Alors que le pape vient de conclure un voyage historique en Irak, terre ravagée par la guerre et théâtre, avec la Syrie, des atrocités commises par Daesh au nom du dieu du Coran, il est bienvenu de revoir ce qui, dans notre propre tradition et dans nos Écritures saintes, a pu servir machiavéliquement à justifier les pires horreurs et les pires cruautés, de l’esclavage des Noirs au patriotisme guerrier de l’Empire allemand de 1914-1918 (« Gott mit uns »/Dieu avec nous).
Le but de l’exercice n’est pas d’alimenter les passions antioccidentales et/ou antichrétiennes qui ont aujourd’hui toute liberté pour s’épancher, mais d’avancer dans la connaissance honnête de notre histoire et surtout dans l’art exigeant de lire la Bible en s’affranchissant de l’ignorance d’abord, mais aussi des réflexes idéologiques qui nous font la lire uniquement pour mener des procès à charge ou à décharge, qui appauvrissent l’intelligence.
Aujourd’hui, en Église, on ne lit plus la Bible, surtout l’Ancien Testament, sans avoir à portée de main un précis d’histoire du Proche-Orient ancien et un traité d’histoire des religions. Si, personnellement, on n’a pas encore pris l’habitude de consulter de tels ouvrages, on peut au moins lire des auteurs pour qui ces disciplines n’ont plus (beaucoup) de secrets, tel Thomas Römer, éminent bibliste, professeur au Collège de France, qui nous a offert, il y a 12 ans, un livre qui se lit encore avec grand profit, Dieu obscur (2009).
L’ouvrage sous-titré Cruauté, sexe et violence dans l’Ancien Testament traite de l’épineuse question des représentations de Dieu offertes dans la Bible hébraïque (notre Ancien Testament), représentations qui, on le sait, heurtent souvent la sensibilité du lecteur contemporain. Et comment, en effet, ne pas être révulsé par des récits mettant souvent en scène un Dieu violent qui, semble-t-il, n’hésite pas, comme dans le passage suivant tiré du premier livre de Samuel, à prescrire le massacre de populations entières :
« Maintenant donc, va ! Tu frapperas Amalec ; et vous devrez vouer à l’anathème tout ce qui lui appartient. Tu ne l’épargneras pas. Tu mettras tout à mort : l’homme comme la femme, l’enfant comme le nourrisson, le bœuf comme le mouton, le chameau comme l’âne. » (1 S 15, 3)
Nombreux, et parfois célèbres, sont les passages du même genre, où le Dieu trois fois saint, gagné dirait-on par une passion sanguinaire digne des pires psychopathes, commande froidement l’assassinat d’un fils par son père (le sacrifice d’Isaac en Gn 22), exécute une génération de nouveau-nés en Égypte (Ex 11) ou s’autorise une quasi-extermination de la race humaine (récit du déluge en Gn 6-8) pour calmer son irritabilité légendaire. Comment comprendre la présence, dans la Bible, de passages aussi choquants ?
Le détour par l’histoire
La réponse de Thomas Römer à cette question est de dire qu’il nous faut impérativement faire un détour par l’histoire et l’archéologie, pour mieux connaitre le contexte de rédaction des textes bibliques et reconnaitre la marque qu’il y a laissée, du fait des influences culturelles et artistiques incorporées dans la Bible par des rédacteurs prompts à exploiter tous les matériaux littéraires à leur disposition. L’autre avantage d’un détour par l’histoire culturelle est qu’il devient plus aisé de faire le départ entre fait historique et récit imaginaire.
[Dans ces récits,] les faits historiques servent d’abord et avant tout de matière première aux écrivains croyants, dans leur recherche d’une intelligibilité théologique de l’histoire dont l’axe reste pour eux la fidélité de Dieu à ses promesses.
En prenant en compte la culture et l’imaginaire de l’homme biblique, marqué par la géographie et les paysages du Moyen-Orient, par les vicissitudes de la vie et de l’histoire et par les structures mentales et sociales de son temps, il est possible, sinon d’apprécier sans retenue les scènes de la Bible où Dieu semble rivaliser de sadisme et de barbarie avec les hommes, du moins de comprendre d’où viennent les choix symboliques et narratifs que nous jugeons aujourd’hui, de façon compréhensible, si problématiques.
La confrontation des récits bibliques avec les données de l’histoire et la connaissance des stratégies d’écriture de l’époque facilitent enfin l’identification et la compréhension du message proprement théologique que les rédacteurs de tel ou tel passage cherchaient à véhiculer au moyen de procédés inventifs. Des récits dans lesquels les faits historiques servent d’abord et avant tout de matière première aux écrivains croyants, dans leur recherche d’une intelligibilité théologique de l’histoire dont l’axe reste pour eux la fidélité de Dieu à ses promesses.
Exterminer tous les ennemis
Une fois passée au crible de l’analyse de Thomas Römer, le récit de la conquête violente de la Terre sainte par le peuple élu (racontée dans le livre de Josué) cesse ainsi d’être une relation fidèle des atrocités juives commises aux dépens des populations autochtones, ce qu’il n’a jamais été, pour nous apparaitre tel qu’en l’esprit des auteurs bibliques il a été conçu, à savoir comme une contrehistoire imaginaire, contestant symboliquement la domination assyrienne sur le Proche-Orient (8e-7e siècle avant J.‑C.), en suivant le modèle narratif très codé des récits assyriens de conquête.
Dans ces récits, les dieux mésopotamiens Assur, Adad, Ishtar, combattent impitoyablement et avec une puissance dévastatrice les ennemis de l’Assyrie, en vue d’assoir sa domination.
« En reprenant le modèle assyrien de la conquête, observe Thomas Römer, les auteurs de Jos 1-12 ont accentué l’image belliqueuse de YHWH, d’un Dieu qui n’hésite pas à exterminer de manière radicale tous les ennemis d’Israël. Nous pouvons, et je dirais même, nous devons regretter cette accentuation. Néanmoins, il faut la comprendre dans la situation historique où elle est apparue. » (p. 83)
Vers 620 avant J.‑C. (date, selon de nombreux spécialistes, de la première collection des récits de conquête de Canaan), la situation historique à laquelle Thomas Römer fait référence est la suivante : l’empire assyrien est sur son déclin. Cet affaiblissement de la superpuissance de l’époque aurait permis à Josias (roi de Juda de 639 à 609 av. J.‑C.) d’envisager la reconquête du royaume d’Israël, un territoire juste au nord de Juda, et perdu aux mains des Assyriens un siècle plus tôt, soit en 722 avant J.‑C. « Dans ce contexte, explique Thomas Römer, le livre de Josué fournit une légitimation théologique à la politique d’expansion josianique. » (p. 81) Dans un univers culturel où politique et religion étaient indissociablement unis dans une compréhension sacrale de l’ordre du monde, c’était non seulement chose normale, mais inévitable.
Foi et raison
L’approche historicocritique, qui mise sur la contextualisation historique et l’étude générique des textes, enseigne ainsi que le récit de conquête en Josué a été un instrument de propagande « théologicopolitique » au service des ambitions d’un roi, et un moyen pour les écrivains de rappeler la supériorité absolue du Dieu d’Israël sur les divinités tutélaires d’Assyrie. En expulsant fantasmatiquement les Cananéens de la terre promise grâce à la puissance d’un impitoyable Dieu guerrier, c’est une autre expulsion qu’on appelait donc de ses vœux, une expulsion encore à faire, celle des Assyriens occupant le royaume du Nord. En décrivant la supériorité de YHWH sur Assur, c’est à la supériorité de Jérusalem sur Ninive qu’on pensait.
Les chrétiens habitués à avoir surtout un rapport de foi avec les Écritures auront sans doute envie de dire qu’une telle manière de lire la Bible les laisse spirituellement sur leur faim – pour ne rien dire de l’aspect iconoclaste de l’entreprise historicocritique elle-même. Et sans doute peut-on, sans du tout diminuer le profit qu’on trouve à se familiariser avec cette approche scientifique des textes, rappeler qu’il est légitime et même nécessaire de compléter une lecture historique et critique des textes avec une approche croyante, qui nous donnera accès à une bonne intelligence spirituelle du corpus révélé, à travers une lecture priante de la Bible.
Mais même notre vie spirituelle bénéficiera de la méthode si richement exploitée par Thomas Römer et tant d’autres savants. En effet, le miracle d’une transsubstantiation du texte de la Bible en Parole de Dieu n’en apparaitra que plus grand et plus manifeste, quand on aura mesuré la distance qui sépare les motivations idéologiques des rédacteurs d’un passage, du profit spirituel qu’on aura personnellement tiré de la médiation du même passage à la faveur d’une lectio divina. Dans notre rapport aux Écritures comme ailleurs, la foi et la raison sont appelées à s’appuyer l’une sur l’autre, dans une élévation permanente vers la contemplation de la vérité.
À ceux qui ont une maitrise au moins passive de l’anglais et qui voudraient voir comment il est possible de faire une lecture spirituelle d’un passage « sanglant » comme celui cité plus haut (1 S 15, 3), je suggère de visionner la petite vidéo illustrative réalisée il y a un certain nombre d’années par Mgr Robert Barron, évêque auxiliaire à Los Angeles et grand vulgarisateur américain de la foi. Dans cette capsule d’environ 11 minutes, Bishop Barron ne fait d’ailleurs pas que donner un exemple de lecture spirituelle appliquée à un passage « compliqué », il dit un mot sur les origines de cette tradition herméneutique dont l’élaboration méthodique, en contexte chrétien, remonte aux Pères de l’Église, à Origène en particulier.
Et ceux qui en veulent plus pourront visionner l’épisode de Word on Fire Show du 15 mars 2021 :
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