Le juge en chef implore le Parlement de Westminster de reconnaître des droits à la langue anglaise

Le juge en chef implore le Parlement de Westminster de reconnaître des droits à la langue anglaise

Avant-propos

En 1801, le gouverneur, le juge en chef, l’évêque anglican et quelques fonctionnaires coloniaux ont commencé à élaborer un plan de dénationalisation des Canadiens. En 1810, à l’occasion d’un rapport à l’intention du Colonial Office, le juge en chef du Bas-Canada déplore que la langue anglaise n’ait toujours aucun statut légal et que, pire encore, l’éducation d’une grande partie de la jeunesse anglaise se fait dans des collèges français et catholiques. Il faut donc apporter des correctifs. La dénationalisation doit passer par la langue. Toutefois, à Londres, les autorités vont ignorer cette demande. C’est une partie du rapport du juge en chef que vous pouvez lire ci-dessous : 

… 

Plaise à votre Excellence,

Comme il vous a plu de demander mon opinion sur la situation actuelle du Canada, j’ai l’honneur de soumettre ma manière de voir à votre considération et jugement. 

Les difficultés politiques contre lesquelles nous luttons proviennent, à mon sens, de deux causes principales : 1°, de la prédilection pour ce qui est français chez la grande partie des habitants, 2°, du manque d’influence et de pouvoir du gouvernement exécutif. De la première cause provient la division entre le gouvernement et le peuple qui, tous les jours, et trop visiblement, engendre de la méfiance mutuelle, des jalousies et même de l’inimitié ; et de la seconde provient le défaut complet des moyens requis pour neutraliser les effets de cette division. […]

Lors de la Conquête du Canada, les conquérants étaient Anglais et protestants ; ils ne parlaient que la langue anglaise, étaient attachés aux lois anglaises et nourrissaient dans leur esprit une antipathie naturelle contre les Français. Les sujets anglais établis aujourd’hui au Canada n’ayant aucun motif pour ne pas aimer la religion, la langue ou les lois de leur mère patrie, et n’ayant pas non plus raison de mieux aimer la France que leurs ancêtres, sont précisément ce qu’étaient les conquérants du Canada. 

D’un autre côté, les habitants du Canada, lors de la Conquête, étaient Français et catholiques romains ; ils ne parlaient que la langue française, étaient attachés aux lois françaises et, depuis cette époque, nourrissent une antipathie nationale contre les Anglais. Par le statut 14, Geo. III, c. 83 [l’Acte de Québec de 1774], les lois de France ont été promulguées et déclarées lois du Canada. La religion catholique a aussi été rétablie, et comme il n’a pas été jugé avisé d’introduire la langue anglaise par une loi du Parlement de Westminster, ou autrement, il s’ensuit que la langue française prédomine universellement, même dans les cours de justice et la législature. Par conséquent, les Canadiens sont, sous ces rapports, ce qu’ils étaient précisément à l’époque de la Conquête. 

Ils sont donc restés Français. Leurs habitudes – fruit de leur religion et de leur lois – sont encore celles des Français, absolument opposés aux habitudes de notre peuple, et ce, bien qu’il n’existe pas de relations entre les deux. Je crains devoir ajouter en toute vérité que l’antipathie des Canadiens et des sujets anglais, les uns envers les autres, est aussi intense que jamais. […]

Je me dois d’indiquer, comme fait alarmant, que l’éducation de la jeunesse canadienne des deux sexes, ainsi que celle d’une forte partie de la jeunesse anglaise, est entièrement entre les mains d’institutions catholiques romaines ; que chaque professeur du séminaire de Montréal est un sujet natif de France et membre de la confrérie de Saint-Sulpice ; et que le dernier supérieur du séminaire de Québec était, comme le supérieur actuel d’ailleurs, un natif de France. […]

Jusqu’ici, dans cet exposé, je n’ai eu l’honneur de soumettre à la considération de Votre Excellence que les cas qui requièrent, le plus promptement et le plus indispensablement, les modifications et les changements les plus importants dans la constitution et le gouvernement de la province. 

Mai 1818, 

J’ai l’honneur d’être, avec le plus

profond respect, le plus humble et

le plus obéissant serviteur

de Votre Excellence, 

                                                               

Jonathan SEWELL

Juge en chef,

Bas-Canada.

RÉFÉRENCE : Documents relatifs à l’Histoire constitutionnelle du Canada, 1791-1818, Arthur Doughty et McArthur, éd., p. 405, Ottawa, 1015. 

