Agricultrices faisant fuir les criquets pèlerins en tapant sur un objet métallique. Photo : GAON Connection
Alors que les catastrophes naturelles se multiplient à travers le monde, la lutte effrénée contre les dérèglements de notre climat s’intensifie. Le changement climatique figure désormais comme une priorité de l’ordre du jour de la plupart des réunions internationales. À juste titre puisque les catastrophes météorologiques et naturelles directement liées à la crise climatique ont occasionné 232 milliards USD de pertes économiques dans le monde en 20191. L’Asie et l’Océanie représentaient à elles seules presque la moitié de ce total, avec 107 milliards USD de pertes2. Pourtant, si la situation est bel et bien urgente, certaines solutions mises en avant par nos gouvernements pour faire face à la crise climatique sont trompeuses. Non seulement elles ne nous mettent pas sur la bonne voie, mais elles aggravent une multitude d’autres problèmes allant de la pauvreté à la perte de biodiversité, avec des retombées économiques réservées à des secteurs privilégiés liés aux entreprises. L’agriculture intelligente face au climat en est un exemple.
Heureusement, en Asie, de nombreuses personnes pratiquant l’agriculture se trouvant aux premières lignes de cette catastrophe climatique depuis plusieurs années défendent une solution qui fonctionne et est adaptée à leurs conditions socio-économiques et à leurs traditions agricoles. Cette solution vise à affronter les changements climatiques, à minimiser les émissions de gaz à effet de serre (GES) et à renforcer leurs communautés. Nous souhaitons ici analyser leurs expériences, en soulignant l’importance des systèmes alimentaires asiatiques fondés sur l’agroécologie et la biodiversité afin de lutter efficacement contre le changement climatique.
Le dérèglement climatique et son impact en Asie
L’agriculture est largement tributaire du climat. Lorsque le climat change, l’écosystème est perturbé. Les variations de températures, de précipitations et d’ensoleillement affectent l’état des terres arables, du bétail et des sources d’eau. Par un effet de dominos, le changement climatique entraîne une série de phénomènes qui modifient, entre autres, les saisons de floraison et de récolte, le bilan hydrique des terres agricoles, et l’intensité des attaques de ravageurs. Une température plus élevée modifie le niveau des nappes phréatiques, la température de l’eau, et la qualité des eaux souterraines. Tous ces éléments ont des conséquences sur la quantité et la qualité de la production alimentaire, ce qui se répercute sur l’économie rurale, les revenus des productrices et producteurs, et les recettes des pays entiers. Par exemple, en Inde, l’étude économique nationale indique que le changement climatique pourrait réduire les revenus agricoles annuels de 15 à 18 % en moyenne, et jusqu’à 25 % dans les zones non irriguées3.
Au-delà de l’Inde, l’Asie devrait être l’une des régions au monde les plus durement touchées par le réchauffement mondial4. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prévient que des vagues de chaleur plus fréquentes et plus intenses en Asie augmenteront la mortalité et la morbidité au sein des groupes vulnérables. Tandis que des inondations et des sécheresses plus fréquentes, ayant un impact négatif sur la riziculture, exacerberont la pauvreté rurale dans certaines parties de la région5.
La Chine, qui nourrit 20 % de la population mondiale avec seulement 8 % des terres arables de la planète, observe une répartition de plus en plus inégale des précipitations dans les ressources en eau entre le sud et le nord de son territoire, et est frappée plus fréquemment et plus intensément par des phénomènes climatiques extrêmes6. Le pays assure 18 % de la production mondiale de céréales, 29 % de la production mondiale de viande, et près de 50 % de la production mondiale de légumes verts, mais importe aussi massivement des produits d’alimentation animale sur les marchés internationaux. En plus d’affecter grandement l’agriculture chinoise, avec de vastes répercussions sur la sécurité alimentaire du pays, le changement climatique pourrait aussi secouer les cours mondiaux des denrées alimentaires.
Aucun pays asiatique n’est épargné par les catastrophes climatiques. La production alimentaire et agricole a toujours été victime des aléas climatiques dans cette région. En 2019, la Thaïlande a perdu entre 657 et 821 millions USD en raison de sécheresses prolongées suivies de fortes inondations dans les régions rizicoles du nord et nord-est du pays, entraînant une réduction de la production de riz de l’ordre de 100 000 tonnes, soit près de 8 % du volume d’exportation du pays7. En Indonésie, les pertes annuelles de cultures agricoles et horticoles sont devenues monnaie courante du fait des pluies et inondations intempestives. Cette année, début janvier, l’Indonésie a déjà subi une inondation majeure qui a dévasté 209 884 hectares de terres agricoles dans 12 districts8.
S’il n’est pas rare que les agricultrices et agriculteurs du Bangladesh perdent leurs cultures, leur logement et leurs moyens de subsistance après un cyclone ou une inondation, l’année 2020 a été particulièrement difficile. En mai, le cyclone Amphan a causé 72 millions USD de pertes agricoles, avant que ne survienne la plus longue et la plus désastreuse inondation des 20 dernières années, qui a détruit l’équivalent de 42 millions USD de cultures. Abdur Rashid, pisciculteur dans le village de Lebubunia à Gabura, district de Satkhira, a perdu environ 1 300 m2 de son bassin d’élevage lors du cyclone Amphan, puis a subi de nouvelles pertes lors des fortes inondations d’août, ce qui l’a fait sombrer dans la pauvreté, l’obligeant à retirer ses 3 enfants de l’école. Abdus Samad, agriculteur à Kalmati, district de Lalmonirhat, a vu son champ inondé par les eaux du cyclone. Après le recul de ces dernières, il a planté un hectare de légumes, qui sera dévasté par les crues subites du mois d’août. Il a replanté mais, en octobre, une nouvelle inondation emportait sa plantation et le reste de ses investissements9. Globalement, en 2020, l’industrie bangladaise du poisson a perdu 2,89 millions USD à cause du cyclone Amphan et 56,4 millions USD à cause des pluies et inondations10.
À quelques détails près, l’Inde est confrontée au même scénario de catastrophe climatique. Selon son Comité permanent parlementaire sur l’Agriculture, les pertes dues à la crise climatique représentent chaque année 4 à 9 % de l’économie agricole, ce qui équivaut à un recul du PIB global de 1,5 %11.
Si elles sont assez courantes dans le nord de l’Inde et au Pakistan, les averses de grêle suivies de fortes pluies frappent aussi maintenant les régions sujettes à la sécheresse comme le Maharashtra et le Telangana au plus fort de leur saison estivale. En avril 2019, la petite ville de Latur, dans le Maharashtra, a été frappée par la grêle. Selon un agriculteur local, Gunwant, « l’averse de grêle n’a pas duré plus de 18-20 minutes, mais il y avait des arbres à terre, des oiseaux morts éparpillés un peu partout, et le bétail a été grièvement blessé »12. En avril 2020, un phénomène similaire s’est produit dans le Telangana, dans les régions sujettes à l’aridité, avec des pertes estimées à 16 800 hectares de cultures de mil13. Au Pakistan, les agricultrices et agriculteurs font face aux mêmes irrégularités climatiques, provoquant d’importants dégâts sur leurs cultures permanentes14. Le changement climatique est également à l’origine d’attaques acridiennes sans précédent, comme celle qui s’est abattue sur l’agriculture pakistanaise en 2020. L’invasion de criquets pèlerins a occasionné 2,2 milliards USD de pertes pour les cultures d’hiver (Rabi) et près de 2,89 milliards USD pour les cultures d’été (Kharif)15. L’Inde et l’Afghanistan ne sont pas épargnés. Les attaques acridiennes ont eu de graves répercussions sur leurs réserves alimentaires.
Les rapports indiquent en outre que le changement climatique est lié à la hausse du nombre de suicides chez les personnes pratiquant l’agriculture en Inde. Une étude réalisée par l’Université de Californie (Berkeley, États-Unis) révèle que le changement climatique pourrait avoir contribué au suicide de près de 60 000 agricultrices et agriculteurs et travailleuses et travailleurs agricoles d’Inde au cours des trente dernières années. Les dégâts sur les cultures provoqués par les fluctuations de températures et de précipitations influent sur le rendement des cultures et alourdissent le fardeau de la dette, poussant les agricultrices et agriculteurs pauvres au suicide. Au-dessus de 20 °C, une augmentation de 1 °C de la température sur une seule journée entraîne en moyenne 70 suicides16. Une autre étude souligne la corrélation entre sécheresse et suicides. C’est précisément dans les cinq États indiens comptant le pourcentage le plus élevé de zones sujettes à la sécheresse que le taux de suicide chez les agricultrices et agriculteurs est le plus élevé17.
