On parle souvent de l’Histoire, entendue avec un grand H. Il s’agit de l’histoire officielle, celle qu’on enseigne dans les écoles publiques ou dont on fait parfois l’éloge à la télé et dans les journaux. Jean Sévillia, journaliste français et auteur de nombreux essais historiques, la désigne autrement : l’historiquement correct. En remettant en question certains mythes, en appelant à la nuance, l’auteur invite surtout à passer l’histoire dans un autre prisme que celui du politiquement correct. Entretien avec Jean Sévillia, à Paris.
L’entrevue se déroule entre les murs du plus vieux quotidien français, Le Figaro.
Jean Sévillia vient me serrer la main, juste après avoir signé son dernier article pour le Figaro magazine. Il y travaille comme rédacteur en chef adjoint et y fait couler l’encre de ses idées depuis 1981.
Son grand sourire et son air chaleureux ne laissent pas deviner sa réputation de polémiste. Se qualifiant lui-même de grand défenseur de l’héritage chrétien de l’Europe, il propose une version de l’histoire à contrecourant de l’historiquement correct. Pas étonnant que sa plume fasse hérisser le poil de quelques Français…
L’historiquement correct que dénonce Jean Sévillia ne concerne pas le travail des historiens de profession. Il est d’accord pour dire que chaque historien relit l’histoire avec un filtre. « L’objectivité en histoire, c’est un débat vieux comme le monde », me dit-il. Jean Sévillia s’en prend surtout à la manière dont l’histoire est enseignée à l’école et reçue dans la conscience populaire et médiatique.
Mais comment départager ce qui relève de la science historique de ce qu’il appelle l’historiquement correct ?
L’historien tente de ressusciter le passé. Sa méthode consiste à partir des faits bruts pour recomposer le fil conducteur qui les unit, pour retracer leur chronologie. Or, l’historiquement correct ne respecte pas cette méthode. C’est ce qu’il m’explique d’emblée.
On ne peut pas juger le passé avec les critères du présent.
« Normalement, la démarche de l’historien est de comprendre le passé, mais l’historiquement correct est une démarche qui consiste à se servir d’images, de moments, d’évènements et de personnages du passé qu’on manipule pour leur faire dire quelque chose pour aujourd’hui. L’historiquement correct, c’est un discours d’aujourd’hui. Ce n’est pas un discours scientifique, mais c’est un instrument dont on se sert. »
Et parce que le politique instrumentalise l’histoire, on en a souvent une vision très manichéenne, tel un scénario de film hollywoodien où s’affrontent les gentils et les méchants. Or, une telle vision binaire souffre de myopie : les détails apparaissent flous, et seuls les traits grossiers ressortent. La complexité de l’histoire est gommée.
Les consensus anachroniques
La tâche essentielle de l’historien est d’éviter les jugements de valeur anachroniques. Mais pourquoi faut-il les éviter ?
La réponse de Jean Sévillia est simple et directe : « Parce que les hommes ne raisonnaient pas autrefois comme ils raisonnent aujourd’hui. Ça ne veut pas dire qu’ils avaient forcément raison, mais encore faut-il, quand on fait de l’histoire et qu’on porte des jugements moraux, comprendre comment les gens raisonnaient, quelle était leur vision du monde et l’expliquer. Si l’on juge les éléments du passé avec les critères d’aujourd’hui, que ce soient des critères politiques, mentaux, philosophiques, culturels, etc., on ne comprend pas le passé, mais on le déforme. »
En bon défenseur des racines chrétiennes de l’Europe, Jean Sévillia considère que cette logique s’applique d’autant plus à l’histoire de l’Église, vu la représentation négative dont elle est victime depuis l’époque des Lumières.
« L’Église étant humaine, on y trouve certainement de l’imperfection. Mais il faut simplement se méfier des idées toutes faites et des slogans. Chaque fois qu’on travaille sur une période, par exemple les croisades ou l’Inquisition, il faut reprendre les faits, les analyser, les remettre dans leur contexte. Et ne pas juger le passé avec les critères du présent, mais avec les critères du passé. »
Jean Sévillia ne souhaite pas embellir le passé de l’Église. Mais il tient à mettre en garde contre une lecture idéologique qui trouve racine dans les extrêmes, à savoir la démonisation ou l’adulation d’une époque entière.
Retrouver les perles enfouies
Le Moyen Âge est un exemple bien concret de ce qu’on appelle la démonisation d’une époque entière. Il est sans doute la période de l’histoire la plus maltraitée, que les médiévistes tentent activement de réhabiliter.
Dans son livre Historiquement correct, Jean Sévillia rappelle une fois de plus le caractère fallacieux du terme « Moyen Âge ». L’expression dérive du latin medius, qui signifie « au milieu ». Selon ce sens, une période de mille ans constituerait un entredeux. L’auteur remet en question ce point de vue : « En Occident, la civilisation serait passée directement de l’Antiquité à la Renaissance ? »
Pour Jean Sévillia, le Moyen Âge n’est pourtant pas une période où les mœurs barbares et les mentalités arriérées font stagner l’évolution culturelle et la diffusion du savoir. En art, en science, en architecture, en littérature, il trouve des perles. Dans son livre, la tirade est longue.
« Barbare, le Moyen Âge qui construit Sainte-Foy de Conques, Cluny, Thoronet ? […] Barbares, ces moines qui, concevant la gamme, le rythme et l’harmonie, posent les bases de la musique occidentale ? » ou qui, « en littérature, à travers les genres de l’Antiquité ou à travers ceux qu’il a inventés comme le roman, le Moyen Âge exprime la palette entière des sentiments humains [?]… »
Jean Sévillia insiste bien pour me dire que l’essor culturel de la Renaissance n’aurait pas été possible sans un passé qui en sème les germes, sans la transmission de la culture antique relayée par le Moyen Âge.
