Dis-moi, Seigneur: qu’est que l’homme? Et si ceci n’est pas tout de même la fin? Pensées sur le chemin de la Résurrection.
Il en est peu d’entre nous qui, dans l’album de souvenirs de leur enfance, n’aient pas consigné la peur du noir qui vit sous notre lit. Silencieusement tapi là-dessous, il attend que tu poses les pieds sur le sol pour t’attraper et t’emporter dans l’abîme. Et toi, petite canaille, quoique terrifiée, tu restes étendue, immobile. Tu fais semblant d’être morte, exactement comme il est recommandé de faire quand tu croises un requin dans la mer (ou du moins comme tes camarades plus âgés te l’ont dit). Tu as enfoui la tête sous le duvet, tu ne respires plus, des heures durant te semble-t-il, jusqu’à ce qu’un bruit te parvienne de la pièce voisine, que quelqu’un entrouvre la porte pour s’assurer que tu es bien emmitouflée et que tu dors tranquillement. A cet instant, tu commences à t’étirer librement, tu demandes un verre d’eau, voire un chocolat chaud… tu diffères la venue du marchand de sable, car qui aurait envie de retourner dans le noir quand il y a quelqu’un qui t’aime auprès de toi? Aussi longtemps que dure ce petit jeu, la peur s’efface, de même qu’elle s’efface quand tu te rends compte que quelqu’un nage à tes côtés et que tu n’es pas seule dans l’étendue marine.
Mais qu’y a-t-il donc dans cet abîme? Est-il vraiment habité par des créatures informes, mauvaises, avec des bras étirés et tout-puissants, ou bien n’est-il qu’une matérialisation de la peur de la solitude et de l’abandon, de la mort d’avant la Mort elle-même?
Ayant quitté la vaste route aux potentialités quasi infinies, l’homme de la civilisation moderne s’est soudain retrouvé sur un sentier étroit, abrupt et peu sûr. Des choses qui composaient notre vie avant la pandémie, ou dont nous croyions du moins qu’elles la composaient, sont mises en question: liens sociaux, voyages, travail, formation, grands rêves et petits plaisirs… Nous nous efforçons de nous faire aux nouvelles règles, de colorer de patience notre confinement et d’exorciser notre frustration par l’espoir que tout ceci finira tout de même par passer et qu’un de ces quatre matins nous verrons s’ouvrir devant nous la vaste autoroute qui nous emmènera vers la réalité que nous nous serons choisie. Nous gisons ainsi dans les ténèbres de l’expectative, comme jadis dans notre lit d’enfant. Simplement, il nous arrive plus souvent que jadis de nous demander: n’est-ce pas, tout de même, la fin? Et si plus personne ne venait guigner dans notre chambre? Et si nous ne devions plus jamais en sortir? Si, d’ici quelques années, nous comprenons que nos parents sont morts inembrassés, que nos amis se sont éloignés, que les rapports «sans contact» sont devenus la norme? Que ce n’est plus nous qui vivons cette nouvelle vie, mais nos avatars? Et pourrons-nous alors faire autre chose que cela: attendre, espérant ne pas sombrer dans le sommeil sans fond? Ou bien aurons-nous le moyen d’influencer le cours de notre histoire personnelle, et du même coup de l’histoire commune? De retrouver la dignité de coauteurs, cocréateurs, du monde qui nous a été confié contre bons soins? N’était-ce pas déjà David, le psalmiste, qui interrogeait (rhétoriquement) le Créateur: «Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui? (…)/Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu/Et tu l’as couronné de gloire et d’honneur./Tu lui as donné la domination sur les oeuvres de tes mains, Tu as tout mis sous ses pieds» (Psaumes 8:5–6)?
Au fond, oui: qu’est-ce que l’homme? Qu’est-ce qui le rend si particulier par rapport au reste de la création? La faculté de distinguer la lumière des ténèbres, le pouvoir de peser ses propres œuvres sur la balance des forces opposées, la force de s’opposer au mal et de vaincre la nuit? Dans un monde où règnent des pléthores de démons, il allume des feux, saute et danse autour d’eux, il prononce des formules magiques pour contenir le mal dans les demeures dévolues à la ténèbre. Dans un monde qui appartient aux dieux et aux divinités, il sacrifie le bétail et lève ses bras au ciel pour les amadouer. Dans un monde régi par les esprits des arbres et des forêts, les seigneurs de l’air et des nuages, il processionne sur son lopin pour chasser les nuées de grêle et inviter le soleil bienfaisant à éclairer son aire. Dans un monde qui a fini tout de même par lui appartenir, où il a reçu le don inestimable de la liberté, il est «seulement» appelé à vaincre la peur, la maladie et la mort par l’amour et la foi. A irriguer d’œuvres bonnes et dévouées un bout de son chemin vers l’éternité. «Mais peut-on faire la preuve des œuvres bonnes sur soi-même?» demande l’innocent Arsène, le héros du roman d’Evguéni Vodolazkine, Lavr, à son amante précocement décédée, Oustina. «Non, je réponds, on ne le peut pas, elles ne se manifestent qu’à l’égard des autres, et merci à Dieu de nous les envoyer, ces autres.»
De fait, tout ce qu’il fait pour plaire aux forces supérieures, pour se les rallier, pour au bout du compte devenir lui-même une image de Dieu, l’homme le fait en rapport avec les autres, dans la communauté et à cause d’elle. Même le Dieu tout-puissant et parfait, note Berdiaev, créé de par une aspiration passionnée, intérieure du Soi vers l’Autre, qui pour lui est l’objet d’un amour infini et d’un infini besoin d’être aimé.
Il y a belle lurette que la civilisation moderne ne s’appuie plus sur des concepts spirituels ou philosophiques. Ils ne sont pour nous qu’un décorum. La pensée symbolique et abstraite a perdu la bataille face aux critères de quantité, d’exactitude, de vérifiabilité et d’applicabilité. Le monde est dirigé par l’intelligence technique, par des connaissances médicales et pharmaceutiques éthiquement douteuses, et par-dessus tout par un principe qui nous dénie à la fois le jugement et le droit à l’émotion: le principe de correction. Tout ceci, ajouté à notre confusion et à notre vulnérabilité, nous enjoint en ce moment de renoncer à notre besoin archaïque et essentiel de relation vivante et directe aux autres, afin de les préserver de la maladie et de la mort. Nous croyons ainsi faire preuve d’amour, offrir le sacrifice suprême. Cela serait tout à fait admissible sans cette interrogation silencieuse, discrète mais lancinante: et si c’était tout de même la fin? Et si, dans l’attente d’un «sauvetage» magique, nous étions en train d’oublier l’expérience agissante et métahistorique de l’amour en tant que force active et souveraine capable de transfigurer la réalité? Et même, et même si nous ne pouvons rien y changer, la fin ne sera-t-elle pas plus supportable si nous l’accueillons enlacés? D’ailleurs, ce serait peut-être un moyen de la déjouer, car les ténèbres ne sont grandes que lorsqu’on est seul.
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