L’agriculture industrielle et les nouvelles technologies contribuant au changement climatique
En matière de changement climatique, l’agriculture est à la fois victime et coupable. Du méthane est produit par la culture du riz et les ruminants, tandis que des émissions de protoxyde d’azote sont rejetées principalement par les sols, les engrais, le fumier et l’urine des animaux de pâturage. Or, ces deux gaz présentent un potentiel de réchauffement climatique largement supérieur à celui du dioxyde de carbone. Ce que l’on oublie souvent de dire pourtant, c’est que la plupart de ces émissions sont produites par des pratiques agricoles industrielles qui reposent sur l’utilisation intensive d’engrais et de pesticides à base d’azote, de lourds engins fonctionnant à l’essence et d’élevages industriels très concentrés qui produisent des effluents de méthane18. Ces facteurs, associés à la déforestation, la réfrigération et le transport longue distance, font tous partie intégrante du système alimentaire industriel.
Sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles, des produits chimiques et d’un système alimentaire mondialisé gros consommateur d’énergie, fait de l’agriculture industrielle un responsable majeur du changement climatique. Malgré cela, la promotion et le développement d’une agriculture à forte consommation de carbone sont encouragés dans le monde entier, au nom d’une deuxième révolution verte, d’une révolution génétique et, maintenant, au nom de notre climat. Encouragée par les intérêts des entreprises, cette nouvelle phase de l’agriculture industrielle repose sur des technologies à risque. D’un côté, elle présente des cultures transgéniques (OGM) pour leur résistance à la sécheresse, à la salinité ou au gel. De l’autre, elle offre des agrocarburants industriels, la géo-ingénierie et la biologie de synthèse. Tous ces mécanismes et les nouvelles technologies agricoles promues pour leur résistance au changement climatique sont basés sur la monoculture à grande échelle, des investissements dans les technologies de pointe et un système d’intrants chimiques, qui nécessitent de gros capitaux et un contrôle centralisé. Ces solutions trompeuses au changement climatique visent en fait à assurer la continuité des profits des entreprises au lieu de s’attaquer à la crise climatique.
La nouvelle révolution verte impulsée en Afrique, ou AGRA (Alliance for a Green Revolution in Africa), avec ses engrais de synthèse, ses semences hybrides et ses monocultures, a déjà démontré comment cette approche sape considérablement les efforts des personnes pratiquant l’agriculture pour s’adapter aux changements climatiques19.
Les fausses solutions climatiques visent à marchandiser et à privatiser les fonctions de la nature et à détruire les écosystèmes – forêts, sols, zones humides, rivières, mangroves et océans – dont dépend la vie. Comme nous l’avons vu avec l’AGRA, ces solutions basées sur les marchés sont conçues pour priver les communautés locales de leurs terres et de leurs ressources naturelles. La tendance actuelle vers les solutions technologiques a également amplifié la marginalisation des femmes dans l’agriculture et a fortement nui à la capacité de ces dernières à gagner leur vie et celle de leur famille. Les herbicides et les cultures résistantes aux herbicides sont promus dans le cadre du semis direct (ou culture sans labour) comme une composante importante des pratiques agricoles intelligentes face au climat. Cette technique est censée réduire les émissions de dioxyde de carbone en séquestrant davantage de carbone dans le sol, puisque l’utilisation d’herbicides permet d’éviter le labour20. Pourtant, ces fausses solutions ne réduisent pas les émissions et ne résolvent pas les crises sociales causées par le changement climatique, mais permettent plutôt la poursuite du modèle existant en produisant davantage de profits encore pour les entreprises. Elles ont en outre fait perdre leurs revenus aux ouvrières agricoles indiennes qui travaillaient au désherbage.
L’agriculture intelligente face au climat : une solution pas si « intelligente »
L’agriculture intelligente face au climat (AIC) est brandie par les gouvernements comme par les entreprises comme une baguette magique qui résoudrait tous les problèmes liés au climat dans l’agriculture. Présentée comme une innovation, l’AIC ne correspond pourtant qu’à un simple changement d’image de marque et à une poursuite des pratiques de la révolution verte industrielle qui ont largement contribué au dilemme climatique mondial dans lequel nous nous trouvons actuellement. Sans surprise, ce sont les acteurs qui ont promu la révolution verte, comme la Banque mondiale, qui imposent aujourd’hui l’AIC comme solution au changement climatique, avec la même logique d’échec. Dans les négociations sur le climat, l’AIC a été mise en avant comme l’un des huit domaines stratégiques de l’Initiative des partenariats technologiques bas carbone (LCTPi, Low Carbon Technology Partnerships Initiative) du Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (WBCSD, World Business Council for Sustainable Development), qui a rassemblé toutes les grandes multinationales liées à l’alimentation et à l’agriculture afin d’influencer les négociations sur le climat à Paris et au-delà21.
L’AIC est favorable aux cultures transgéniques (OGM), notamment celles qui résistent au sel, aux inondations et au gel, dans le sillage du modèle d’agriculture précédent. Le professeur MS Swaminathan, « père » de la révolution verte en Inde, affirme que « la technologie des OGM nous aide à produire des variétés intelligentes face au climat »22. Cette opinion a également été reprise par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui a déclaré que les biotechnologies, qu’elles soient de pointe ou traditionnelles, peuvent aider les petits producteurs, en particulier, à être plus résilients et à mieux s’adapter au changement climatique23. Cette déclaration de la FAO est saluée par les défenseurs des OGM comme une reconnaissance des cultures biotechnologiques « intelligentes face au climat ».
Cette obsession de l’AIC pour les nouvelles technologies ignore les techniques agricoles traditionnelles éprouvées et les variétés de semences autochtones, tout en créant une dépendance vis-à-vis des technologies intelligentes face au climat, des intrants et du crédit. Il existe plusieurs initiatives locales qui combinent les connaissances scientifiques acquises et les savoirs traditionnels, mais les gouvernements asiatiques ont montré peu d’intérêt à les soutenir et se laissent plutôt séduire par les fausses solutions présentées comme intelligentes face au climat par le secteur privé.
De la même façon que la révolution verte a exigé l’utilisation de produits agrochimiques comme condition préalable à l’accès aux prêts et au soutien technique, l’AIC impose maintenant les cultures transgéniques et la biotechnologie. Des entreprises déjà connues pour leurs effets sociaux désastreux sur les agricultrices et les agriculteurs et les communautés, pour leurs pratiques d’accaparement des terres ou pour leur promotion des semences génétiquement modifiées, s’autoproclament désormais « intelligentes face au climat ».
La réalité du terrain : les solutions paysannes à la crise climatique
L’essai sur les systèmes agricoles (FST) du Rodale Institute est la plus longue comparaison côte à côte de modèles agricoles biologiques et chimiques. Il a révélé que, sur plus de 27 années de pratiques biologiques, le carbone du sol avait augmenté de presque 30 %. Les sols riches en carbone retiennent l’eau et favorisent la santé des plantes, qui sont plus résistantes au stress de la sécheresse, aux ravageurs et aux maladies. À l’échelle mondiale, l’agriculture biologique pourrait séquestrer près de 40 % des émissions actuelles de CO224.
Il existe suffisamment d’éléments probants fournis par les communautés locales qui indiquent que les approches agroécologiques paysannes ont un immense potentiel d’atténuation et d’adaptation et peuvent fortement contribuer à la réduction des émissions de GES. L’agroécologie utilise peu d’intrants à base de combustibles fossiles et présente une meilleure empreinte carbone que les pratiques fondées sur l’agriculture industrielle. La permaculture, l’agroforesterie, l’agriculture biologique, l’agriculture biodynamique ou encore l’agriculture naturelle zéro budget sont autant de pratiques qui rendent l’agroécologie optimale pour la séquestration du carbone dans les sols et en font un puissant outil pour atténuer les risques liés au climat.
Les petites agricultrices et les petits agriculteurs du monde entier adaptent en permanence leur mode de vie et leurs pratiques agricoles, ce qui leur permet de résister au dérèglement climatique et de diminuer leurs émissions de GES. Après avoir subi les effets du climat – sécheresse, pluies irrégulières, grêle, moins de mousson et davantage d’attaques de ravageurs – les petites agricultrices et petits agriculteurs développent leurs propres stratégies pour lutter contre la crise climatique, notamment :
- des systèmes de collecte de l’eau,
- de meilleures techniques d’irrigation, dont l’irrigation goutte-à-goutte,
- l’utilisation de semences traditionnelles, de biofertilisants et de biopesticides,
- les pratiques de paillage, de polyculture et de culture mixte,
- la collecte d’informations à partir de bulletins météorologiques diffusés en temps opportun,
- la planification adéquate des pratiques agricoles,
- la préservation de la biodiversité,
- l’usage croissant de l’énergie solaire.
