Ancien ambassadeur de France dans le monde arabe, en Afrique et en Amérique latine, ancien directeur de l’Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), auteur de plusieurs ouvrages sur l’Asie du Sud-Ouest et les relations internationales.
Visioconférence internationale des 20 et 21 mars 2021
C’était en décembre dernier. Après avoir semé le chaos pendant quatre ans, Donald Trump s’était retranché dans sa blanche maison pour y finir un mandat dont on se demandait s’il aurait une fin. Y étant par la volonté du peuple, il semblait décidé à n’en sortir que par la force des baïonnettes : plutôt un mandat sans fin qu’une fin de mandat. Il ne cachait pas ses deux objectifs : d’abord pourrir la vie de son adversaire plus démocrate que démocratique, le vieux Joe Biden, et continuer à « saigner à mort » les pays qui osent résister encore à l’Amérique, la Syrie et ses alliés faisant l’objet d’un acharnement particulier.
Dans le système bipartisan imposé par « l’État profond », dont la « théorie du fou » de Nixon/Kissinger et le « chaos créateur » de Leo Strauss/Norman Podhoretz sont les deux bréviaires, c’est le sionisme qui cimente la faille marginale entre les « pensées » républicaine et démocrate. Il ne fallait donc pas s’attendre à ce que l’alternance « America first » « America leading again » amène un changement notable dans le rapport de l’Amérique au monde, notamment le monde arabo-musulman, avec lequel elle entretient une relation difficile, l’amour fou pour Israël oblige. C’est ce que l’on a vérifié.
En fin de mandat, Trump avait inspiré à ses partisans républicains de faire voter au Congrès un projet de loi présenté par 150 représentants et sénateurs, interdisant à tout gouvernement américain futur toute négociation avec la Syrie tant que Bachar al-Assad en sera le président, interdisant même à ce dernier de se porter candidat à toute élection présidentielle. Un délire jamais vu…
Cette loi ayant apparemment été votée, les principaux pays européens, le Royaume-Uni, mais aussi la France, l’Allemagne, l’Italie, l’ont relayée, le petit doigt sur la couture du pantalon, comme d’habitude. Ce qui devait arriver est donc arrivé : guidé par le duo Joe Biden/Kamala Harris, et avec le plein appui de ses serviles vassaux européens, le « guide du monde » continue de saigner les pays qui osent encore résister aux volontés des États-Unis d’Amérique, les « régimes » qui osent encore menacer la sécurité des États-Unis d’Amérique et les chefs d’État qui osent encore braver les châtiments des États-Unis d’Amérique… En février 2000, dans un article publié par « The American Enterprise Institute » sous le titre « Battons la Syrie, ne la laissez pas en paix », David Wurmser, un penseur néoconservateur connu, conseiller de George W. Bush, appelait de ses vœux « un conflit dans lequel la Syrie serait lentement saignée à mort ». Venant après l’assaut contre l’Irak et neuf ans de sanctions et d’embargo, l’avertissement méritait d’être pris au sérieux. La Syrie était désormais dans la ligne de mire de Washington, l’objectif étant de se débarrasser des deux régimes baathistes, symboles du mouvement nationaliste arabe, soi-disant reliques de la Guerre froide.
En septembre 2001, dix jours après les attaques terroristes contre les « Tours Jumelles », Irak et Syrie étaient inscrits en tête de la liste américaine des sept pays arabes ou musulmans à envahir et détruire dans les cinq ans : Irak, Syrie, Liban, Libye, Somalie, Soudan et Iran. Cette liste serait dévoilée en 2007 par l’ancien Commandant en chef des forces de l’OTAN en Yougoslavie, le Général Wesley Clark. L’offensive contre la Syrie allait être lancée en mai 2003, lorsque le Secrétaire d’État Colin Powell, qui venait de se distinguer par son mensonge célèbre au Conseil de Sécurité, viendrait à Damas pour remettre à Bashar al-Assad un message en forme d’ultimatum, lui enjoignant de couper ses relations avec le Hezbollah, de rompre son alliance avec l’Iran et de retirer les troupes syriennes du Liban. Le refus coupant du président syrien ayant été reçu comme une déclaration de guerre, la contre-attaque américaine survenait en décembre 2003 avec le « Syrian Accountability and Lebanese Sovereignty Recovery Act » marquant l’ouverture des hostilités, un feu vert pour le lancement de « plans » contre la Syrie et le Liban. Le dossier était « confié » au président Jacques Chirac comme prix à payer pour se faire pardonner l’attitude de la France devant la deuxième guerre d’Irak. Les troupes syriennes étaient bien retirées du Liban, mais la succession présidentielle à Beyrouth ne répondrait ni aux exigences américaines, ni aux espoirs français, ni aux attentes israéliennes. Puis viendrait l’assassinat de Rafiq Hariri, immédiatement attribué à Damas. Syrie et Liban resteraient dès lors dans la ligne de mire de Washington. Enclenchés au cœur de l’hiver 2010, les évènements hâtivement baptisés comme des « printemps arabes » allaient permettre de camoufler l’opération contre la Syrie en la faisant passer pour « une révolution populaire, spontanée, démocratique et pacifique » (sic).
C’est à la mi-mars 2011 qu’est déclenchée cette guerre qui entre maintenant dans sa onzième année. Précisons qu’il ne s’agit pas d’une guerre pour la démocratie ou les droits de l’homme, ou encore d’une guerre civile, malgré les efforts déployés pour incruster cette idée : les mouvements de populations ont toujours été à sens unique lorsque les deux options étaient ouvertes, les déplacés cherchant systématiquement refuge dans les zones contrôlées par l’État, fuyant les zones tenues par les « djihadistes » et leurs alliés.
La Syrie a été et est toujours la victime d’une agression internationale, rien d’autre. Cette assertion est cruciale pour le récit de la guerre et pour l’avenir, lorsqu’aura sonné l’heure de faire les comptes et (espérons-le) de rendre justice. Il conviendra en tout cas de rappeler sans trêve aux cent gouvernements qui ont participé et participent jusqu’à aujourd’hui à cette agression caractérisée, la gravité de leur entreprise criminelle. Et l’on dénoncera en tout premier lieu les trois « Grands » Occidentaux, membres permanents du Conseil de Sécurité, qui prétendent dire le Droit International et en être les gardiens, alors qu’ils en sont les premiers violateurs.
Le concept de « crime d’agression » est identique à celui de « crime contre la paix », utilisé par les Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce crime étant fondé sur la volonté libre et consciente de menacer ou de rompre la paix. Comme on le disait à Nuremberg : « Lancer une guerre d’agression n’est pas seulement un crime international ; c’est le crime international suprême, la seule différence avec les autres crimes de guerre étant qu’il recèle en lui-même tout le Mal accumulé de tous les autres. C’est « le crime par excellence ».
En 1946, les tribunaux militaires internationaux et l’Assemblée générale des Nations unies (dans sa résolution 95) entreprenaient de codifier « les crimes contre la paix et la sécurité de l’Humanité », à commencer par le crime d’agression. Le concept a été intégré dans le Traité de Rome portant création de la Cour pénale internationale (juillet 1998). Le « crime d’agression » ou « crime contre la paix » constitue l’une des quatre violations essentielles du Droit International, avec le génocide, le crime de guerre et le crime contre l’humanité.
Si les principes fondamentaux du Droit international ou de la Charte des Nations unies étaient strictement respectés par la soi-disant « Communauté internationale », aucun gouvernement ne se risquerait à mettre en œuvre de telles politiques criminelles. Mais il faut dire que le Droit international à la mode occidentale est au Droit international ce que la musique militaire est à la musique, ou ce que la « cuisine » militaire est à la cuisine française.
À la mi-mars 2021, la Syrie est en guerre depuis dix ans, c’est-à-dire une durée plus longue que les deux conflits mondiaux réunis. Inutile de s’étendre sur son bilan désastreux : au terme d’une décennie d’agression collective rassemblant Occidentaux et forces islamistes (parrainées par les Frères musulmans et les wahhabites), de vastes parties du territoire syrien sont entièrement dévastées, l’économie est complètement ruinée par les destructions, les pillages, les vols, les attentats, les incendies, les sanctions de toutes sortes. Le bilan des victimes et des pertes humaines est écrasant : de 4 à 500 000 morts, 2 millions de blessés, un million de handicapés, 12 millions de réfugiés ou déplacés, le tout allant de pair avec une dramatique fuite des cerveaux… L’impact sociétal est profond, les femmes ayant payé un lourd tribut : victimes des exactions, elles portent plus que jamais, dans une société en déficit d’hommes, le fardeau de la difficile vie quotidienne, le soin des enfants….
