par Hélène Nouaille.
« Dix ans plus tard, la Syrie est presque détruite. Qui est à blâmer ? ». Pour l’ensemble des médias occidentaux, aucun doute, le président syrien Bachar el Assad. Les papiers à charge fleurissent, partout, à l’occasion du dixième anniversaire du désastre. Qu’est-ce qui nous intéresse ici ? Un éclairage différent, celui de l’ancien ambassadeur indien M.K. Bhadrakumar.
Pour l’ancien diplomate, modéré par nature et par profession, oui, « le conflit syrien a été l’un des conflits les plus tragiques et les plus destructeurs de notre temps ». Et de ce pays, qui était avec l’Irak et l’Égypte « le cœur, l’âme et l’esprit de l’arabisme » et qui « avait l’un des niveaux de formation sociale les plus élevés de tout le Moyen-Orient musulman » il ne reste que ruines. Ce que confirme un témoignage très complet de Géo (avec l’AFP) – qu’il faut lire absolument : « Terre de civilisations plurimillénaires, des Cananéens aux Omeyyades, en passant par les Grecs, les Romains, les Byzantins, la Syrie regorge de trésors archéologiques qui en font un des joyaux du patrimoine mondial (…). Mais les dommages infligés au patrimoine sont aussi parmi les plus graves jamais perpétrés depuis plusieurs générations ». La perte est universelle, elle touche chacun de nous. Et bien sûr, « sur le plan humanitaire, le conflit déclenché en 2011 aura eu un impact catastrophique ».
Cela, nous le savons, et l’ambassadeur n’en omet rien : « Des centaines de milliers de Syriens sont morts, la moitié d’une nation a été déplacée et des millions ont été plongés dans une pauvreté et une faim sans espoir. Selon les estimations du HCR (l’Agence des Nations unies pour les Réfugiés), après dix ans de conflit, la moitié de la population syrienne a été forcée de fuir chez elle, 70% vivent dans la pauvreté, 6,7 millions de Syriens ont été déplacés à l’intérieur du pays, plus de 13 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire et d’une protection, 12,4 millions les gens souffrent d’un manque de nourriture (soit 60% de la population totale), 5,9 millions de personnes vivent une urgence de logement et près de neuf Syriens sur 10 vivent en dessous du seuil de pauvreté ». Rien à ajouter, sauf que les secours se font attendre avec plus de grands discours que de logistique efficace.
Mais d’où vient cette destruction de l’âme, du cœur et de l’esprit de l’arabisme ?
Il ne faut pas remonter bien loin dans le temps : dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il fallait pour les États-Unis combattre les visées sur le Moyen-Orient de l’ancien allié communiste, Staline (1878-mars 1953) – et défendre le pétrole (le pacte du président Roosevelt avec le roi Séoud date de 1945). Le président Dwight Eisenhower, au pouvoir depuis janvier 1953, imagine, comme stratégie défensive, de s’appuyer sur l’Arabie Séoudite (le roi Séoud), la Jordanie (le roi Hussein), le Liban (le président Chamoun) et l’Irak (le président Nuri Saïd) en leur livrant armes, renseignements – et argent. « Nous devrions faire tout notre possible pour souligner l’aspect de ‘guerre sainte’ » précise-t-il un jour de 1957 lors d’une réunion à la Maison Blanche. C’est son secrétaire d’État Foster Dulles qui met en place un « groupe de travail secret » sous les auspices de la toute jeune CIA (fondée au sortir de la guerre, en 1947). Mais voilà, nous dit encore M.K. Bhadrakumar, qui s’appuie sur un ouvrage de Tim Weiner, « Legacy of Ashes : The History of the CIA », certains officiers ont préféré révéler l’affaire aux services secrets syriens. « Sur quoi, trois officiers de la CIA ont été expulsés de l’ambassade américaine à Damas, obligeant Washington à retirer son ambassadeur à Damas ».
Instantanément, « Washington a qualifié la Syrie de « satellite soviétique », déployé une flotte en Méditerranée et incité la Turquie à amasser des troupes à la frontière syrienne. Dulles a même envisagé une frappe militaire dans le cadre de la « doctrine Eisenhower » en représailles aux « provocations » de la Syrie ».
L’opération est manquée. Bien plus, le parti Baas crée en 1944 par les Syriens Michel Aflak (un chrétien) et Salahedine Bitar (un sunnite), qui tous deux ont fait des études à Paris s’est diffusé en Jordanie dès 1948, au Liban (1950), en Irak (1951). Il prône, nous dit Anne-Lucie Chaigne-Oudin, docteur en histoire et fondatrice des Clés du Moyen-Orient, « la réalisation de l’unité arabe par la suppression des frontières, permettant la mise en commun des ressources de chaque pays ». Mais, ajoute-t-elle, « s’il adhère aux idées socialistes, il refuse le communisme et son corollaire, que sont la lutte des classes et l’absence de libertés ». Il va, après plusieurs péripéties (dont la création de la République arabe unie entre la Syrie et l’Égypte en 1958), accéder au pouvoir en février 1963 en Irak – en mars 1963 en Syrie. « Le Baas se maintient au pouvoir pendant la présidence de Hafez el Assad, qui meurt le 10 juin 2000, et pendant la présidence de son fils Bachar el Assad ». Cependant, ajoute l’historienne, « aujourd’hui, l’idéologie du parti est éloignée de celle d’origine » – échec de l’unité arabe et abandon du socialisme aidant.
De fait, poursuit M.K. Bhadrakumar en listant les innombrables tentatives de la CIA en Syrie et ailleurs, « depuis la fin des années 1940, les projets successifs de changement de régime des États-Unis ont été motivés par des considérations géopolitiques ».
Et, ajoute-t-il, pour revenir au conflit en Syrie depuis 2011, et même si Damas s’était rangée aux côtés des Occidentaux lors de la première guerre du Golfe en 1991, « ne vous méprenez pas, Obama a été le premier dirigeant mondial à appeler ouvertement à la destitution de Assad. C’était en août 2011. Le chef de la CIA de l’époque, David Petraeus, a effectué deux visites inopinées en Turquie (en mars et septembre 2012) pour persuader Erdogan de devenir le porte-drapeau du projet américain de changement de régime en Syrie (sous la rubrique « lutte contre le terrorisme ») ». Et de décrire l’aide américaine aux dissidents, la formation par les États-Unis d’au moins « 10 000 combattants rebelles pour un coût annuel d’un milliard de dollars », l’aide des « principaux alliés des États-Unis dans le golfe Persique – l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Émirats Arabes Unis » pour « recruter, financer et équiper des milliers de combattants djihadistes à déployer en Syrie » – sans ignorer l’activité des agences de renseignement occidentales.
Mais l’histoire est rusée. La « guerre sainte » imaginée par le président Eisenhower n’a pas été celle escomptée et si les communistes ont disparu en Russie, c’est Moscou qui est venu chasser les islamistes et leur « État » (l’EI, ou Daech) de Syrie : « L’intervention russe en Syrie en septembre 2015 était en réponse à une défaite imminente des forces gouvernementales syriennes aux mains des combattants djihadistes soutenus par les alliés régionaux des États-Unis. L’Arabie séoudite ne s’est retirée de l’arène qu’en 2017 après que le vent de la guerre a tourné, grâce à l’intervention russe ». Après l’échec du Grand Moyen-Orient rêvé par George Bush, le retour à la réalité est sévère. Et il ne faut pas l’habiller, cette réalité, écrit l’ancien diplomate avec une vivacité inhabituelle sous sa plume. Vivacité – colère – suscitée par la lecture de la déclaration conjointe signée le 15 mars dernier par les ministres des Affaires étrangères des États-Unis, du Royaume-Uni, de France, d’Allemagne et d’Italie. « Dans le roman « La Ferme des Animaux » de George Orwell, les porcs au pouvoir dirigés par Napoléon réécrivent constamment l’histoire afin de justifier et de renforcer leur propre pouvoir permanent. La réécriture par les puissances occidentales de l’histoire du conflit en cours en Syrie sort tout droit de Orwell ».
En outre, conclut l’ancien ambassadeur, il se dégage cette déclaration une vraie « désespérance, parce qu’elle n’offre aucun signe de lumière, dans un avenir concevable, au bout du tunnel du conflit syrien ». Si Donald Trump a essayé par deux fois de retirer ses troupes – empêché, dit-il, par le Pentagone, « ce que Joe Biden se propose de faire, personne ne le sait ». Ce que l’on voit, c’est « que les États-Unis facilitent méthodiquement la balkanisation de la Syrie en aidant les groupes kurdes qui leur sont alliés à se tailler une enclave semi-autonome dans le nord-est du pays ». Et que « pendant ce temps, la Turquie a saisi l’axe américano-kurde comme alibi pour occuper de vastes territoires dans le nord de la Syrie ». En fait, « la politique américaine en Syrie est opaque. Elle oscille entre l’objectif d’empêcher une résurgence de l’EI, la confrontation avec l’Iran, la riposte à la Russie, la fourniture d’une aide humanitaire et même la protection d’Israël ». Notre ambassadeur est inconsolable.
Pour cette tragédie à laquelle personne n’est étranger, qui est à blâmer ? Chacun jugera.
source : http://www.comite-valmy.org
envoyé par Byblos
Source: Lire l'article complet de Réseau International