La plupart du temps, ces pratiques ont tellement bien réussi qu’elles sont passées inaperçues. Lorsque les criquets pèlerins ont envahi l’Inde en 2020, les gouvernements des États concernés ont ordonné l’utilisation de pulvérisateurs aériens et de drones pour épandre des produits chimiques, mais les petites agricultrices et petits agriculteurs avaient déjà conçu leurs propres techniques locales sans combustibles fossiles pour chasser les ravageurs, en utilisant des tambours ou en produisant des bruits forts par exemple.
Comme alternative aux semences hybrides et transgéniques, qui ne peuvent être plus performantes qu’avec des intrants chimiques à base de combustibles fossiles, plusieurs réseaux de semences conservant des variétés autochtones ont vu le jour en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est, et proposent des semences résistantes au climat pour faire face aux conditions climatiques difficiles. Les réseaux de conservation de semences aident les agriculteurs à cultiver de manière créative un nombre toujours plus grand de variétés de cultures afin de relever les nombreux défis liés aux sols, aux climats, à la nutrition, à la saveur, au stockage, aux ravageurs et aux maladies. Les agricultrices, notamment, jouent un rôle majeur en tant que conservatrices des semences ou gardiennes des semences traditionnelles. Ces semences offrent une forte résistance aux conditions climatiques extrêmes.
Dans toute l’Asie, les populations autochtones sont confrontées à des problèmes croissants liés au changement climatique, tels que la disparition d’animaux, d’espèces comestibles et d’arbres, la fragmentation des forêts, les effets du développement rapide, etc. Toutefois, en s’appuyant sur les pratiques et savoirs traditionnels, elles ont développé leurs propres stratégies locales de souveraineté alimentaire pour faire face au changement climatique.
Banque de semences installée et gérée par le groupe Bangora Sagun Mahila au village de Bongara, bloc de Kashipur, Purulia, en Inde. Photo : DRCSC
Le peuple Kond de l’Odisha, en Inde, par exemple, utilise des pratiques agroécologiques pour maintenir une biodiversité agricole résistante au climat, permettant aux insectes, aux pollinisateurs, aux mouches et aux oiseaux de prospérer sur ses terres agricoles. Sunamain Mambalaka, une agricultrice autochtone, cultive plus de 80 variétés de cultures sur sa ferme de 2 hectares, dont le millet perlé et le sorgho, qui sont idéaux pour les régions sujettes à la sécheresse et à la chaleur extrême, ainsi que des variétés autochtones de riz de plateau à cycle court, qui consomment moins d’eau et résistent aux conditions de sécheresse25. Dans l’État d’Odisha, les agricultrices et agriculteurs cultivent également des pommes de terre sous paillage de riz, ce qui leur permet de réduire les coûts financiers et environnementaux liés au brûlage des chaumes, ainsi qu’au nivellement ou au labourage du champ. Les agricultrices et agriculteurs plantent les tubercules de pommes de terre sous les restes de paille et de chaume après la récolte du riz, ce qui réduit les besoins en eau de 80 % puisque la paille de riz retient l’humidité sur de longues périodes, et aide également à lutter contre les mauvaises herbes26.
MASIPAG, une organisation d’agricultrices et d’agriculteurs et de scientifiques des Philippines, a démontré que l’atténuation et l’adaptation au changement climatique sont possibles si l’on adopte une agriculture agroécologique fondée sur la biodiversité27. Selon MASIPAG, les pratiques agricoles autochtones des personnes pratiquant l’agriculture de subsistance se sont avérées plus saines, moins coûteuses et résilientes au changement climatique. Elles consistent à choisir des variétés de semences autochtones locales qui poussent plus rapidement, résistent à la sécheresse ou survivent avec un excès d’eau, avec des systèmes de gestion de l’eau développés pour faire face aux inondations et pour garder les sols humides pendant la saison sèche. Au cours des 30 dernières années, les communautés d’agricultrices et agriculteurs de MASIPAG ont collecté plus de 2 000 cultivars de riz et, grâce à leurs programmes de sélection du riz et d’amélioration des semences, elles ont réussi à identifier 18 variétés tolérantes à la sécheresse, 12 tolérantes aux inondations, 20 tolérantes à l’eau salée et 24 tolérantes aux ravageurs et aux maladies28.
