par Marie Astier.
Les Jeux olympiques de Paris 2024 ont prévu l’usage d’une débauche de technologies sécuritaires. Mais qui ont besoin d’être légalisées. C’est ce que commence à faire la proposition de loi sécurité globale, examinée par les sénateurs à partir de ce mardi 16 mars. Autant de mesures susceptibles de porter atteinte aux libertés publiques et à la vie privée, dénoncent ses détracteurs.
Accéder à un lieu sécurisé après un simple scan de votre visage. Filmer avec des drones le moindre recoin d’espace public. Anticiper tout incident grâce à l’analyse du comportement de la foule. Voici quelques-unes des technologies sécuritaires en passe d’être utilisées à grande échelle à l’occasion des Jeux olympiques de Paris 2024. Et auxquelles la proposition de loi Sécurité globale, déjà adoptée par les députés, et discutée par les sénateurs à partir de ce mardi 16 mars, ouvre une première porte juridique.
Outre le fameux article 24, accusé de vouloir empêcher la diffusion d’images permettant de dénoncer les violences policières (largement réécrit par le Sénat en commission, il est toujours vivement critiqué), le texte comprend toute une série de mesures visant à favoriser l’usage d’une vidéosurveillance nouvelle génération par les forces de l’ordre.
Avec toujours plus de caméras, d’abord. La proposition de loi facilite l’usage des caméras dites « embarquées » sur les véhicules des forces de l’ordre, de celles dites « individuelles » (ou caméras-piétons, des sortes de GoPro portées sur eux par les agents) et, gros morceau, autorise l’usage des drones (article 22). Utilisés en manifestation et pour faire respecter les mesures sanitaires par la préfecture de police de Paris, leur usage avait été stoppé par le Conseil d’État, à la suite d’actions en justice des associations La Quadrature du net et La Ligue des droits de l’Homme. La loi vient donc légaliser ces pratiques. Le texte élargit aussi considérablement la possibilité, pour les forces de l’ordre, d’accéder aux images de caméras de vidéosurveillance installées dans un espace privé : les halls d’immeubles par exemple(article 20 bis).
Qui dit plus d’images, dit un besoin d’yeux supplémentaires pour les visionner. L’article 20 de la proposition de loi prévoit ainsi un élargissement des personnels pouvant y avoir accès. Alors que seuls des agents de la police et de la gendarmerie nationale sont pour l’instant autorisés, s’ajouteraient désormais les agents de la police municipale, ainsi que ceux de la SNCF et de la RATP (article 20 ter) afin de renforcer la surveillance des transports en commun.
Enfin, l’accumulation de données est telle que l’œil et les moyens humains ne suffisent plus à l’analyse de ce monceau d’images. Est donc aussi mise en place la possibilité de transmettre en temps réel au poste de commandement les images captées par ces multiples caméras. Une mesure simplement destinée à faciliter les « interventions », nous dit le législateur. Mais cette transmission ouvre la possibilité d’analyser, via des logiciels, ces images en temps réel.
Une masse de données gigantesque analysée par des algorithmes
« L’algorithme peut faire ce que l’on veut, explique Juliette, responsable de la campagne Technopolice à La Quadrature du net. Repérer les comportements considérés comme anormaux, par exemple les personnes qui courent ou celles qui restent immobiles trop longtemps, et générer des alertes pour les agents ».
C’est d’ailleurs exactement ce que revendiquent trois des lauréats de l’appel à projets de l’Agence nationale de la Recherche « sécurité des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 ». Le projet OKLOS propose un « logiciel d’analyse en toutes conditions des mouvements de foule et de comportements de groupes au moyen de vidéo protection intelligente ». Celui intitulé GIRAFE veut « développer des solutions algorithmiques de supervision de la foule à partir de flux vidéo couvrant tout ou partie des zones publiques ». MAASTeR met au point un « simulateur de foules auto-adaptatif à la situation terrain réelle à partir de captations vidéo ». En dehors de cet appel à projet, ont aussi lieu d’autres préparatifs, comme celui d’un groupement de sept industriels qui, pour surveiller les épreuves nautiques, prévoit d’envoyer des drones au-dessus de la rade de Marseille. Ils pourront « scanner les fonds marins, surveiller la surface de l’eau, ou encore intercepter les objets indésirables », nous apprenait La Provence en février 2020.
Le recours à ces technologies est justifié au nom de l’enjeu : dix à vingt millions de visiteurs attendus (selon les sources), 17 000 athlètes. Ces JO seront le plus gros événement jamais organisé en France. Qui voudrait qu’un attentat vienne gâcher la fête ? « Les innovations technologiques (…) seront un atout majeur pour renforcer la sécurité de manière significative », déclarait le préfet Lieutaud, coordinateur pour la sécurité des JO, à Sécurité et Défense Magazine en mars 2019. « Mais certains freins demeurent », déplorait-il. « Il y a un travail à faire du côté des parlementaires pour faire évoluer certains textes et permettre à ce monde industriel de finaliser les processus technologiques qui seront mis en œuvre lors des Jeux olympiques », insistait donc Gérard Lacroix, délégué général adjoint du Gicat (Groupement des Industries françaises de Défense et de Sécurité terrestres et aéroterrestres), sur Aef Info. Nous avons souhaité interroger le Gicat, qui nous a répondu que c’était impossible, le délégué général étant en voyage à l’étranger.
La reconnaissance faciale en embuscade
Le vœu de l’industrie sécuritaire est presque exaucé, donc. Mais partiellement pour l’instant. Car un sujet a été laissé en marge du contenu de la proposition de loi Sécurité globale : la reconnaissance faciale, qui divise la majorité parlementaire. Pourtant, il est déjà prévu de l’utiliser aux JO 2024. Un autre des lauréats de l’appel à projet se trouve être EasyMob, qui « vise à développer un système d’identification innovant à faible coût combinant l’identification biométrique et un code barre ». Autrement dit, tous les athlètes, officiels, personnels et bénévoles devant pénétrer dans les enceintes olympiques devront avoir préenregistré leur visage. Un badge leur sera remis, devant être scanné à chaque point d’accès aux installations. Il sera alors vérifié la correspondance entre leur visage et celui enregistré.
« Tokyo, qui accueille les Jeux en 2021, a déjà prévenu qu’ils seraient les premiers jeux à utiliser la reconnaissance faciale », confirme Natsuko Sasaki, membre du collectif d’opposition aux Jeux, Saccage 2024. « Ils vont le faire pour les athlètes, les bénévoles, les organisateurs, les journalistes. Mais depuis le Covid, ils envisagent également de l’utiliser sur les spectateurs ». Soit des millions de visages enregistrés dans une base de données. Pour vous permettre d’assister à une épreuve sportive dans un premier temps. Mais ensuite ?
Dans une enquête de France Inter sur cette technologie, diffusée en septembre dernier, la présidente de la Commission nationale informatique et Libertés (Cnil), Marie-Laure Denis, considérait comme « envisageable » de rendre un avis favorable à l’utilisation de la reconnaissance faciale pour les Jeux olympiques.
« Une excellente occasion pour la filière sécurité française de gagner des parts de marché à l’international »
Les entreprises de sécurité, soutenues par certains élus, poussent fortement. Le marché est important. Le budget sécurité des Jeux était évalué fin 2020 à près de 300 millions d’euros. Un coût largement sous-évalué, estime Natsuko Sasaki, citant le cas de Pékin ou d’Athènes qui ont suscité plus plus d’un milliard d’euros de dépenses de sécurité.
Et puis, la vitrine est belle pour les entreprises françaises. Les Jeux sont « une excellente occasion pour la filière sécurité française de gagner des parts de marché à l’international », se réjouissait Coralie Héritier, directrice générale de l’entreprise spécialiste de cybersécurité Idnomic, toujours dans Sécurité et Défense Magazine.
« On construit de nouvelles structures dans lesquelles ces technologies sont intégrées, des budgets colossaux sont dépensés, il y a un effet d’aubaine pour les industriels », confirme Laurent Muchielli, sociologue des questions de sécurité et auteur d’une enquête sur l’efficacité de la vidéosurveillance. « Ce développement passe par une alliance entre les industriels et des élus qui font de la démagogie politique. On dépense massivement de l’argent public au service d’intérêts privés, sans évaluer l’efficacité de ces technologies. Un dispositif de reconnaissance faciale avait été testé en conditions réelles au carnaval de Notting Hill, la machine avait envoyé une quarantaine d’alertes, qui s’étaient révélées quarante fois fausses ».
Le Livre blanc de la sécurité intérieure, publié en novembre 2020, et qui pose les bases de la politique du ministère de l’Intérieur pour les prochaines années, confirme pourtant l’intérêt des pouvoirs publics. Pour les Jeux olympiques, « l’appui technologique permettra notamment d’appuyer (sic) les forces publiques ou privées », indique-t-il. Il précise par ailleurs que « les Jeux olympiques ne seront pas un lieu d’expérimentation : ces technologies devront être déjà éprouvées », et donc d’abord testées, puis déployées grandeur nature lors de la Coupe du Monde de rugby de 2023, avant une généralisation à l’occasion des Jeux.
Le document encourage également le développement de la reconnaissance faciale « qu’il apparaît hautement souhaitable d’expérimenter (…) dans les espaces publics, afin de maîtriser techniquement, opérationnellement et juridiquement cette technologie à des fins de protection des Français ». Autant de projets qui nécessitent des évolutions du droit, vues par les industriels et les politiques comme de plus en plus urgentes à mesure que se rapproche l’échéance des Jeux. La proposition de loi Sécurité globale ne pourrait donc être qu’une première étape.
Des technologies compatibles avec la démocratie ?
Les Jeux olympiques seraient alors l’occasion d’une entrée massive des nouvelles technologies de surveillance dans notre quotidien et nos espaces publics, craint Juliette, de la Quadrature du net. Elle alerte sur l’effet cliquet : « L’évènement crée le besoin, mais ensuite les technologies sont achetées, les personnels formés. On ne va pas revenir en arrière. » « Cela banalise des technologies invasives, crée une accoutumance », alerte Olivier Tesquet, journaliste spécialiste des technologies de surveillance et auteur de État d’urgence technologique (ed. Premier Parallèle, 2021).
« La reconnaissance faciale en temps réel dans l’espace public, c’est l’eldorado policier, cela revient à un contrôle d’identité permanent et général », poursuit-il. « On doit se demander si c’est compatible avec nos valeurs démocratiques ».
La Quadrature du net s’inquiète de l’usage de la reconnaissance faciale notamment pendant les manifestations, où elle permettrait de repérer certains militants, et de les arrêter préventivement afin de les empêcher de défiler. Les drones ouvrent aussi, par leur capacité à se faufiler discrètement partout, une nouvelle ère. « On ne peut pas les voir, ils permettent une surveillance permanente et invisible », relève Juliette. La Défenseure des droits, dans son avis sur la proposition de loi, a d’ailleurs souligné que les dispositions concernant les drones et l’accès élargi aux images des multiples caméras risquaient de porter « une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée ».
Se pose également le défi de la transparence et du contrôle de ces technologies. Les logiciels de reconnaissance faciale et d’analyse des foules sont des « dispositifs de plus en plus automatisés, dont les algorithmes deviennent de plus en plus difficiles à auditer », remarque Olivier Tesquet. « Quand une entreprise déploie, par exemple, des caméras permettant de vérifier le port du masque, et qu’elle nous dit qu’elle ne recueille pas de données biométriques, on doit être en mesure de le vérifier ». Cela pourrait être de plus en plus complexe.
Des inquiétudes rapidement évoquées par le Livre blanc de la sécurité intérieure, qui les balaye en évoquant gravement « un principe de nécessité, de légalité, de proportionnalité et de contrôle » à respecter. « Ces technologies doivent être utilisées à des fins de protection des populations et des sites sensibles », assure-t-il. Pourtant, le principe de légalité a déjà été bafoué dans le cas des drones. Ou plus récemment pour l’usage des caméras contrôlant le port du masque. La Cnil avait suspendu une expérimentation en juin 2020. Un décret est venu la légaliser a posteriori début mars 2021.
Economie de la distanciation sociale, illustration : un décret publié au Journal officiel autorise le recours à la vidéosurveillance intelligente pour mesurer le taux de port du masque dans les transports.https://t.co/oUp7TacFWm (via @Bas_scordia)
— Olivier Tesquet (@oliviertesquet) March 11, 2021
« On observe une fuite en avant technologique : on expérimente d’abord – comme on a pu l’observer par exemple avec les drones utilisés par la préfecture de police de Paris – et on légifère après. On devrait procéder dans l’autre sens. Mais le compte à rebours des JO nous laisse très peu de temps pour en débattre, on en est réduits à discuter des modalités », regrette Olivier Tesquet.
Le débat se mène donc pour l’instant dans la rue. Les opposants à la loi appellent à une semaine de mobilisations dans toute la France. Des manifestations sont notamment prévues ce mardi devant les préfectures partout en France, et à Paris devant le Sénat. Reporterre sera présent sur place, pour une émission en direct.
source : https://reporterre.net/
Source: Lire l'article complet de Réseau International