La philosophie pour enfants : une approche pédagogique ou une discipline scolaire?

En janvier dernier, le Conseil supérieur de l’éducation publiait un avis s’intitulant : « La révision du programme d’Éthique et culture religieuse : vers une transition réussie ». Cet avis s’inscrit dans la foulée des travaux initiés par le ministre Jean-François Roberge, le 10 janvier 2020.  Ceux-ci visent à réformer ce programme largement contesté depuis son entrée en vigueur en 2008, principalement en ce qui a trait au volet culture religieuse.

Pour être honnête, après plus de 20 ans à œuvrer dans le domaine de l’éducation comme formateur et professeur d’université, je n’ai jamais vu un programme faire couler autant d’encre… Il était donc plus que temps d’aborder la question de front, avec tous les enjeux, délicats, que cela soulève…

À la lecture de l’avis du Conseil, il semble se dégager un certain consensus, pour ne pas dire un consensus certain : au-delà des thèmes identifiés, l’identité du programme, son fil conducteur et sa cohérence doivent passer par le maintien sine qua non de la réflexion éthique et de la pratique du dialogue.

Cependant, ce qui retient encore davantage l’attention, c’est cette recommandation, à peine voilée, de structurer la réflexion éthique et la pratique du dialogue par le recours à la philosophie pour enfants. Dans la mesure où je suis activement impliqué dans le domaine depuis au moins 1998, je ne peux que me réjouir de cette perspective ! Cela relève d’ailleurs d’une tendance assez profonde, ici comme ailleurs, de rendre la philosophie accessible aux enfants et de s’en servir comme levier pour développer des compétences fondamentales et construire du sens, que ce soit dans ses apprentissages ou dans sa vie en général.

Lorsque, par exemple, Nadia El-Mabrouk parle de l’importance de recourir au dialogue socratique dans le cadre de ce nouveau programme, le lien avec la philosophie pour enfants est clair, même s’il n’est pas explicitement posé. Le dialogue socratique est le pain et le beurre de la philosophie pour enfants depuis ses débuts, et le type de réflexion que ce type de dialogue engage est, en un certain sens, le propre de la philosophie également.

Marc-Antoine Johnson (La Presse, 24 janvier 2021) va dans le même sens lorsqu’il affirme que «[p]lus que jamais, nous avons besoin d’une formation philosophique». Sans compter Normand Baillargeon qui appuie cette démarche; ce qui n’est pas peu dire puisqu’elle va à l’encontre de plusieurs des principes qu’il met de l’avant lorsqu’il parle de réformer l’école, dont la transmission de savoirs formalisés!

Mais, car il y a un mais… Dans sa note 12, le Conseil apporte une précision qui semble anodine, mais qui ne l’est pas du tout : « Rappelons que, dans le respect de la Loi sur l’instruction publique, le choix des approches pédagogiques revient au personnel enseignant ». Insérer une telle note alors qu’il est question de philosophie pour enfants laisse entendre qu’aux yeux du Conseil (et du ministère de l’Éducation d’ailleurs), celle-ci correspond à une « approche pédagogique » et non à une discipline à part entière. Or, il n’est pas possible d’«imposer» une approche pédagogique. Pas besoin d’en dire davantage pour comprendre que cette seule note de bas de page sonne le glas de tout désir d’inscrire la philosophie pour enfants comme domaine d’apprentissage dans les programmes.

Mais qu’en est-il? Pourquoi ne pourrions-nous pas considérer la philosophie pour enfants comme une discipline? Ne s’agit-il, vraiment, que d’une « approche pédagogique? » Il y a un tel « aura » autour de la philosophie que de simplement convaincre qu’elle puisse être accessible (et utile!) aux enfants est un débat qui persiste depuis plus de 50 ans. Alors pas étonnant que les acteurs du domaine aient senti le besoin d’y accoler « pour enfants ».

Mais, lorsque nous faisons des mathématiques, de l’histoire ou des sciences avec les enfants, il s’agit bel et bien de mathématiques, d’histoire ou de sciences « pour enfants », non? La situation n’est pas différente en philosophie « pour enfants ». Il s’agit de la même discipline, mais adaptée aux enfants. Je suis donc d’avis qu’elle mérite d’être considérée comme une discipline scolaire à part entière. 

D’ailleurs, la philosophie pour enfants n’est pas un bloc monolithique, UNE approche pédagogique. À l’intérieur de ce courant, il existe bel et bien une variété d’approches qui visent à inviter les enfants (et les adolescents) à s’initier à cette discipline. La considérer comme une « approche pédagogique » signifie, à toutes fins utiles, que jamais cette discipline scolaire ne pourrait figurer explicitement au programme de formation des élèves.  À moins de modifier la loi sur l’instruction publique, ce qui serait un non-sens pour une telle question. Inversement, lui accorder le « statut » de discipline scolaire nous conduirait — ce qui serait souhaitable selon moi — à examiner attentivement et avec sérieux cette opportunité qui pourrait être offerte aux élèves.

Dire cela est une chose, implanter la philosophie au programme pour tous les cycles du primaire et du secondaire en est une autre. Faire de la philosophie avec les enfants ou les adolescents est une activité plus complexe qu’il n’y parait.  Dans ce domaine, nous faisons parfois face à des dérives (moralisation, « thérapie » de groupe, etc.). Il convient donc d’être particulièrement attentifs à la manière de mettre tout cela en œuvre dans les écoles et de s’assurer qu’il s’agit bel et bien d’une pratique rigoureuse de la philosophie. Si la Belgique francophone a institutionnalisé, depuis 2016, la philosophie pour enfants comme une discipline à part entière dans ses écoles, dès l’âge de 6 ans, n’est-il pas permis d’espérer que le Québec soit capable de faire de même ?

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