Variétés locales de riz résistantes au climat collectées par MASIPAG Photo : MASIPAG
Au-delà de l’adaptation au climat, les agricultrices et agriculteurs de MASIPAG contribuent également à la réduction des émissions, en excluant totalement l’utilisation d’engrais et de pesticides chimiques de leur production de riz, ce qui réduit considérablement les émissions de carbone des exploitations. Une autre stratégie importante appliquée consiste à cultiver des espèces végétales diversifiées ou multiples, ce qui réduit les risques de perte totale des récoltes en cas d’inondations, de sécheresse et d’intrusion d’eau salée suite aux cyclones. Ce système biodiversifié fournit également différents types d’aliments à différentes époques ainsi que d’autres avantages multifonctionnels comme, entre autres, le fourrage, l’engrais vert, le bois de chauffage, les haies, la lutte contre l’érosion ou un habitat pour la faune. Les agricultrices et agriculteurs de MASIPAG appliquent ce concept pour cultiver un grand nombre de variétés différentes mieux adaptées à leurs propres conditions climatiques et géographiques. Certaines personnes pratiquant l’agriculture intègrent l’élevage à leur système agricole comme source alternative de revenus. Ces systèmes agricoles diversifiés, productifs et résilients, basés sur l’agroécologie et mis en avant par MASIPAG, sont fondamentaux pour maximiser la capacité d’adaptation des communautés agricoles aux stress climatiques, renforçant ainsi leur unité et leur tissu social.
Riz tolérant aux inondations à Basudha, en Inde. Photo : Dr Debal Deb
De même, les Initiatives régionales de l’Asie du Sud-Est pour l’autonomisation des communautés (SEARICE, Southeast Asia Regional Initiatives for Community Empowerment), en collaboration avec les communautés agricoles des Philippines et du Cambodge, ont développé des systèmes de semences gérés par les communautés pour les rendre plus résistantes. Le programme d’adaptation au changement climatique de SEARICE a donné aux communautés locales des deux pays les moyens de gérer la diversité du riz et de renforcer les systèmes de semences locaux, tout cela dans le but d’accroître les capacités d’adaptation des communautés29.
Au Cambodge, SEARICE a aidé les communautés locales à mettre en place des écoles d’agriculture de terrain et a formé les agricultrices et agriculteurs pour s’adapter au changement climatique en sélectionnant et en plantant des variétés de riz à maturation courte et en faisant deux récoltes par saison en cas de menace de sécheresse. Dans les régions vallonnées des Philippines, les agricultrices et agriculteurs ont adopté la culture en terrasse pour lutter contre l’érosion des sols. Dans les zones côtières, où l’intrusion d’eau de mer est courante, les communautés d’agricultrices et agriculteurs ont utilisé des variétés de riz locales résistantes à la salinité pour faire face à la salinité des sols. Elles y sont parvenues grâce aux semences autochtones auxquelles elles ont accès et qu’elles contrôlent, qu’elles ont appris à adapter et à rendre plus résistantes aux différents défis. SEARICE est parvenu à conserver plus de 50 variétés de riz, dans ses banques de semences communautaires aux Philippines et au Cambodge, qui se sont avérées très utiles dans des conditions climatiques extrêmes. Plus de 3 000 familles d’agriculteurs ont eu accès à la diversité génétique des cultures. Un véritable trésor pour les générations futures face aux changements des conditions climatiques.
Basudha- Collection de variétés de riz Vrihi. Photo : Dr Debal Deb
De même, dans l’État indien d’Odisha, la ferme Basudha et la banque de semences communautaire Vrihi (riz en sanskrit), créées par le Dr Debal Deb, détiennent la plus grande sélection d’Inde d’espèces d’une même culture in situ, avec plus de 1 400 variétés de riz. Ces variétés résistantes au climat sont adaptées à tous les types de climat, de sol et de source d’eau et sont tolérantes aux conditions défavorables. Les semences de riz de Vrihi, collectées et conservées depuis plus de 30 ans sur la ferme in situ de Basudha et échangées avec des centaines d’agricultrices et agriculteurs chaque année, offrent d’immenses possibilités pour faire face aux changements de température et de climat, aux différences de nutriments du sol et aux stress hydriques. La collection Vrihi comprend des variétés de riz résistantes aux inondations qui peuvent pousser davantage dans l’eau des crues, tandis que certaines variétés peuvent également pousser dans des conditions submergées. D’autres variétés peuvent résister aux fluctuations des précipitations ou prospérer dans des sols très salins30. La diversité des systèmes alimentaires est essentielle pour subsister face à la crise climatique et aux phénomènes météorologiques extrêmes.