Mais l’État syrien n’a pas été vaincu. Avec l’aide de la Russie, de l’Iran, du Hezbollah, l’armée nationale et les institutions ont résisté. Le peuple syrien dans son ensemble a fait face à la guerre avec un courage exceptionnel. La Syrie a été le premier pays arabe à résister à la tempête « révolutionnaire ».
Bashar al-Assad a joué un rôle majeur dans cette résilience : s’il n’avait pas été à la tête de l’État, il n’y aurait plus de Syrie, ce qui était le but de l’agression.
Depuis son déclenchement, la guerre a connu des développements imprévus. Sa nature a changé radicalement alors que la Syrie avait la victoire militaire en vue, en 2018, Trump sévissant déjà. L’Amérique et ses alliés (France, Royaume-Uni, autres Européens, Israël), les parrains des forces islamistes (Turquie, Arabie, Émirats, Qatar…) ne pouvaient accepter « l’impensable victoire de Bashar al Assad » et encore moins leur « impensable défaite ».
En 2016, Robert Malley, conseiller d’Obama pour le Moyen-Orient, avait confié à un journaliste : Aussi longtemps qu’elle n’a pas en mains de fortes cartes lui permettant d’imposer une solution « convenable » (à son goût), l’Amérique est prête « à mener contre la Syrie une guerre sans fin, quel qu’en soit le coût, même si cela devait servir pour quelque temps les intérêts de Da’esh ». C’était là une référence évidente à la stratégie du Leading from Behind dont s’inspirait Obama pour ses guerres par procuration, une « Proxy War » permettant de déclencher une guerre invisible sans déclarer de guerre.
C’est ce dont nous sommes témoins, suite aux trains de sanctions illégales et autres mesures coercitives imposées à la Syrie depuis 2011 à un rythme toujours accéléré, de plus en plus dures sous l’administration Trump. Outre les pillages, les incendies volontaires et les destructions, sans même parler de l’impact de la pandémie, un blocus total et la fameuse « Loi César » sont venus compléter ce dispositif illégal à caractère génocidaire destiné à asphyxier le pays et à affamer la population syrienne, la soumettant à ce qui constitue une punition collective inhumaine. Des experts des Nations unies, des enquêtes des services secrets, des déclarations d’officiels affirment que les sanctions et le blocus imposé ne sont pas seulement des crimes de guerre, mais des crimes contre l’humanité, de caractère génocidaire, un « crime d’agression ».
Depuis le début de ces guerres syriennes, en mars 2011, et avec le soutien total de ses amis « voyous » d’Europe ou d’Orient, l’administration Obama avait entrepris de « battre la Syrie » afin de parvenir à plusieurs objectifs globaux : 1. Un changement de régime, incluant le « dégagement » de Bashar al-Assad. 2. Un politicide : destruction de l’État syrien, de ses institutions et ses structures, et si possible le démantèlement du pays. 3. Un ethnocide, tentative de détruire le peuple syrien, sa société, son histoire, sa mémoire, son riche patrimoine, son vaste potentiel intellectuel, par le biais d’une émigration de masse et des réfugiés.
Bien que le changement de régime et le « dégagement de Bashar » aient échoué, ce plan criminel a été poursuivi par Trump, l’Amérique « conduisant de l’arrière » la seconde vague de l’agression, cette guerre invisible, silencieuse et sans fin, afin de réaliser le politicide et l’ethnocide.
Étant donné le nouvel équilibre géopolitique entre le camp atlantique et ses alliés et le bloc eurasien dirigé par la Chine et la Russie, soutiens de l’État syrien, cette deuxième vague est sans doute vouée à l’échec. Mais la capacité de nuisance de l’Empire américain en déclin ne doit pas être sous-estimée.