« D’une manière générale, c’est l’Église qui a créé l’université. Ce sont des hommes d’Église qui ont approfondi l’apport des Grecs et des Arabes en mathématiques, dans les sciences astronomiques, en médecine. Avant que la sécularisation de la société commence, on s’aperçoit que tous les grands savants jusqu’au 18e siècle sont des clercs. »
Loin d’être obscurantiste, le christianisme a bien encouragé la recherche intellectuelle à sa manière.
Notre vision du Moyen Âge, héritée des Lumières, est donc un bel exemple de l’historiquement correct. Elle porte un regard très sélectif sur la période et la réduit à une série de clichés superficiels.
Et aujourd’hui ?
L’historiquement correct ne date pas d’hier. À chaque époque, l’État et les cercles de penseurs génèrent un filtre moral appliqué à l’histoire. De nos jours, notre jugement moral de l’histoire est marqué par les valeurs du multiculturalisme, de l’antiracisme, de la tolérance. Ces valeurs ne sont pas mauvaises en soi, mais il faut garder à l’esprit qu’elles nous influencent beaucoup.
Jean Sévillia me donne deux exemples. Tout d’abord, l’affaire Pie XII, qui n’est pas pour lui un dossier clos. « Quand Pie XII meurt, il est loué partout. Les Juifs eux-mêmes lui rendent hommage, à cause de son action en leur faveur pendant la guerre. Puis retournement, en 1963, avec la pièce de théâtre Le vicaire, écrite par un communiste allemand. À partir de là, il y a toute une campagne mise en branle contre Pie XII, comme quoi il n’a rien fait pour sauver les Juifs. »
« L’anachronisme veut que Pie XII ait fait des discours. Mais des discours où ? Surement pas à la télévision. L’Italie et Rome étaient occupées par les Allemands, le Vatican avait une petite radio qui émettait au maximum sur le sud de l’Allemagne, il tenait son courant électrique de l’État italien, qui était fasciste.
« Comme si on était dans une société où l’on pouvait tweeter et faire un discours sur Internet dans le monde entier. Dans les faits, on n’était pas dans une société de libre information, on était en pleine guerre. La marge de manœuvre de Pie XII était limitée, mais son action qui est réelle, c’est une action discrète, diplomatique.
Cet article est tiré du numéro spécial Histoire de la revue Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.
« Il a mis en branle tout le réseau des nonces – les ambassadeurs du pape – dans les pays de l’Est en leur disant : “Faites ce que vous pouvez pour sauver les Juifs.” Quand les Allemands ont occupé Rome, Pie XII a demandé à toutes les communautés religieuses de cacher des juifs. Ça, ce sont des faits. »
Puis, Jean Sévillia enchaine en me parlant de l’Inquisition. « En Occident, au 20e siècle, nous assistons à un débordement de la liberté de pensée où l’individu est la valeur supérieure dans notre organisation sociale. Le monde du Moyen Âge est un monde communautaire, et ce qui primait n’était pas l’individu, mais l’intérêt de la communauté.
« Dans le monde médiéval aussi, la foi structure la société. Celui qui est déviant sur le plan religieux, l’hérétique, commet une faute vis-à-vis de la société, puisque la religion fait partie du lien social. Toute la société de l’époque se donnait le droit de traiter le déviant religieux comme un délinquant social. Cela lui semblait légitime.
« C’est incompréhensible pour nous aujourd’hui parce qu’on est tout à fait dans une logique différente, mais si on veut comprendre l’Inquisition, il faut pénétrer cette réalité médiévale, qui est pour nous très mystérieuse. Le monde médiéval est un monde religieux, sacral, communautaire ; or, nous sommes un monde laïque, désacralisé. »
* * *
Jean Sévillia reconnait que les catholiques d’aujourd’hui vivent un malaise par rapport à leur histoire. Souvent, ils la connaissent mal, ils en ont honte et ne savent pas la défendre.
Il me confie, à la fin de l’entrevue : « Je suis un homme de conviction. Il y a beaucoup de Français qui n’aiment pas la France, mais je suis un Français qui aime la France. Il y a des catholiques qui ont peur d’être catholiques. Je n’ai pas peur de l’être. »
Et il me parle du Québec : « Les catholiques québécois ont intérêt à susciter une vocation de jeunes historiens qui défendent le passé du Québec. La Révolution tranquille a noirci le passé du Québec catholique de façon incroyable. Comme si les prêtres catholiques québécois étaient tous des obscurantistes, des imbéciles.
« Il y a eu des gens merveilleux dévoués pour le peuple, des éducateurs, ce n’était pas une prison. Le Québec a changé, donc on ne va pas refaire le Québec d’autrefois, c’est évident, mais il faut aussi défendre le travail qu’a fait l’Église du Québec, son passé. »
Et il conclut par ces mots qui valent autant pour le Québec que pour la France… et pour tout l’Occident :
« L’amnésie, c’est le problème occidental. Ça donne des sociétés qui n’ont plus de boussole. Quand on ne sait pas d’où on vient, on ne sait plus où l’on va. Il ne s’agit pas de se complaire dans le passé, mais on ne peut pas construire l’avenir si on se coupe du passé. »
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Source: Lire l'article complet de Le Verbe