Lorsque le cyclone Aila a frappé les villages des Sundarbans, sur la côte du Golfe du Bengale, en 2009, les semences autochtones résistantes à la salinité de Vrihi ont sauvé les agricultrices et agriculteurs de la région, alors que leurs cultures avaient été détruites et souffraient d’une forte salinité du sol. Ces variétés ont une tolérance au sel si élevée que les agricultrices et agriculteurs cultivent sans aucune digue pour empêcher l’eau salée d’entrer. Non seulement ces variétés étaient résistantes à la salinité, mais elles offraient également un rendement supérieur à celui des semences hybrides que les agriculteurs cultivaient avant le passage du cyclone, soit un rendement de 240 kg sur moins d’un dixième d’hectare de terre31. Certaines des variétés de riz de Vrihi ont également de multiples propriétés culturelles et médicinales, et certaines sont riches en micronutriments tels que le fer, le zinc, les vitamines et les antioxydants, assurant ainsi la sécurité nutritionnelle des communautés agricoles32.
Agriculteur.rice.s agroécologiques de Barangay Bisaya, Batangas, Philippines. Photo : MASIPAG
Depuis 30 ans, DRCSC (Development Research Communication and Services Centre), une organisation d’agricultrices et agriculteurs du Bengale-Occidental, œuvre en faveur de la gestion durable des ressources naturelles par le biais de modèles résilients aux catastrophes et respectueux du climat dans diverses régions agroécologiques du Bengale-Occidental, ce qui inclut l’agriculture intégrée. Le modèle d’agriculture intégrée biodiversifiée combine au moins 5-6 types de cultures vivrières, 10-12 types de légumes, des arbres produisant de la nourriture, du combustible et du fourrage, et des plantes médicinales tout au long de l’année. DRCSC utilise des semences autochtones conservées par les fermes, des engrais organiques locaux à base de lisier de biogaz et promeut des systèmes de culture mixte à plusieurs niveaux, comme la méthode intégrée riz-poisson-canard-azolla.
La région indienne du Bengale rural est généralement confrontée à une pénurie alimentaire aiguë deux fois par an, aggravée par les sécheresses, les inondations ou les tempêtes. Ici, DRCSC forme les agricultrices et agriculteurs de plusieurs districts à préserver la banque de semences de leur village, qui est conservée sur un terrain surélevé, à l’abri des inondations33. Le riz est mis à disposition des paysans à un faible taux d’intérêt, qu’ils paient à la prochaine récolte. Dans les villages du district de Birbhum, les agricultrices et agriculteurs sont encouragés à planter des arbres fourragers, des tubercules, des légumes sauvages et des herbes comestibles qui assurent un approvisionnement en nourriture – pour les humains comme pour les animaux – en cas d’inondations, de tempêtes ou de sécheresses.
Variété de riz native Gobinda Bhog, cultivée selon la méthode SRI. Photo : DRCSC
Au Bengale-Occidental, face à un approvisionnement en eau douce de plus en plus déficient, les villageois ont dû transformer et adapter leur gestion de la ressource. Leur approche actuelle de la culture du riz boro en est un exemple marquant. Cette culture nécessite de grandes quantités d’eau, qui est normalement extraite du sol à l’aide de pompes à moteur diesel/électrique. Cette technique finit toutefois par épuiser les réserves d’eau souterraine. Les agricultrices et agriculteurs ont donc adopté les méthodes SRI (système de riziculture intensive). Avec la technique SRI, les jeunes plants de riz sont plantés individuellement plutôt qu’en touffes, ce qui nécessite une quantité moindre de semences, et les rizières ne doivent pas être continuellement inondées. La quantité d’eau nécessaire est ainsi réduite, ce qui diminue les émissions de GES. Mais au Bengale-Occidental, les villageois ne s’arrêtent pas là. Ils récupèrent également l’eau de pluie. En creusant des bassins, ils parviennent à recueillir suffisamment d’eau non seulement pour l’irrigation de leurs cultures – en réduisant le pompage des eaux souterraines – mais aussi pour la pisciculture. L’intégralité de la structure est optimisée et des légumes grimpants sont plantés tout autour du bassin. Lorsque le niveau de l’eau baisse, différentes sortes de légumineuses et de légumes saisonniers, et même du riz boro, sont cultivés. Ces pratiques d’adaptation ont été développées pour renforcer la résilience aux effets du climat sur le long terme.