En cette mi-mars 2021, le calendrier offre une occasion en or à tous les imposteurs de soulever dans les pays occidentaux – la France est loin d’être à la traîne – une avalanche de commentaires, analyses, articles, déclarations, discours, programmes radio et TV, etc… ayant en commun de marteler la désinformation, les « faux pavillons », les mensonges dont les opinions publiques ont été gavées depuis dix ans à une échelle sans précédent. La propagande officielle ne laisse pas le moindre espace à la contradiction, la doxa et l’omerta étant les deux faces d’une même pièce. Mais cette omerta est presque encourageante, confirmant que les écrits ou propos censurés reflètent la vérité.
Comment les intellectuels, politiciens, médias des « grandes démocraties » auto-promues peuvent-ils feindre de croire au bout de dix ans que les « printemps arabes » ont été des mouvements « pacifiques, spontanés et populaires » ? L’intoxication, la manipulation, le mensonge sans vergogne ? Évidemment, cependant…Les pays qui ont osé se poser en « amis du peuple syrien » en sont venus à poursuivre une guerre potentiellement sans fin, leur stratégie étant d’ignorer l’État syrien ou d’en faire un État invisible et sans voix : on évite soigneusement toute mention, tout chiffre concernant la Syrie, la rayant des cartes où parfois elle n’apparaît plus, ou l’omettant dans les documents officiels (y compris dans les statistiques du Covid), etc… Les nouvelles que diffusent les médias à son sujet concernent des sanctions, des arrestations, des attaques chimiques, le terrorisme, des violations des droits de l’homme, en dépit des rapports d’experts des Nations unies, des enquêtes des services de renseignement. Ainsi va le politicide.
Tôt ou tard, la paix reviendra dans le Grand Moyen-Orient. Étant donné les nouveaux équilibres, lorsqu’ils réaliseront qu’ils doivent mettre fin à leur guerre sans fin, les États-Unis décideront de faire la paix, ne serait-ce que pour la sécurité et les intérêts d’Israël, la priorité première, omniprésente dans le paysage occidental, y compris dans les préoccupations françaises et européennes. Voyant qu’il n’y a pas d’autre solution, ils donneront le feu vert à leurs alliés régionaux et « recommanderont » à leurs laquais européens de négocier.
Au temps de Trump, ces fidèles « disciples » auraient dit « Attendons pour voir ». Ils n’ont pas le choix avec Joe Biden et ils n’auront plus qu’à s’en remettre au dicton selon lequel « il n’y a pas de guerre au Moyen-Orient sans l’Égypte », mais « il n’y a pas de paix sans la Syrie ». Ce que les dix années passées ont mis en évidence.
Ainsi donc, s’il n’y a pas de solution militaire, il faut un règlement politique global : aux diplomates de prendre le relais des fauteurs de guerre. Mais après une telle catastrophe, tant de victimes, de dévastations, de crimes, il serait imprudent et honteux d’arrêter en Syrie une guerre qui n’a jamais été déclarée, sans refonder un nouveau droit international accepté par tous, et sans solder les dommages en payant des compensations. Des concessions seront nécessaires ; mais ce qui a été dit précédemment sur Nuremberg et les « crimes d’agression » sera incontournable pour reconstruire les relations internationales.
Les États-Unis, mais aussi leurs complices européens et orientaux, sont lourdement responsables de ces crimes. Leurs dirigeants adorent emplir leurs discours de démocratisation, de droit international, de paix, de sécurité. Se comportant comme des gangsters, ils se rengorgent en condamnant en Syrie « l’État voyou », le « régime », le « dictateur massacreur ». Ils sont fiers de leurs actes les plus odieux, de leurs ravages, et se vantent de soutenir des groupes terroristes qui « font du bon boulot ». Ces personnages si contents d’eux-mêmes devraient être conscients de la précarité de leur position. Ils ne doivent jamais oublier qu’ils sont et resteront à jamais responsables d’un « crime international par excellence » selon la Loi internationale. Ils devront rendre des comptes. Sans un règlement en profondeur de tous les problèmes pendants, comment imaginer une normalisation « comme si de rien n’était » ?
source : https://www.institutschiller.org
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Source: Lire l'article complet de Réseau International