La Commune de Kronstadt fut une insurrection prolétarienne révolutionnaire contre la dictature anti-communiste du parti bolchevik. Cette véritable manifestation de l’auto-mouvement anti-étatique du prolétariat profondément radicale dans ses aspirations, porte également les limites de son temps et des conditions dans lesquelles elle dut se produire, elle dénonce ses ennemis, les bolchéviks, tels qu’ils sont connus et se dénomment eux-mêmes, bien qu’ils en soient l’anti-thèse, c’est à dire “communistes”. C’est parce que la contre-révolution prend toujours le masque de la révolution véritable, que les bolchéviks se proclament “communistes”, et c’est parce que l’auto-mouvement véridique du prolétariat se produit contre toutes les impostures cheffistes qu’il sait les combattre au nom du communisme véritable.
Aux portes de la famine et de l’épuisement total, les communards sans-partis de la forteresse de Kronstadt affirment résolument leur détermination de « vaincre ou mourir » face à la « commissarocratie » et autre « dictature du parti sur le prolétariat ». Pendant que l’assaut final se prépare contre ce que le Parti Anti-communiste accuse d’être « une lutte petite-bourgeoise pour restaurer la liberté de commerce », les bolcheviks adoptent la NEP, énième aveu du caractère capitaliste d’état et contre-révolutionnaire de la “révolution” d’octobre…
Les insurgés et leurs aspirations
Le 14 mars, 240 soldats rouges faits prisonniers le 8 par les Kronstadiens adoptent en assemblée une résolution où ils affirment avoir été trompés lorsqu’on leur a dit que les gardes blancs avaient pris le pouvoir à Kronstadt et qu’au contraire, après avoir rencontré les marins et ouvriers de Kronstadt, ils s’étaient rendu compte qu’il n’y avait aucun garde blanc et que les marins et ouvriers y avaient renversé le pouvoir de la commissarocratie. Ils élisent quatre délégués pour prendre contact avec les troupes rouges assaillantes et leur expliquer ce qu’il en est réellement. Par la même occasion, ils demandent au Revkom de les incorporer parmi les défenseurs du mot d’ordre de « Tout le pouvoir aux soviets et non aux partis1 ».
Pendant que Lénine intrigue en utilisant l’insurrection pour posséder une mainmise totale sur son parti, les Kronstadiens font le point sur leur mouvement et rappellent qu’ils veulent le retour aux conquêtes de la révolution de 1917, d’avant le coup d’État bolchévik d’Octobre, et plus précisément aux structures et responsabilités telles qu’elles avaient prévalu de février 1917 à juillet 1918, non seulement à Kronstadt mais dans tout le pays. En effet, les bolchéviks avaient écarté les soviets et comités de base, que ce soit dans les unités militaires, les institutions civiles ou les entreprises, et institué au profit de leur parti un maillage politique serré de haut en bas au moyen d’une multitude de commissaires politiques, tous sous la houlette de leur Comité central. Dès la création de cette structure en 1918, les autres révolutionnaires avaient surnommé “commissarocratie” cette verticale du pouvoir. Maintenant, les Kronstadiens la dénoncent directement. Les Izvestia des insurgés du 9 mars écrivent en gros titre à la première page : « Lénine a dit que “le communisme, c’est le pouvoir soviétique plus l’électrification”, mais le peuple s’est convaincu que le communisme bolchévik, c’est la commissarocratie plus les fusillades2. »
Dans son numéro du 14 mars, le Revkom lève l’équivoque et désigne nommément la cible :
À bas la commissarocratie !