Bassin et digue au village de Seja, bloc de Kashipur, district de Purulia. Photo : DRCSC
Des pratiques et stratégies similaires d’adaptation au climat ont été constatées au sein des communautés autochtones d’autres régions d’Asie. La polyculture biodiversifiée sur une même parcelle est utilisée depuis des générations à Sabah, en Malaisie, ce qui permet de réduire le risque de mauvaises récoltes dues à des changements de conditions météorologiques. Au Bangladesh, les communautés autochtones construisent des potagers flottants selon la technique du « Baira » dans les zones inondables du pays, tandis que d’autres pratiquent la culture itinérante et se déplacent vers de nouveaux emplacements moins sensibles aux changements climatiques. Au Népal, de nouvelles variétés de riz comme l’Aryan et le Makawanpure, moins dépendantes de l’eau, ont été introduites. Au Vietnam, les agricultrices et agriculteurs plantent des haies pour protéger les côtes des vagues causées par les tempêtes tropicales. La collecte de l’eau de pluie est devenue une pratique relativement courante au sein des foyers et des fermes de nombreuses régions d’Asie du Sud. La région compte de nombreux autres exemples d’adaptation au climat34.
Mais l’agroécologie peut-elle nourrir le monde ?
Si le secteur agricole est durement touché par les aléas de la nature et les catastrophes climatiques dans le monde entier, cette réalité semble être plus menaçante encore dans plusieurs pays d’Asie, où une part importante de la population pourrait être au bord de l’insécurité alimentaire et de la faim. Il peut être légitime de se demander si les modèles agricoles basés sur l’agroécologie et la souveraineté alimentaire vont être capables de produire suffisamment pour nourrir une population croissante. La réponse se trouve dans l’abondance d’exemples que nous avons présentés ci-dessus. Des alternatives basées sur une agriculture durable et biodiversifiée sont disponibles dans presque toutes les régions d’Asie. Non seulement ces alternatives offrent des solutions crédibles au changement climatique, mais les solutions qu’elles apportent s’avèrent également remarquables pour assurer notre sécurité alimentaire.
Face aux conséquences croissantes et dévastatrices du changement climatique, de plus en plus d’agricultrices et agriculteurs adoptent des systèmes agricoles alternatifs, non seulement pour renforcer la résilience de leurs exploitations au stress climatique, mais aussi pour réduire leurs coûts de production en évitant d’utiliser des semences hybrides ou des engrais et pesticides de synthèse, qui sont les piliers de l’agriculture conventionnelle. Comme l’explique Chukki Nanjundaswamy, agricultrice à la tête du mouvement Karnataka Rajya Ryot Sangha (KRRS) et fondatrice de l’école d’agroécologie indienne Amritabhoomi, « L’impact du changement climatique pousse définitivement les agriculteurs à adopter l’agroécologie ou d’autres systèmes de culture alternatifs. Aujourd’hui, les preuves ne manquent pas pour attester des conséquences positives de l’agroécologie, des variétés de semences autochtones et de l’agrodiversité sur la gestion du stress climatique. Il est temps que les gouvernements, les institutions internationales comme la FAO et l’agro-industrie prennent conscience du rôle majeur que jouent l’agroécologie paysanne et la souveraineté alimentaire dans la lutte contre les changements climatiques. Il est temps qu’ils arrêtent de promouvoir de fausses technologies et de fausses solutions telles que l’agriculture intelligente face au climat3536. »
Dans toute l’Asie, des individus se mobilisent pour proposer de véritables alternatives pour faire face à la crise climatique, des initiatives fondées sur leur droit à l’autodétermination, au renforcement des communautés et à la souveraineté alimentaire37. Leur remarquable exemple est une vraie source d’inspiration, que les instances dirigeantes doivent cesser de traiter comme un simple sujet de discussion ou une démarche exotique intéressante. Ces alternatives doivent constituer la feuille de route qui, en Asie et dans le monde entier, nous sortira tous du terrible gâchis engendré par l’agriculture industrielle et la cupidité des entreprises.
Notes :
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca