et il est passé au triage. Jusque là, ça va. Sauf que l’infirmière au triage a fait sortir le dossier, elle y a vu un mot : «schizophrène», et elle a tout de suite conclu qu’il délirait.
Sans consulter personne, sans même poser aucune question à Edmé-Étienne sur les douleurs dont il se plaignait, elle l’a fait transférer à l’urgence psychiatrique où on l’a mis à nu, où on l’a forcé à enfiler une jaquette. «Edmé-Étienne avait beau leur répéter que le diagnostic n’était pas bon, qu’il avait été retiré, personne ne l’a écouté», me raconte sa mère Doris.
Le dossier du CHUL n’était pas à jour.
Pendant cinq heures, l’homme de 33 ans est resté à l’urgence psychiatrique où il a répété à qui ne voulait pas l’entendre qu’il n’avait pas d’affaire là. «Dans la section “raison de la consultation”, l’infirmière a écrit “problèmes de comportement” sans faire mention de ses symptômes physiques.»
Au petit matin, «l’urgentologue de l’urgence physique est venu le voir pour déterminer s’ils allaient l’admettre en psychiatrie», il a écrit dans ses notes qu’Edmé-Étienne «est ambivalent par rapport à son désir d’être soigné». Il continuait à répéter qu’il avait mal au ventre et aux yeux.
«On ne l’a pas cru.»
Dans les faits, Edmé-Étienne était en sevrage intense. Pendant les 10 années où les psychiatres l’ont traité par rapport à son diagnostic erroné de schizophrénie, son pilulier a pris des proportions affolantes. Il avalait «tout un cocktail», de l’Abilify, du Paxil, du Risperdal et surtout du Seroquel à des doses vertigineuses. Au plus haut, il en prenait 1025 mg par jour, une quantité énorme, tellement que le fabricant AstraZeneca ne peut en assurer l’innocuité au-delà de 800 mg.
«Il y a eu une surmédication», déplore sa mère.
Et une pléthore d’effets secondaires. «Il avait une baisse visuelle importante, il avait une perte musculaire, tellement qu’il n’était presque plus capable d’écrire ni de cuisiner. Il avait des tics, des spasmes, des tremblements incontrôlables, des mouvements involontaires tout le temps. Il faisait de l’insomnie, il était toujours fatigué, il avait des douleurs musculaires chroniques depuis le début de sa médication, et ça allait toujours en empirant.»
Il y avait aussi les vomissements, des «crises oculogyres», qui sont des spasmes des muscles des yeux qui restent fixés, souvent vers le haut. «Il avait aussi un diagnostic de rhabdomyolyse», soit une dégradation progressive du tissu musculaire qui peut conduire à des lésions rénales.
«Me semble qu’un moment donné, quand tu vois ça, tu te dis que ça ne fonctionne pas», tranche Doris.
Frédéric Savage, «frère d’âme» d’Edmé-Étienne, a également pu constater les effets dévastateurs des antipsychotiques qu’il prenait. «Il avait l’impression de se faire entrer des aiguilles dans le corps.» Et le calvaire du sevrage. «Il réduisait le Seroquel de 50 mg par mois et chaque fois qu’il baissait, c’était un choc physique. Il passait deux jours sur le cul, il n’était pas capable de rien. Et ça revenait chaque mois…»Frédéric Savage, «frère d’âme» d’Edmé-Étienne, a également pu constater les effets dévastateurs des antipsychotiques qu’il prenait.LE SOLEIL ERICK LABBÉ
Il en avait pour deux ans.
Mais il ne s’est pas rendu là. Le 11 février 2019, Edmé-Étienne s’est jeté d’un huitième étage, devant une de ses psychiatres. Elle avait hérité de son dossier quelques mois auparavant, menait avec une collègue le ménage du pilulier. «Il l’a serrée dans ses bras, il l’a remerciée pour ce qu’elle avait fait. Son geste, ce n’était pas contre elle, mais contre la psychiatrie. Il me disait qu’il ne se sentait pas considéré par la psychiatrie.»
Il avait tout planifié.
«J’ai pris un café avec lui le matin, raconte Frédéric. Il m’a dit “la psychiatrie a eu une partie de moi, elle n’aura pas l’autre.”» Frédéric n’a jamais pensé que son ami mettrait fin à ses jours quelques heures plus tard, il avait compris qu’il continuerait à mener son combat pour que les choses changent.
Edmé-Étienne avait d’abord tenté d’avoir accès à son dossier médical. «Quand il a commencé à vouloir faire bouger les choses, on ne voulait pas le lui donner. Il se disait : “est-ce qu’il y a des choses qu’ils ne veulent pas que je voie?”» Il ne l’a jamais obtenu. Il a même essayé de passer par sa députée, rien à faire.
Sa mère a repris le flambeau. «Ils ne voulaient pas me donner son dossier non plus. Il a fallu que je prenne un avocat, ça m’a coûté 1500 $.»
Comble de l’ironie, après s’être fait servir ad nauseam l’argument de la sacro-sainte confidentialité par le CIUSSS (centre intégré universitaire de santé et de services sociaux) de la capitale nationale, Doris a reçu une partie du dossier psychiatrique d’un autre usager. «Ils ne voulaient pas me donner accès au dossier de mon fils et ils m’envoient le dossier de quelqu’un d’autre, je trouve ça très ordinaire.»
Elle a retourné cette partie, de sa propre initiative. «Ils n’ont même pas demandé à ce que je leur envoie.»
Quand elle a reçu le dossier de son fils, Doris a passé des nuits à l’éplucher, «à pleurer sur le plancher». Elle a pu voir tout ce qu’Edmé-Étienne avait traversé, ce par quoi il était passé durant toutes ces années. Elle a pu savoir ce qui s’était passé cette fameuse nuit où il s’était retrouvé à l’urgence psychiatrique.
Et d’où on l’avait laissé partir à 5h. «Tout seul, à neuf kilomètres de chez lui, sans même un billet d’autobus.»
Edmé-Étienne avait presque 18 ans la première fois où il a été hospitalisé, le psychiatre l’ayant évalué a conclu à un trouble obsessionnel compulsif et à un trouble psychotique non spécifié, les deux en rémission. Quand il a soufflé ses 18 bougies, son dossier a été transféré. «C’est là que le diagnostic de schizophrénie a été porté, avec un trouble obsessionnel compulsif. C’est là qu’ils ont commencé à le médicamenter.»
Toujours plus.
Doris convient que son fils était «un être complexe. Il avait une division entre le Bien et le Mal, il avait une obsession par rapport au diable.» Cela dit, «dans les rapports psychiatriques, quand il avait 20-21 ans, c’est indiqué qu’il n’a pas d’anxiété sévère, qu’il est détendu en entrevue, qu’il est cohérent. C’est écrit “aucun trouble perceptuel noté, bonne autocritique”.»
Toute sa vie, Edmé-Étienne a rejeté l’autorité. «Il était coloré, c’était un punk, un artiste, un poète. Dans sa poésie, il rejetait le système.»
Et au CHUL, on l’a jugé à son allure. «Il y a eu du profilage social, ils l’ont reconnu. Ils ont d’ailleurs reconnu qu’il y a eu plusieurs erreurs. Je dois dire que le CHUL a été très respectueux. Au bureau du Commissaire aux plaintes, les gens ont été très empathiques. J’ai senti une volonté réelle d’améliorer les choses.»
Des changements ont d’ailleurs déjà été apportés : on s’assure que le dossier médical du patient est à jour, une infirmière seule ne peut plus l’envoyer à l’urgence psychiatrique. «Le CHUL m’a appelée et ils m’ont dit : “si votre fils était admis aujourd’hui, il ne serait pas traité de la même façon”.»
Doris n’a pas senti la même ouverture au CIUSSS, qui est responsable des services et des urgences psychiatriques. «Le CIUSSS devrait faire un mea culpa.»
Elle aimerait que le cas de son garçon serve à jeter les bases de la nouvelle unité psychiatrique de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec. «Pour la nouvelle aile, je demande à ce qu’il y ait un comité multisectoriel avec des gens comme moi, des travailleurs de rue aussi, tous ceux qui pourraient apporter leur point de vue. Ils pourraient même donner son nom à cette nouvelle aile…»
Il ne doit pas être mort en vain.Edmé-Étienne ne doit pas être mort en vain.FOURNIE
Dans les mois qui ont suivi le fiasco de l’urgence, Edmé-Étienne a piqué du nez. «Ça a été le début de la fin. Il était désemparé, il ne mangeait plus, il ne dormait plus.» Le peu de confiance qui lui restait envers le système s’est envolé. «Mon fils n’a pas été cru. Il a vécu ça comme un viol.»
Frédéric l’a ramassé à la petite cuillère. «Quand il est arrivé chez moi, il était totalement désorganisé, il avait une grande colère. Il disait : “on m’a séquestré, on m’a gardé de force”. Suite à ça, je l’ai vu dépérir. Il était devenu paranoïaque, suspicieux, il a été très traumatisé par cette hospitalisation, il disait : “tu vas à l’hôpital parce que tu as mal au ventre et aux yeux et on te crisse à nu.”»
À 33 ans, il se sentait comme une loque. «Je passais chaque semaine pour l’aider un peu avec le ménage, il n’était pas capable. Il se retrouvait en perte d’autonomie, il avait toujours l’impression de quémander. Il a fait des démarches pour pouvoir donner quelque chose à ceux qui l’aidaient, mais ce n’était pas possible. Il s’est donc tourné vers le réseau extérieur, pour avoir des services à domicile, mais il n’était pas éligible, parce qu’il n’avait plus de diagnostic.»
Depuis le retrait de la schizophrénie du dossier au début de février 2018, personne n’arrivait à mettre le doigt sur ce qu’il avait. «Il était en errance diagnostique», explique sa mère. Et, sans diagnostic, les services sont plus difficiles à obtenir. «Tu sais, tous ces détails qui viennent ignorer la personne, d’être vu comme un objet, ça a des effets», déplore Frédéric.
«Il trouvait ça dur d’accepter les conséquences du mauvais diagnostic et d’avoir été bourré de médicaments. Sa perspective d’avenir, c’était le CHSLD.»
Doris, elle, a dû encaisser le choc, apprendre à vivre avec la mort de son fils. «Ça fait deux ans et je commence à peine à digérer ce qui s’est passé. Mais je ne veux surtout pas être une victime, je veux faire ce que mon fils aurait voulu, travailler pour qu’il y ait des solutions. Il faut que la psychiatrie apprenne de ses erreurs, il faut que ça serve à faire de grands changements.»
Vous ou vos proches avez besoin d’aide? N’hésitez pas à joindre l’Association québécoise de prévention du suicide au 1 866 APPELLE (277-3553).
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Source: Lire l'article complet de Le Soleil