Quand il s’est emparé du pouvoir, le parti communiste nous a promis tous les biens que pouvaient espérer les masses laborieuses. Que voyons-nous maintenant : il y a trois ans, ils nous disaient : « Vous pourrez, quand vous le voudrez, rappeler vos représentants du soviet et en élire d’autres. » Quand nous, Kronstadiens, avons exigé de nouvelles élections du soviet, libres de toute pression du Parti, Trotsky, ce successeur du fusilleur Trépov, a donné l’ordre de ne pas « économiser les balles ». Soldats rouges, vous pouvez constater à quel point les communistes estiment vos vies. Avec vos seules mains nues, ils vous envoient traverser le golfe pour conquérir la citadelle de la révolution des travailleurs – Kronstadt la Rouge. Attaquer des forts imprenables et des navires au blindage que des obus de douze pouces ne parviennent pas à percer. Quelle infamie !
Nous avons exigé la venue d’une délégation des travailleurs de Pétrograd, afin que tous puissent savoir quels sont nos généraux qui, ici, donnent des ordres. Mais elle n’est pas venue. Les communistes ont peur qu’elle apprenne et vous fasse connaître la Vérité. Ils tremblent, sentant le sol se dérober sous leurs pieds.
Cependant, l’heure a sonné. Bas leurs sales pattes, couvertes du sang de nos frères et de nos pères ! Le souffle de la liberté n’a pas encore disparu chez les travailleurs. Ils ne se laisseront plus asservir sous le joug des vampires communistes, suçant la dernière goutte de sang du prolétariat supplicié.
Travailleur, est-ce pour en arriver là que tu as renversé le tsarisme, écarté Kérensky, afin d’installer sur ton cou le nœud coulant des bourreaux du feldmaréchal Trotsky ?
Non ! Mille fois non ! Ta lourde main calleuse doit s’abattre sur ces lâches agresseurs qui sacrifient des millions de vies de travailleurs uniquement pour garder le pouvoir.
Que soit maudit le joug haï des communistes ! À bas le parti oppresseur ! Vive le pouvoir des ouvriers et paysans ! Vivent les soviets librement élus !
Le Comité révolutionnaire provisoire de Kronstadt3.
Dans le numéro 6 du 8 mars, l’article « Pour quoi nous luttons » exprime la dimension et le caractère du mouvement et nous pouvons considérer le passage suivant comme la charte politique des insurgés :
C’est ici, à Kronstadt, qu’est posée la première pierre de la IIIe Révolution, celle qui brisera les dernières chaînes des masses laborieuses et ouvre une nouvelle et large voie pour l’édification socialiste. Cette nouvelle révolution mettra ainsi en marche les masses laborieuses de l’Est et de l’Ouest, devenant l’exemple d’une nouvelle construction socialiste, opposée à « l’ordre » bureaucratique des bolchéviks, convainquant les travailleurs étrangers de toute évidence que ce qui a été accompli chez nous jusque-là, au nom des ouvriers et des paysans, n’était pas du socialisme.
Les ouvriers et les paysans doivent aller en avant, de manière irréversible, laissant derrière eux l’Assemblée constituante et son régime bourgeois, la dictature du parti communiste, des tchékas et du capitalisme d’Etat, qui étouffent le prolétariat et menacent de l’étrangler définitivement4.
Cette troisième et ultime révolution fait suite à la première contre le tsarisme, contre la noblesse féodale et l’autocratie, et à la seconde contre la bourgeoisie, le parlementarisme et le capitalisme privé, elle se fera contre le césarisme bureaucratique de parti et de capitalisme d’État, pour établir le pouvoir des soviets, sans parti « guide » ni politiciens messianistes.
La masse des insurgés était apolitique, c’est-à-dire que, en dehors de quelques individus, elle n’adhérait ostensiblement à aucun parti. Les positions adoptées unanimement, communistes dissidents compris, reflétaient l’état d’esprit de l’ensemble de la population. En fait, il y a eu à Kronstadt une démarche collective, il n’y a pas eu de meneurs entraînant la foule ; les articles fondamentaux des Izvestia ne sont pas signés, à la différence des journaux bolchéviks, menchéviks ou SR de l’époque.
Alors qu’ils ont tout le pays contre eux, les bolchéviks s’entêtent dès le début à privilégier les “blancs”, terme générique appliqué à leurs ennemis favoris, auquel ils rattachent tous les groupes politiques qui ne partagent pas leurs vues, que ce soit consciemment ou même, selon leur psychopathologie, “inconsciemment”. Pour Kronstadt, ils visent les menchéviks, les SR de gauche et les anarchistes, officiellement tout juste tolérés jusque-là et maintenant accusés de faire le jeu de la réaction internationale. De là, la “complotite” et la paranoïa de Lénine et de ses suiveurs. Toutes affaires cessantes, ils ne vont pas examiner les demandes et exigences des ouvriers de Pétrograd et des marins de Kronstadt, mais chercher à leur coller des étiquettes politiques et agiter l’épouvantail de la contre-révolution. Ils vont aussi déformer et caricaturer leurs mots d’ordre : ainsi, les élections libres des soviets deviennent « les soviets sans les communistes », la liberté revendiquée pour les ouvriers et paysans de s’organiser en coopération libre, en fonction de leurs besoins et moyens, se transforme chez Lénine en « liberté du commerce ». C’est pour cela que la conduite des Kronstadiens consiste à s’en tenir uniquement dans l’immédiat à leur position de sans-parti et de libre choix des soviets, quitte à ce que s’exprime la volonté des mandants quelle qu’elle soit. Cette démarche de démocratie directe est en droite ligne avec les traditions libertaires et égalitaires de la Russie ancienne, dont les soviets sont une résurgence naturelle, ce que nous avons précédemment déjà étudié et démontré5. Ici, elle se manifeste par la volonté d’être représentatif de la base : les unités militaires et les groupes socio-professionnels de la forteresse sont sollicités pour envoyer des délégués, le 2 mars, afin de désigner les membres du Revkom provisoire, c’est-à-dire le légitimer. Le contrôle par la base s’exprime également dans le rôle des Revtroïkas (acronyme de troïkas révolutionnaires) élues des unités et des comités de navires qui surveillent l’action des responsables militaires, s’expriment sur l’orientation du mouvement et s’efforcent de maintenir le moral des combattants. Tous les ordres militaires de l’état-major et de la forteresse sont non seulement signés par le commandant de la défense de la forteresse Solovianov et le chef d’état-major de la défense Arkannikov, maintenus à leur poste par le Revkom, mais aussi obligatoirement contresignés par Pétritchenko, à défaut par le vice-président, et parfois certifiés par le secrétaire du Revkom.
Ce n’est pas tout, ces membres doivent rendre des comptes et se comporter de manière responsable, sinon être démis, comme le montrent les deux cas d’ivresse traités lors d’une réunion du Revkom, le 13 mars. L’un concerne Ivanov, directeur de la boulangerie maritime et délégué du torpilleur Lovats ; l’autre est celui du membre et secrétaire du Revkom Arkhipov, ayant été tous deux pris de boisson et s’étant mal comportés. Ils se sont excusés et ont promis de ne pas recommencer ; malgré cela, il est décidé de remplacer le premier à son poste, d’infliger un blâme au second et de l’avertir, qu’en cas de récidive il serait arrêté, démis de son poste et renvoyé à son unité de base6. En fait, c’est un retour au soviet “à la Kronstadt” de 1917. Tous les membres du Revkom avaient vécu cette période et en avaient gardé la nostalgie.
Examinons les biographies de ses principaux membres pour mieux nous en rendre compte :
– Stépan Maximovitch Pétritchenko est sans conteste le personnage central du mouvement et comme tel soumis à des critiques et à des calomnies de toutes sortes. Toutes les sources officielles présentent tellement de contradictions qu’il vaut mieux se rapporter aux faits établis. Né le 25 décembre 1892 dans le gouvernement de Kalouga, au sud-ouest de Moscou – donc âgé de 28 ans en 1921 -, sa famille déménage en 1894 dans le Zaporojié, en Ukraine méridionale. Après de courtes études, il rejoint à l’âge de 14 ans son père ouvrier dans une usine métallurgique ; il y acquiert une formation de serrurier ; en 1913, il est appelé au service militaire et, l’année suivante, il entre dans la marine ; il sert sur le croiseur Riourik puis sur le Pétropavlovsk dès sa sortie des chantiers navals en 1914. Il y passe toute la guerre et la révolution, à laquelle il participe activement en intervenant à des meetings. Après Octobre, il lutte pour le renforcement du pouvoir des soviets ; il s’oppose à la paix de Brest-Litovsk, à l’abandon de la Finlande et de la Baltique, ainsi que de la flotte de la mer Noire. Une fiche de renseignements top secret, établie le 5 mars 1921 par un marin communiste censé l’avoir connu, affirme qu’il avait été SR et les aurait soutenus pendant la révolution. En 1918, il était parti en Ukraine et se serait opposé à l’hetman Skoropadsky, l’homme-lige des Austro-Allemands, ce qui lui aurait valu d’être condamné par un commandant allemand à une bastonnade de 25 coups de baguettes de fer. Selon l’historien Poukhov, il aurait exprimé dans des conversations avec ses camarades sa sympathie pour Nestor Makhno, le considérant comme le guide de la paysannerie ukrainienne. Il aurait entretenu des liens étroits avec des anarchistes et des SR de gauche, dont il aurait repris les mots d’ordre. Enfin, il se serait situé dans le camp des “honnêtes sans-parti”. Ce qui est avéré, c’est qu’il signe un contrat d’engagement de six mois dans la flotte rouge en 1918 et y devient par la suite fourrier-chef sur le Pétroplavlovsk, poste clé chargé de l’administration du personnel sur le plan financier et de la gestion du matériel. En septembre 1919, pendant la semaine d’adhésions, il devient candidat au parti communiste, mais le quitte peu après pour retourner en Ukraine. Disparu plus de six mois, il est déclaré déserteur, puis réapparaît et est réintégré dans ses fonctions le 4 août. Durant son séjour ukrainien, il a dû bien évidemment faire connaissance avec le mouvement makhnoviste et se familiariser avec sa revendication de soviets libres, ce qui l’inspirera probablement quelques mois plus tard.
Cet authentique prolétaire et sincère révolutionnaire sorti du sein du peuple jouissait pour cela d’une confiance à toute épreuve de ses camarades marins. Il a fait preuve d’un extraordinaire esprit de décision en allumant la mèche de l’explosion, le 2 mars, lorsqu’il a donné l’ordre au président du comité du Sébastopol d’arrêter le commissaire politique Tchistiakov, son adjoint et les communistes les plus menaçants ; ce qui d’ailleurs ne sera pas réalisé, hormis l’incarcération du commissaire dans la prison de la base, et entraînera des conséquences dramatiques pour l’équipage. Il délivre ce même jour un mandat à Verchinine pour occuper l’imprimerie des Izvestia et donne le mot de passe pour circuler dans la ville et pour la garde à son entrée. Après cela, il ne lui est plus possible de revenir en arrière. Il veillera sur la ligne politique du mouvement en lisant et contrôlant avant parution tous les articles des Izvestia du Revkom. Lamanov, le rédacteur des Izvestia essaiera plusieurs fois de le situer en lui demandant s’il était SR de gauche ou anarchiste ; question à laquelle, il répondra toujours en souriant : « Peut-être l’un et l’autre ! ». En réalité, c’était un partisan résolu des soviets librement élus, écartant tout autre mot d’ordre politique afin que le mouvement ne dégénère en lutte de partis. Personnifiant l’insurrection, il ne pouvait qu’être en butte à la vindicte bolchevique qui tentera par tous les moyens de le discréditer7.
Vassili Pétrovitch Yakovenko, né en 1891 dans la province de Tchernigov, en Ukraine, est l’homme fort de l’insurrection. Chef d’atelier dans une usine de beurre, il est mobilisé dans la marine, sert sur le Pétropavlovsk et participe activement aux événements révolutionnaires. Remarqué pour ses convictions anarchistes, il est muté comme fourrier dans les équipages de complément, puis téléphoniste à la station centrale du service de liaison maritime de Kronstadt. De par son poste, il est bien informé de la situation et des dispositifs de la base, ce qui facilitera son action au début de l’insurrection, au cours de laquelle il sera à demeure à l’Etat-major de la forteresse, contrôlant l’activité des spécialistes militaires.
Un journaliste fait son portrait à son arrivée en Finlande : « Grand, bien bâti, d’âge moyen, châtain, avec des traits allongés et intelligents, porte une petite barbe et un uniforme de marin, mais au lieu d’un maillot à rayures, on voit des touffes drues de poils sur sa poitrine. Il parle clairement, chaque phrase est bien tournée et son ton écarte par avance toute objection8. » C’est lui qui a pris les mesures énergiques décisives, en particulier celle d’arrêter les commissaires politiques communistes et de proclamer, à 1 h 45 le 2 mars, la suppression de leur pouvoir. De convictions anarchistes, il a ainsi réalisé ce dont rêvaient tous les opposants au bolchevisme, sans oser passer à l’acte. Il proposera son collaborateur et ami du standard téléphonique, le jeune Viatcheslav Zemskov, au poste de commandant de la ville, eu égard à son esprit de décision pour avoir pris l’initiative d’arrêter Kouzmine, le commissaire politique de la Baltique.
Zemskov, âgé de moins de 20 ans, bien que ferme partisan des soviets libres, n’avait pas de convictions politiques précises : il me déclarera en 1974, qu’il « fallait que le peuple décide lui-même de son avenir, c’est tout ! ». Dans ce but, on devait d’abord se débarrasser des bolchéviks, c’était selon lui l’avis général.
Guérassime Alexandrovitch Ossossov, né en 1892 dans la province de Vladimir, entré dans la flotte en 1914 comme mécanicien, également anarchiste, fera partie de la délégation du Sébastopol à Pétrograd le 26 février, puis de la troïka opérationnelle des insurgés, avec Pétritchenko et Yakovenko, pour prendre le contrôle de la base dès le premier jour.
Piotr Mikhaïlovitch Pérépelkine, né en 1891 dans la province de Tver, entre dans la flotte en 1912 et sert comme électricien sur le Sébastopol ; anarchiste, il participe à toute la période 1917-21, joue un rôle déterminant le 1er mars en formant un détachement de marins armés pour assurer la sécurité de l’assemblée générale sur la place de l’Ancre, puis contrôler les accès et les sorties de la ville ; le lendemain, il fait le tour des forts de la garnison pour faire adopter la Résolution du Pétropavlovsk et arrêter les responsables communistes.
Serge Stépanovitch Verchinine, né en 1896, électricien sur le Sébastopol, anarchiste, chargé de l’agit-prop avec son collègue Pérépelkine, est très actif pour convaincre les soldats et marins du bien-fondé de l’action du Revkom. Son rôle lui coûtera cher : le 8 mars, se fiant à un drapeau blanc, il part sur la glace, désarmé, diffuser des journaux et des tracts et parlementer avec des koursantis, lesquels le font prisonnier sans autre façon. Pétritchenko déplorera vivement cette grande perte pour le mouvement.
Jan Janovitch Weiss-Guinter (Veistingter), né en 1893, Letton, marin sur le Pétropavlovsk, membre du parti communiste, dont il avait démissionné rapidement, car il ne voulait pas “verser le sang” au vu des répressions. Devenu anarchiste, membre de la délégation du 26 février à Pétrograd, il rédige à partir de la résolution de l’usine La Baltique le premier jet de la Résolution du Pétropavlovsk, puis est élu président du comité du navire, composé de 13 matelots ; il prend la décision d’envoyer 100 membres des équipages des deux cuirassés, avec des mitrailleuses, pour renforcer les garnisons des forts. À son procès, le juge tchékiste le désignera comme « le plus actif des insurgés, membre de la revtroïka du Pétropavlovsk. On ne peut laisser en vie un tel gredin9 ».
Le jeune Lucas Fadéiévitch Savtchenko, né en 1900, chauffeur sur le Sébastopol, anarchiste, fait aussi partie de la délégation de son navire à Pétrograd et est très actif auprès du Revkom, ce qui lui vaudra d’être condamné à mort. Avec Oulanov du même navire, arrêté le 4 mars avec des exemplaires de la Résolution à Oranienbaum, il clôt la liste des anarchistes dont l’intervention fut déterminante dans le déclenchement de l’insurrection.
En dehors de leurs convictions anarchistes, ces militants ont un autre point commun : ils étaient presque tous de la même génération, avaient servi ensemble sur les navires et participé à la même dynamique.
Parmi les autres insurgés, marins, ouvriers et techniciens, les auteurs des deux volumes d’archives, d’où nous tirons ces renseignements, classent politiquement comme SR les membres du Revkom Baïkov et Koupolov ; comme menchéviks, Valk, Kilgast, Romanenko et Toukine. Pour eux, Oréchine et Poutiline auraient été proches des Cadets et l’ancien président du Soviet de Kronstadt en 1917-1918 et rédacteur des Izvestia, Anatole Lamanov, est un cas particulier : il avait pris des distances avec son groupe d’origine, les SR-maximalistes, lorsque l’attentat de septembre 1919 contre le Comité central du parti communiste leur fut attribué10. Il adhéra alors comme candidat au parti communiste et fut absorbé par ses nombreuses activités professionnelles et pédagogiques; pendant l’insurrection, ayant appris les circonstances exactes de l’attentat de 1919, il en démissionna et déclara revenir à sa première appartenance, ce qui lui sera plus tard fatal.
Enfin, il est bon de préciser que tous ceux qui ont participé au mouvement, communistes dissidents compris, étaient unis par une démarche commune en faveur de la réélection de soviets libres et du libre choix des électeurs.
Nous avons déjà indiqué dans la présentation que les marins des deux cuirassés à l’origine de l’insurrection étaient entrés, pour quatre cinquièmes d’entre eux, dans la flotte avant 1917 et avaient donc vécu toute la période révolutionnaire11. Dans le reste de la garnison, tous les postes réclamant une formation technique avaient également été occupés par des marins en place depuis des années. Seule une partie des fusiliers marins était composée de nouvelles recrues, en général des jeunes mobilisés originaires du sud du pays, dont l’Ukraine et le Kouban où avaient eu lieu des soulèvements antibolchéviks. De là, à en faire des prisonniers makhnovistes ou blancs introduits dans l’Armée rouge, il y a une simplification mensongère que les bolchéviks de l’époque ont avancée.
Quoi qu’il en soit, pour que les choses soient claires, le 15 mars, le Revkom invite tous les journalistes de l’Europe à venir s’informer sur place et, pressentant que les insurgés ne pourront plus tenir longtemps, lance à tous un appel au secours :
Appel des Kronstadiens
Cet appel du lointain Kronstadt, soulevé contre le joug indescriptible d’une bande de criminels qui se sont emparés du pouvoir dans la Russie martyrisée, s’adresse à vous, peuples du monde ! C’est à vous aussi, Russes, qui errez à travers le monde et souffrez non moins que nous du sang de nos frères, versé au profit du parti des monstres, que s’adresse cet appel de Kronstadt la révolutionnaire.
C’est au mot d’ordre de VAINCRE OU MOURIR que nous avons renversé le joug des communistes, mais ce n’est pas notre seule tâche. Nous devons – et nous le ferons – jeter bas la domination d’un groupe de criminels sur toute la Russie, donner à respirer librement au paysan, à l’ouvrier et à l’intelligentsia asservis.
