Les flâneurs et les oisifs qui goutent le charme des après-midis passés à parcourir les rayons des bouquineries ont peut-être déjà croisé, quelque part au fond d’une étagère poussiéreuse, le nom (qui n’est pas anglais mais breton) d’Ernest Hello sur la couverture de bouquins.
À l’époque de la Seconde Guerre mondiale, l’éditeur montréalais Variétés avait profité d’une clause dans la Loi canadienne des mesures de guerre pour rééditer, sans avoir à verser de droits d’auteur, les classiques et les grandes œuvres littéraires de la France qui, sous l’occupation allemande, avait interrompu ses relations commerciales avec le Canada.
L’écrivain et penseur catholique Ernest Hello (1828-1885) était du nombre de ces « classiques » : trois de ses ouvrages, dont L’homme, son chef-d’œuvre, avaient intégré le catalogue des éditions Variétés en 1945.
L’oublié
La guerre terminée, l’écrivain retomba dans l’oubli d’où il était provisoirement sorti. Il a fallu attendre les années 2000 pour voir son nom réapparaitre dans la foulée du mouvement de redécouverte et de réévaluation des écrivains catholiques qui a donné, en France, une seconde vie éditoriale à des écrivains tels que Bloy, Péguy, Huysmans et Chesterton.
Hello, donc, resurgit, grâce à deux petits éditeurs – Jérôme Millon et les Éditions du Sandre – qui ont eu la hardiesse de remettre en circulation, dans des tirages très limités il est vrai, quelques-uns de ses titres : Paroles du Seigneur, Physionomie des saints, Du néant à Dieu, Contes extraordinaires et Le jour du Seigneur.
Parmi eux, L’homme brille par son absence ; en effet, l’œuvre maitresse de Hello n’a jamais été rééditée depuis 1945. Espérons qu’elle le sera prochainement et que notre article contribuera, dans la mesure de nos modestes moyens, à faire redécouvrir son auteur.
La recherche de l’unité
Qui est donc Ernest Hello ?
On serait tenté de lui appliquer, en l’inversant, le mot qu’il avait au sujet de Pascal : « Il passa sa vie en face de lui, au lieu de la passer en face de Dieu. » Certes, Hello n’est pas exempt de ce reproche. À certains moments de sa vie, la ferveur de son zèle cédant à la rancœur de son obscurité, il a commis des pages pleines d’amère ironie contre la critique littéraire de son temps, qui l’ignorait, et contre « l’homme médiocre », qui restait invinciblement tiède au contact de son âme ardente.
Mais le ressentiment de Hello envers ses contemporains, qui ne rendirent jamais justice à son œuvre, n’est que l’autre face de son amour de Dieu, qui éclate en elle à chaque page.
C’est lorsque l’esprit reconnait humblement ses limites qu’il lui est permis d’approcher le mystère. C’est lorsqu’il se fait le plus petit qu’il peut atteindre ce qu’il y a de plus grand.
Comme l’ont fait remarquer Léon Bloy et Stanislas Fumet, deux de ses meilleurs commentateurs, Hello peut faire penser à Pascal par la profondeur étonnante de ses intuitions. Jamais il ne perd de vue l’unité de la vérité qu’il nous restitue par bribes. Notre monde, écrit-il, est « une parodie satanique de l’unité : il tâche d’aimer à la fois le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le laid, Dieu et le diable », etc.
La confusion et l’indifférenciation ne sont pas l’unité. Pour la retrouver, il est indispensable de distinguer les choses entre elles et de bien les définir.
Le mystère et le vrai
Hello a, comme peu de penseurs, le génie des distinctions. Ainsi, dans un court texte intitulé « Le mystère », qui a été reproduit dans Le siècle, les hommes et les idées, il pulvérise presque prophétiquement le socle sur lequel reposera, au siècle suivant, la philosophie des existentialistes athées.
Pour ceux-là, l’existence est absurde, car le monde reste indifférent à l’appel de l’homme en quête de sens. Pour Hello, une telle idée présuppose la confusion des notions contradictoires d’incompréhensible et d’inintelligible :
« L’Incompréhensible est au-dessus de l’Intelligence ; l’inintelligible est au-dessous de l’Intelligence.
L’Incompréhensible, c’est le Mystère.
L’inintelligible, c’est l’Absurde.
L’Incompréhensible, trop grand pour nous, ne peut entrer tout entier dans notre Intelligence, à cause de sa dimension, et surtout, si nous parlons de l’Infini, parce qu’il a dépassé toute dimension.
L’inintelligible, au contraire, ne peut entrer dans notre Esprit, parce que notre Esprit est trop grand, c’est-à-dire trop vrai pour lui. L’inintelligible ne peut être saisi par nous, parce qu’il est sans Vérité, et que notre Esprit est fait pour saisir la Vérité […].
L’Incompréhensible, c’est la chose qu’on n’embrasse pas.
L’inintelligible, c’est la chose dans laquelle on ne peut pas lire.
L’étymologie de ces deux mots établit supérieurement leur différence.
L’Incompréhensible, c’est ce dont personne ne fait le tour (non comprehendere).
L’inintelligible, c’est ce qui ne présente à l’œil de l’Esprit aucun caractère (non legere intus). »
Pour dire les choses autrement, c’est lorsque l’esprit reconnait humblement ses limites qu’il lui est permis d’approcher le mystère. C’est lorsqu’il se fait le plus petit qu’il peut atteindre ce qu’il y a de plus grand.
Assimilez l’incompréhensible à l’inintelligible, ce qu’on ne peut pas embrasser pleinement à ce qui ne fait aucun sens, et il n’y a plus de mystère, il n’y a que l’absurde. Et s’il n’y a que l’absurde, il n’y a aucune vérité dont on puisse être sûr.
Ainsi donc, le mystère est l’horizon de la vérité. « Plus la lumière grandit pour l’homme, écrit Hello, plus le mystère grandit avec elle. Chaque vérité qui apparait se cache en apparaissant : car elle n’apparait pas totalement, et plus l’homme la voit, plus il voit qu’il ne la voit pas. Plus il avance dans la route, plus la route est longue devant lui. »
L’homme médiocre
Si l’homme moderne – comprenons par là le fils « spirituel » du 18e siècle – est fermé au mystère, c’est qu’il manque d’humilité. La forme de sa modestie, c’est la médiocrité, qui est le simulacre de l’humilité. Le type même de l’homme moderne, c’est « l’homme médiocre », l’individu du « juste milieu sans le savoir ». Il est bienpensant, modéré, raisonnable et, surtout, indifférent, au sens où il tolère, voire respecte aussi bien la vérité que l’erreur, le bien que le mal.
Le 18e siècle proposait au monde un athéisme de combat ; et cet athéisme avait au moins le mérite d’être conséquent ; non seulement il attestait l’existence de ce qu’il combattait (on ne combat pas ce qui n’est pas), mais il s’achevait logiquement dans l’abaissement de l’homme (car celui-ci tient sa dignité du seul fait qu’il a été créé à l’image de Dieu).
Pour les héritiers du 18e siècle, ce combat n’a plus de sens, faute de tension ; dès lors, la force négatrice de l’athéisme se dissout dans l’indifférence.
C’est pourquoi la tiédeur de l’homme médiocre semble annuler le sens de la Croix : l’étincelle de la vie spirituelle, chez lui, s’est éteinte à jamais. En comparaison, le criminel, le blasphémateur attestent, par leurs actes et leur misère, le péché originel et, par là, la nécessité de la Rédemption. Mais l’homme médiocre, qui ne croit pas vraiment au péché, s’est exclu lui-même, comme dit Léon Bloy en empruntant à Hello, de « la matière rachetable, pour laquelle il est enseigné que le Fils de Dieu souffrit la mort ».
Ce texte est tiré du numéro spécial du printemps 2016 de la revue Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.
La critique de l’homme médiocre par Hello est d’une importance capitale. Elle permet de sortir d’une opposition dialectique entre chrétiens et athées, justes et pécheurs, etc., en montrant par quels souterrains chemine le mal à l’époque moderne.
Le mal veut la désunion, et il l’obtient en parodiant l’unité, qui est ce à quoi la charité aspire. Ce travestissement place l’homme médiocre sous le signe de la confusion et du simulacre.
Aussi confond-il sa neutralité tolérante, qui est l’expression de son indifférence, avec la charité. La charité n’est plus la charité quand elle devient une excuse pour tolérer le mal. Au contraire, la véritable charité suppose l’exécration du mal. Et Hello conclut par ce mot génial : « Le mal ne demande pas toujours de chasser le bien ; il demande la permission de cohabiter avec lui. Un instinct secret l’avertit qu’en demandant quelque chose il demande tout. Dès qu’on ne le hait plus, il se sent adoré. »
Postérité de Hello
L’homme médiocre ne renvoie pas, du moins pas immédiatement, à une catégorie de personnes, mais à une figure de repoussoir au moyen de laquelle Hello peut déployer sa pensée de l’unité. C’est d’ailleurs cette aspiration constante à l’unité qui l’élève à des sommets peu fréquentés d’où il redescend rarement, et jamais sans avoir illuminé nos ténèbres avec quelque parole flamboyante.
À chaque page ou presque, on tombe sur une perle qu’on pourrait méditer pendant des heures. En voici quelques-unes, glanées ça et là au fil de ma lecture : « Le doute est le paradis de l’orgueil » ; « Il me semble que le rire serait la parole de la Relation brisée, et que les larmes seraient la parole de la Relation sentie » ; « La réputation vient d’en bas ; la gloire vient d’en haut » ; etc.
Un écrivain contemporain disait d’Ernest Hello qu’il est « le secret le plus jalousement gardé de toute la littérature française ». En effet, l’obscurité qui persiste autour de lui, 130 ans après sa mort, parait incompréhensible en regard de l’influence qu’il a eue en France (sur Léon Bloy, Joris-Karl Huysmans, Georges Bernanos, Paul Claudel, Julien Green, Olivier Messiaen, Henri Michaux) et à l’étranger (sur le philosophe russe Nikolaï Berdiaev, le poète italien Eugenio Montale).
En attendant qu’Ernest Hello obtienne la visibilité qu’il mérite, il survit à travers sa prestigieuse postérité. Au Québec, cette postérité a pour nom Claude-Henri Grignon, l’auteur d’Un homme et son péché. La psychologie de Séraphin, l’avare qui sacrifie la richesse à son amour physique de l’argent, doit beaucoup à l’analyse remarquable de l’idolâtrie sur laquelle s’ouvrent les premières pages de L’homme.
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Source: Lire l'article complet de Le Verbe