaine influence pour peser suffisamment dans la balance afin de modifier les plans occidentaux lors de la crise monétaire de 2008 ou en Syrie par exemple, que l’Empire décida qu’il fallait leur rentrer dedans en se fixant même une échéance à cette fin : l’horizon 2030-2039. C’est pour cela que toutes les armées de l’OTAN préparent des exercices à grande échelle simulant des guerres classiques avec un adversaire doté de forces militaires structurées et solides. Ce retour en grâce de Clausewitz en plein XXIe siècle risque de faire déchanter beaucoup de stratèges de salon. Le cas iranien démontre la complexité croissante de mener une guerre dans un monde où un simple vecteur biologique a permis une manipulation de masse sans précédent des populations humaines. Qualifié souvent d’État bicéphale, le pouvoir iranien est passé maître dans l’art de la négociation. Soumis à un train interminable de sanctions internationales, l’Iran a pu envers et contre tout se doter de vecteurs balistiques et de moyens d’intervention dans son aire géopolitique. De l’Irak au Yémen en passant par la Syrie et le Liban, Téhéran dispose de relais et d’une certaine influence s’accommodant ou allant à l’encontre des intérêts de ses adversaires. Ce pays a survécu à des guerres hybrides et une révolution colorée et compte utiliser le levier diplomatique pour se débarrasser de sanctions lourdes et handicapantes tout en se rapprochant de la Chine et de la Russie. Washington a tenté d’utiliser la Turquie contre l’Iran mais il s’avère que la Turquie poursuit une politique de grandeur inspirée par son passe impérial qui l’a propulsé d’un simple pays membre de l’OTAN au statut d’une puissance régionale affirmée qui ne cache plus son ambition face à ses alliés. L’Iran a payé cher sa politique régionale, notamment en Syrie, mais demeure en attente de dividendes. La trilatérale cauchemardesque de Brzeginski s’est mise en place mais ce que ce dernier n’avait pas anticipé est l’atavisme turc et l’ascension fulgurante de la Turquie et son autonomie stratégique sur son environnement géopolitique immédiat et intermédiaire comme on le constate en Libye mais également en Afrique subsaharienne.
Le monde a profondément changé depuis 1992. La nouvelle guerre froide 2.0 voulue par les bellicistes de l’Empire avec l’échéance 2030-2039 pour une guerre mondiale « chaude » risque de leur réserver de très mauvaises surprises. Le rapport de force mondial s’est déplacé vers l’est tandis que l’Afrique demeure le seul continent d’avenir. Les résidus des idéologies passéistes du XIXe et du début du XXe siècle tentent un nouveau carnage comme ceux des deux guerres mondiales précédentes mais comme le Titanic, l’Empire est en train de couler corps et âme dans l’abysse d’un déclin qu’il a lui même provoqué et continue d’aggraver. Une guerre classique avec un adversaire de taille sera alors le prétexte à un ultime coup de grâce réservé aux livres d’histoire.
source : https://strategika51.org
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