L’ASCENSION DE JONATHAN SEWELL AUX PLUS HAUTES FONCTIONS

1. Jonathan Sewell est né au Massachusetts le 6 juin 1766 ;

2. Admis au Barreau du Nouveau-Brunswick en 1788, il débarque à Québec à l’été 1789 dans l’espoir de se faire une place dans la hiérarchie coloniale ;

3. Dès octobre 1790, il devient procureur général par intérim de la province de Québec. Il reçoit des émoluments de £ 300, ce qui n’est pas banal pour un débutant puisque le revenu annuel moyen de l’époque est d’environ £ 50 ;

4. En 1793, il devient également inspecteur du domaine du roi, ce qui ajoute £ 100 à ses émoluments. En parallèle, il commence à recevoir en pratique privée l’élite marchande de la ville de Québec ; 

5. En 1795, il ajoute à ses fonctions celle d’avocat général du roi ; 

6. En juin 1796, à peine âgé de 30 ans, il ajoute à ses fonctions celle de juge à la Cour de vice-amirauté, ce qui lui vaut £ 200 de plus. La même année, il se fait élire député et commence à siéger à l’Assemblée législative ; 

7. En 1797, de mèche avec le juge en chef, il organise un incroyable simulacre de procès contre un soi-disant espion, David McLane. Comble d’infâmie, l’avocat qui est assigné à McLane est un stagiaire de Sewell et qui, plus encore, demeure dans maison privée. 

8. En 1801, il concocte avec le gouverneur, l’évêque anglican et le secrétaire du gouverneur, un premier plan de dénationalisation des Canadiens ; 

9. En 1805, son cabinet de pratique privée est devenu le plus prestigieux et le plus lucratif de la colonie. Il est devenu assez riche pour se faire construire, tout près de la porte Saint-Louis, une somptueuse résidence évaluée à £ 4000. Cette maison est encore là aujourd’hui ;

10. Il se fait aussi nommer président de tous les comités pléniers du Conseil privé, des comités sur les questions d’État et de la Cour d’appel ; 

11. En 1808, il est nommé juge en chef du Bas-Canada et membre du Conseil exécutif, ce qui ajoute à ses revenus £ 1200 pour le poste de juge et £ 100 pour celui de conseiller ; 

12. En janvier 1809, il est nommé président du Conseil législatif. Il est devenu le magistrat le plus puissant de la colonie. Même le gouverneur ne décide rien sans son accord ; 

13. La même année, il incite le gouverneur à faire saisir les presses du journal Le Canadien, à faire arrêter plusieurs personnes, dont Pierre-Stanislas Bédard. À titre de juge, il rejette la requête en habeas corpus de Bédard. Ce dernier passera 14 mois en prison sans que le moindre acte d’accusation ne soit porté contre lui ;

14. En mai 1810, dans un exposé à l’attention du Colonial Office, il explique que, suite à un examen des lois et des instructions du roi, la langue anglaise n’a toujours aucun statut légal dans la colonie, et que la langue française prédomine universellement, y compris dans les cours de justice et la législature. Ses recommandations seront toutefois ignorées à Londres ; 

15. En 1814, il propose un plan pour fédérer toutes les colonies d’Amérique du Nord. Il insiste pour augmenter les droits et pouvoirs de la Couronne, et réduire ceux de l’Assemblée législative. En fait, il cherche à neutraliser la seule institution où les Canadiens ont un peu de pouvoir ; 

16. En 1816, l’Assemblée législative, qui n’a absolument aucune raison de l’aimer, se voit contrainte de voter en sa faveur un petit crédit de £ 1000 en sa qualité de président du Conseil législatif, soit l’équivalent de 20 ans salaire d’un ouvrier de l’époque ;

17. Tout au cours des années 1820, il réussit à placer tous ses fils dans des postes avantageux dans la fonction publique coloniale ;

18. En 1827, il convainc le gouverneur de proroger l’Assemblée législative pour avoir élu Papineau président de la chambre ; 

19. En 1831, il fait arrêter Ludger Duvernay et Daniel Tracey pour avoir critiqué le Conseil législatif dans leurs journaux. À titre de juge, il leur refusera tout bref d’habeas corpus. La déontologie était le moindre de ses soucis ;

20. Le 20 octobre 1838, malade et épuisé par 49 ans de corruption et d’abus de toutes sortes, il quitte enfin son poste de juge en chef. Il décède l’année suivante. 

21. En bref, on peut dire de lui qu’il a cumulé tout à la fois les postes de juge en chef, de premier ministre, de président du Conseil exécutif, de président du Conseil législatif et de président de facto de l’Assemblée législative. Jamais en Angleterre un roi n’avait tenu entre ses mains autant de pouvoir. Il cumulait un salaire pour chacune de ces fonctions. 

Christian Néron

Membre du Barreau du Québec, Constitutionnaliste, Historien du droit et des institutions.

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