Santé aux « salauds bienveillants »

La réédition du roman Pitié pour les salauds! (Herbes rouges, 2021) nous permet de renouer avec l’écriture flyée et jubilatoire de Pauline Harvey. Bonheur contagieux!

Paru chez l’Hexagone en 1989, le livre était introuvable, car pilonné. Réjouissons-nous des Herbes rouges qui, avec sa collection Territoires, nous incite à revisiter des ouvrages épuisés disponibles désormais en format poche, dont Nous parlerons comme on écrit de France Théoret, La Cohorte fictive de Monique Larue et Les Images de Louise Bouchard.

Nombres d’artistes ont évoqué le souvenir mémorable d’une des réalisations de Pauline Harvey, qui s’inscrivait autant en écho à l’effervescence de la pensée contreculturelle des années 1970 que de la prise de parole des femmes : Ta dac tylo va taper. Publiée en 1978 aux Éditions Cul-Q, cette poésie sonore sera également entendue lors de la Nuit de la poésie du 28 mars 1980. Deux ans plus tard, le Journal de Montréal lui décerne le prix littéraire des jeunes écrivains pour Le Deuxième Monopoly des précieux (Pleine Lune, 1981). Son troisième roman, Encore une partie pour Berri (Pleine Lune, 1985) reçoit le prix Molson de l’Académie canadienne-française l’année de sa parution, tandis qu’Un homme est une valse (Herbes rouges, 1992) se voit couronner du prix Québec-Paris en 1992. En plus d’une pièce coécrite avec Lise Vaillancourt au défunt Théâtre expérimental des femmes à l’automne 1986 (Si toi aussi tu m’abandonnes), ses autres titres comprennent La Ville aux gueux (Pleine Lune, 1982), Lettres de deux chanteuses exotiques en tandem avec Danielle Roger (Herbes rouges, 1995), Les Pèlerins, « mon livre le plus important » (Herbes rouges, 1996) et L’Enfance d’un lac (Herbes rouges, 2012). La dramaturge-actrice Louise Bombardier a déjà louangé l’écriture d’une « grande modernité » de Pauline Harvey, son « délire organisé » et son « unicité ». Celle-ci lui doit sa « fierté d’auteure française d’Amérique et sa liberté créatrice intérieure ».

Aux dires de l’écrivaine, même trois décennies depuis sa publication, Pitié constitue son œuvre la plus « déstabilisante », la plus « déstructurée », expression qu’elle affectionne particulièrement. Au moment de sa sortie, des critiques avaient exprimé leur enthousiasme. « Un roman délinquant, blindé, casqué (…) C’est un roman très dur, parce qu’il parle de ceux qui risquent tout (Marie-Claude Fortin, Voir). « Montréal même, y devient un personnage, un lieu mythique » (Jean-Roch Boivin, Le Devoir).

Au débat de sa rédaction, le 2 mars 1987, date inscrite dans l’introduction, Pauline Harvey était influencée par le format court des vidéoclips, alors en vogue grâce à l’influence de la chaîne télévisée Musique Plus. « Je pensais à des flashs, aux habits d’Arlequin. J’imaginais un patchwork, tout ce qui divergeait d’une vision classique », révèle l’autrice en réitérant l’importance de la notion du hasard et de plaisir.

Sa sensibilité pour le visuel se reflète, en plus de l’atmosphère des lieux (le Melda Bar avec sa faune éclectique, le restaurant Le  Fusil chilien, avec « ses centaines de pistolets, carabines et fusils de divers pays ») dans le choix de l’image de la couverture de la réédition. Reproduction d’une aquarelle de Marc-Antoine K. Phaneuf, nous voyons une Ferrari rouge qui semble s’apprêter à « foncer dans un mur », symbole de cette dichotomie « entre la prise de risque et la possibilité réelle de se casser la gueule ».

Pitié pour les salauds!, divisé en deux parties, comprend 34 chapitres avec titres (« Cet hiver où Jules n’a pas de bottes »), précédé d’une introduction et même d’un avant-propos! L’histoire s’articule autour de la narratrice, l’écrivaine Georgia, en pleine élaboration d’un roman. Son inspiration lui vient d’un rêve où son frère, également auteur, lui a raconté avoir écrit un bouquin avec le titre Pitié pour les salauds!. Parfois déconcertante, la prose d’Harvey distille une folie exubérante empreinte d’humour et de philosophie, portée par des individus aussi imprévisibles qu’attachants.

Juste avant la composition qui a duré deux ans, Pauline Harvey avait « expérimenté » le sujet dans un article paru dans l’éphémère périodique des années 1980 Le Matin. Le texte est reproduit dans le bouquin. « Le thème était Que sont devenus le ciel et l’enfer?, explique la créatrice. Je suis partie en écrivant que nous sommes tous terriblement menacés par l’alcool, que nous avons peur du tabac comme du diable, que l’enfer, c’est le sucré. Plus tard, les phrases venaient tout d’un coup, les personnages apparaissaient. »

Or, bien que l’univers de Pitié s’imprègne de songes et méditations de la principale intéressée, celui-ci ne s’inscrit aucunement dans le courant littéraire de l’autofiction. Ironiquement, l’écrivaine a un frère (François Harvey, « un anarchiste ») qui a publié des ouvrages (Zéro-Zéro, Triptyque, 1999), mais dont la personnalité ne ressemble en rien à celle du frangin de son héroïne. Son personnage le plus saisissant demeure Jules, une jeune femme qui n’a pas froid aux yeux. « Elle ira même masturber un cougar au zoo du Parc Lafontaine. Le lion me paraissait trop dangereux comme animal. Je préférais le cougar. Jules sait où elle s’en va, en pleine quête d’elle-même », souligne Harvey.

 « Ce serait un roman détestable. Et qui me sauverait », sous-entend la narratrice. Mais après autant de réécritures, est-possible d’éprouver une réelle pitié pour un « salaud » ? Plutôt sympathiques, les protagonistes « sont salauds dans leurs folies », parfois menteurs, mais pas véritablement méchants. Pour le monde réel, le verdict ne laisse aucune ambiguïté. « Je n’éprouve aucune sympathie pour les véritables salauds, les prédateurs sexuels à la Harvey Weinstein ». Par ailleurs, des allusions à des plumes inspirantes surgissent au fil de la lecture : Dostoïevski (« L’Idiot, le plus génial des romans »), Nabokov, Paul Villeneuve (« une œuvre à découvrir ») Juan Garcia, Louis Geoffroy, ou encore Yolande Villemaire dont La Rose des temps (Druide, 2017) constitue pour Pauline Harvey, « avec ses fractales narratives, rien de moins qu’un chef d’œuvre ». 

En replongeant dans « la structure éclatée » de Pitié pour les salauds!, Pauline Harvey considère que le roman n’a pas « vieilli. C’est mon plus risqué. Le plus cru est son successeur, Un homme est une valse. »  Pitié se conclut par : « la prochaine fois, j’écrirai une histoire d’amour ». Et l’histoire d’amour, « ce fut Un homme », confie-t-elle.      

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