L’aube d’une liberté authentique s’est levée à Kronstadt, l’heure si souhaitée pour la Russie laborieuse, sûre de sa force, de commencer avec une vigueur nouvelle l’édification pacifique de son existence.
KRONSTADT N’ABDIQUERA PAS DE SES POSITIONS ET NE VENDRA PAS LE SANG DE SES FRÈRES. Notre force ne tient pas seulement dans nos forts inexpugnables mais dans notre foi et notre aspiration illimitées dans la justesse de ce que nous accomplissons.
Nous nous battons maintenant pour renverser le joug d’un parti, pour le pouvoir véritable des soviets, et qu’ensuite la volonté populaire décide elle-même de la façon qu’elle veut être gouvernée.
CE N’EST PAS NOUS QUI AVONS VERSÉ LES PREMIERS LE SANG. Nous avons attendu que les communistes insensés retrouvent leurs esprits et rendent le pouvoir qu’ils ont arraché au peuple. En réponse, ils ont ouvert les premiers le feu et versé encore le sang de nos frères martyrisés. Nous avons relevé le défi et nous ne craignons ni leurs avions ni leurs canons de douze pouces. Isolés du monde entier, nous donnons depuis quinze jours une riposte méritée au sanguinaire Trotsky et à sa bande de bandits qui menacent de « nous fusiller dans quelques heures comme des perdrix ».
Transformée en une immense prison, Pétrograd, où plusieurs dizaines de milliers de nos frères et de nos familles ont été pris en otages, ne peut en ce moment nous apporter une aide substantielle. IL NOUS FAUT UNE AIDE EXTÉRIEURE. C’est avec un cœur sincère, en lutte pour une juste cause, que nous nous adressons à vous, peuples du monde entier, et à vous Russes, arrachés à votre patrie martyrisée. Il nous faut du ravitaillement pour les enfants et pour la population civile qui vivent actuellement sur les réserves de l’héroïque garnison. C’est avec joie que celle-ci a partagé ses rations avec la population, mais le temps peut venir où ce sera insuffisant. Il nous faut des médicaments pour les malades et les blessés, il nous faut une aide morale, et le moment peut venir où il nous faudra une aide militaire.
NE PERDEZ PAS UNE MINUTE. N’ATTENDEZ PAS, AGISSEZ TANT QUE C’EST POSSIBLE SUR LA GLACE. N’ATTENDEZ PAS, afin que le sang d’une poignée de héros, défenseurs d’une liberté authentique, ne soit pas versé inutilement.
N’ATTENDEZ PAS, PEUPLES DU MONDE ENTIER, afin que l’histoire ne vous le reproche plus tard. N’ATTENDEZ PAS VOUS AUSSI, RUSSES, afin qu’aux questions de vos enfants vous demandant : « Qu’avez-vous fait, quand le sang était versé pour la sainte cause de la liberté des travailleurs de Russie ? », vous puissiez répondre : « J’étais avec eux, j’aidais à l’édification d’une Russie libre. »
NE PERDEZ PAS UNE MINUTE. Diffusez notre appel partout où vous le pouvez.
Le Comité révolutionnaire provisoire12.
Le 16 mars, le commandant de l’aviation de l’Armée rouge A.V. Serguéiev fait son rapport à son supérieur hiérarchique S. Kaménev. Pour les derniers quatre jours, 87 survols de Kronstadt ont duré 109 heures et 15 minutes et ont lâché 2 155 livres de bombes, sans compter 60 000 tracts et ordres envoyés par les airs. De son côté, le Revkom adresse un ultimatum au gouvernement soviétique afin qu’il cesse le bombardement de la population civile, sinon les communistes prisonniers en subiront les conséquences. La garnison du fort Totleben adopte une résolution de confiance envers le Revkom et lui demande, en dépit de l’avis des communistes, d’accepter toute aide extérieure quelle qu’elle soit : en ravitaillement, en armement ou en hommes13.
Le 17 mars, les Izvestia de Kronstadt publient dans leur n° 15, qui ne sera pas diffusé en raison des combats, un compte rendu des obsèques de vingt victimes de la base ayant eu lieu la veille, le 16 mars. Devant une nombreuse assistance, que le bombardement ennemi n’effraya pas et que surplomba une immense banderole noire portant l’inscription « Mémoire éternelle à ceux qui ont péri dans la lutte pour des soviets librement élus », les cercueils ont été amenés place de la Liberté (anciennement de l’Ancre), pour être enterrés dans une fosse fraternelle. Trois salves d’adieux les ont salués. Les membres du Revkom sont montés à la tribune et Kilgast tint un discours dans lequel il appela à tenir fermement la direction prise : le pouvoir aux soviets et non aux partis, sans prendre parti ni à gauche, ni à droite, et être prêt, à l’exemple des camarades qu’on enterrait, à donner leur vie pour la liberté des travailleurs. Les orateurs suivants accusèrent les bolchéviks d’avoir trompé le peuple, de l’avoir poussé aux dernières extrémités et, maintenant, de le fusiller uniquement pour avoir exigé la réélection libre des soviets ; puis, après leur avoir envoyé toutes leurs malédictions, ils ont appelé à prêter serment devant la tombe fraîche de leurs camarades de mener jusqu’au bout l’entreprise entamée. Tous se sont ensuite dispersés avec la ferme intention de vaincre ou de mourir14.
Les Izvestias (Les nouvelles), journal des marins de Kronstadt.
10ème, 11ème et 12ème numéro:
Notes
1Les Izvestia de Kronstadt. n° 14 du 16 mars 1921.
2Ibid., n° 7 du 9 mars.
3Ibid., n° 12 du 14 mars.
4Ibid., n° 6 du 8 mars.
5Voir notre étude déjà citée plus haut sur les traditions démocratiques et égalitaires de la Russie ancienne.
6La tragédie de Kronstadt, op. cit., tome 1″, p. 402.
7Ibid., p. 239-240, 370-371 et 142 ; Poukhov, op. cit., p. 41-42.
8La tragédie de Kronstadt, op. cit.. tome 2, p. 632-633.
9Ibid., p. 504.
10Ibid., tome 1″, p. 535-540.
11Sémanov reproduit dans son livre La liquidation de la mutinerie antisoviétique de Kronstadt en 1921 (R), Moscou. 1973, p. 66, un tableau récapitulatif de la composition des équipages des 2 cuirassés : sur un total de 2 032 marins présents en 1921, soit 1 246 du Pélropavlovsk et 786 du Sébastopol, 411 (respectivement 242 et 169), étaient entrés dans la flotte avant 1913, 1 185 (729 et 466) en 1914-1 916, 289 (182 et 197) en 1917 et 137 (93 et 44) avant 1921. Parmi les autres unités navales de la base, le recrutement se faisait d’abord par le volontariat puis par mobilisation, surtout en 1919.
12La tragédie de Kronstadt, op. cit., tome 1″, p. 447-448.
13/W.,p. 471-474.
14La tragédie de Kronstadt, op. cit., tome 1″, p. 476.
CEC: Comité exécutif central;
Sovnarkom: Soviets des commissaires du peuple;
CRP ou Revkom: Comité révolutionnaire provisoire ;
SR: Socialistes-révolutionnaires;
SD ou menchéviks: sociaux-démocrates;
Koursantis: élèves officiers des académies militaires de l’Armée Rouge;
Komintern: Internationale Communiste;
Extrait tiré de Kronstadt 1921 : Soviets libres contre dictature de parti – Alexandre Skirda.
Source: Lire l'article complet de Guerre de Classe