ALLAN ERWAN BERGER — Mesdames et messieurs les beaux esprits, vous si confortablement installés sur d’agréables coussins à durée indéterminée, vous qui bénéficiez de la considération de votre banquier, de celle de votre boucher, de celle de votre poissonnier, et surtout, à vous entendre, de celle de votre libraire que vous sauvez par vos généreux achats, vous qui ne mettez jamais les pieds dans une enseigne à bas prix, vos leçons d’écologie littéraire nous font rire et grincer des dents. Nous qui ? Nous, les rats numériques, que vous accusez de tout. Car en plus de nous charger de vos propres péchés, il apparaît que vous mentez, ô pollueurs bien dorlotés.
Querelle
entre un donneur de leçons
et une pauvre conne:
Il était une fois un grand mâle de l’éditocratie qui, non content de sévir dans un hebdomadaire, deux quotidiens, trois émissions de radio et quatre émissions de télévision, s’avisa de vouloir faire honte à une employée d’un magasin de chaussures. Celle-ci, qui prenait sa pause de midi sur un banc tout en picorant dans une barquette des carottes râpées, était en train de manipuler une liseuse. Le spectacle de cette sous-roturière piétaille en train de trahir le Livre souleva l’indignation du grand homme. Il mit le cap sur la coupable, s’installa entre elle et le soleil, et l’engueula théâtralement.
« Et voilà ! Étonnez-vous après ça que les ventes de livres dégringolent ! Vous et votre saloperie asiatique, vous détruisez toute la Culture ! Traîtresse à la France !
— Qui que quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
— La France ? Un pays où l’on pense beau, et où l’on parle droit et non pas en SMS. La Culture ? Ce qui nous cimente, citoyens de la République des Lettres et de tous les Arts ! La traîtrise ? Déloyauté, fourberie, mauvaise foi, perfidie. Votre machine, en asphyxiant la Culture à sa racine, coupe à la France son rayonnement, et donc vous Trahissez votre pays ! Vous sabordez la règle du jeu, c’est immonde ! »
Le gars n’était pas peu fier de son attaque en trois points, et se préparait à déployer chacun d’iceux avec force mépris pour cette vendeuse éhontée quand soudain celle-ci, qui n’était pas une jeunette fraîche émoulue de l’école de commerce mais une vieille carne universitaire cahotant d’une mission à l’autre, osa lui couper la parole :
« Des faits, des arguments, ou bien alors fichez le camp. La personne que je lis dans cet engin s’exprime plus efficacement que vous, phraseur !
— Phraseur, croyez-vous ? Des tas de journaux m’impriment, mes livres sont lus partout, j’ai reçu des prix, j’édite une revue, je me mets dans des films ! Et voilà le marchepied de toute cette réussite : je suis diffusé sur le papier ! Tandis que vos petits écrivaillons, rebut de la littérature, refusés de partout, n’ont plus que votre poubelle d’Internet où aller se réfugier pour espérer briller auprès de trois ignares. C’est pitoyable ! Ouvrez donc les yeux et mettez-vous enfin à lire de la vraie littérature, au lieu de consommer de ce bas-de-gamme sauvage, mal peigné, hérissé de coquilles, jamais relu, et pour finir jamais lu ! C’est quoi, votre ibouque ?
— Le Traité de la constance, de Juste Lipse. Une fortune chez les antiquaires, et le voici gratuit par les bons offices d’un camarade belge qui a encodé la version préparée par Du Bois. J’ai attendu trente ans avant de pouvoir lire ce texte, et j’attendrais encore si le numérique n’était pas apparu. Voyez-vous, je n’échangerais certainement pas cet ouvrage contre un de vos médaillés, illisibles à force d’être ennuyeux, obscurs, nombrilistes et mal écrits. Croyez-vous donc que l’on ne publie jamais des livres médiocres, chez vos beaux éditeurs ? Il existe des torchons imprimés, à commencer par les vôtres, et des beautés refusées, à commencer par celles d’une amie Suisse. Pour nous empêcher de clore le bec à vos semblables, il vous faudrait inventer le point Proust, grand recalé de chez Gallimard, comme il y a le point Godwin. Allez, laissez-moi lire, ôtez-vous de mon soleil !
— Pour finir, Proust a trouvé sa chance chez Grasset, vieille imbécile ! Imprimé ! Je le sais, j’y suis !
— Et s’il avait vécu aujourd’hui, il se serait retrouvé chez NumérikLivres, ou Publie.net, ou au Gaulois Nomade, ou chez eMue, etc. etc. etc… Ce ne sont pas les éditeurs qui manquent, quand manque l’Éditeur. Et il n’aurait pas commencé, chez votre Grasset, à compte d’auteur, le pauvre. Laissez-moi lire, zut à la fin !
— Mais la pollution, mais l’éthique ! Votre machine infernale, qui pique les yeux et consomme de l’électricité, en plus de polluer, nécessite l’emploi de métaux rares et toxiques, extraits à coups de fouets par des esclaves qui souvent sont des enfants. Le livre en papier, lui, est écologique : ce sont des arbres qu’on fait pousser et repousser. Que pouvez-vous répondre à ça ?
— Mais que vous êtes chiant ! Commencez par écrabouiller sur cette borne en béton la noble montre que vous portez à votre poignet, jetez votre téléphone portable aux ordures, balancez votre télévision – cette infernale tétine – par la fenêtre, et abstenez-vous de pérorer partout ; ça nous fera des économies de carbone. Marchez à pied comme je le fais, au lieu de parader sur un luxueux scooter à trois roues, ou de vous faire conduire en voiture de maître quand vous allez à vos dîners. Et enlevez aussi ces coûteuses godasses ; je les vends, je sais par qui elles sont faites. Quant à votre papier sacré – qu’on trimballe en camion, me semble-t-il, et pas en montgolfière – faut-il vous apprendre que la dernière usine française de pâte à bouquins a été fermée par le groupe qui la détenait, pour recentrer toute la production dans des pays à bas coût, et où personne ne vient vous embêter avec des considérations morales ? Apprenez que quinze-mille hectares de forêt mises en monoculture et bien saupoudrées de produits chimiques n’ont rien à voir avec de l’écologie, et tout à voir avec un enfer puant, où les sources tuent, et où aucun oiseau ne tient. Alors merci bien, je préfère encore mes deux microgrammes de métal rare, qui est recyclable. Et si vous trouvez désagréable que des enfants se crèvent dans les galeries où l’on extrait ces tristes métaux, il ne tient qu’à vous de cesser de placer votre argent dans les sociétés qui font du fric sur le dos de ces petits mineurs, et se gavent ainsi de croissance à deux chiffres. “Trahir la France”, hein ? Du vent, maudit prêtre !
— Mais l’odeur du livre ? Sa texture ? Son poids ?
— L’odeur du livre est belle et bonne lorsque le livre est propre ; sinon ça fait éternuer. La texture est certes bien agréable quand il s’agit d’objets correctement façonnés, mais l’immense majorité des bouquins imprimés n’a aucune texture ; en outre, les feuilles se décollent une fois sur quatre, et la couverture part en lambeaux. Permettez donc que je ne pousse pas des vocalises de groupie amoureuse devant du papier qui s’échappe et file folâtrer au pays des pigeons. Quant au poids, alors là vous tombez mal, mon petit père ! Le poids ? Je suis une intérimaire, flexi-sécurisée jusqu’au trognon grâce à ceux de votre clique libérale : un jour dans cette ville, un jour dans une autre. Ma valise est ma maison. Devrais-je traîner quarante kilos de livres pour vous complaire, ô vous qui vivez dans un six-pièces à Saint-Germain des Prés ? Il n’y a pas plus cher papier peint au monde que votre papier imprimé ; certes moi aussi j’aimerais avoir une belle et vaste bibliothèque pour décorer un mur, et devant laquelle on me prendrait en photo, mais je ne peux pas : trop lourde, trop grosse, trop coûteuse. Et puis, quel mur ? Je vis dans des petites boîtes ! Je travaille dans des petites boîtes. Donc je lis dans une petite boîte et je vous emmerde. »
C’était bien la première fois qu’on tenait ainsi tête à notre médiacrate photogénique, qui s’en retrouva sans répartie pendant au moins dix secondes. Puis il lui revint que les grands distributeurs du numérique avaient de bien étranges pratiques. Il se frotta les mains et afficha un venimeux sourire :
« Il y a quand même un petit détail qui vous échappe, pauvre conne je-sais-tout : vos livres ne vous appartiennent plus ! Les grandes plates-formes vous vendent la licence d’utilisation de leurs fichiers, et uniquement ça : qu’ils décident de retirer un titre, et votre bibliothèque portative s’en ampute à l’instant !
— C’est bien pourquoi je n’achète un ouvrage que chez son agrégateur, et que j’évite les revendeurs comme la peste. Par ailleur, je refuse d’acheter des fichiers verrouillés, ou illisibles autrement que dans la liseuse du marchand ; je veux des livres libres, et j’en trouve ! Et je les partage, et je les multiplie ! RÉSISTANCE !
— Et voilà ! Vol et piratage ! Comment voulez-vous qu’un auteur vive, s’il se fait piller ?
— Alors là, c’est trop ! Un auteur n’a jamais vécu de son talent que par le plus grand des miracles ou la plus serrée des combines ! Vous en vivez parce que vous êtes incontournable, ô bavard catastrophique. Et ne changez pas de sujet : vous ne tenez au livre imprimé que parce qu’il fut le vecteur de votre gloire, c’est vous-même qui l’avez dit. Des millions d’artistes souffrent d’une immense indifférence tandis que vous et dix autres paons de votre espèce prenez toute la place. Allez au Diable, et laissez-moi lire ! »
Illustration tirée de :
National Archives and Records Administration: Passenger perches on her suitcase while waiting for a train at the 30th Street Station in Philadelphia, Pennsylvania.
Jim Pickerell, 1936. Source ici.
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec