Une longue enquête italienne accuse des responsables de Save the Children, Médecins sans frontières et Jugend Rettet d’avoir facilité le trafic de migrants, notamment en communiquant avec les trafiquants.
Nous sommes le 26 juin 2017, à quelques dizaines de milles nautiques des côtes libyennes. Il est 6h19 lorsqu’un hors-bord s’approche du Vos Hestia, un navire affrété par Save the Children pour sauver des vies en mer. Les trois hommes à bord, membres de la milice libyenne Dabbashi spécialisée dans le trafic de migrants, échangent quelques mots avec les représentants de l’ONG. Ils annoncent l’arrivée imminente d’un bateau chargé de plus de 500 migrants. Puis ils disparaissent à l’horizon.
Quelques minutes plus tard, un navire apparaît en effet, hérissé de silhouettes humaines, escorté par deux embarcations conduites par des passeurs. Au centre, un homme barbu dirige la manœuvre. Il défait sa ceinture et se met à frapper les migrants pour les forcer à rester tranquilles le temps de monter à bord du bateau de sauvetage.
Les employés de Save the Children assistent à la scène, impassibles. L’homme violent prend ensuite place à bord du Vos Hestia. À son arrivée dans le port italien de Reggio de Calabre, trois jours plus tard, il disparaîtra sans laisser de traces.
Des vidéos retrouvées
Ces scènes sont issues des vidéos retrouvées par la police italienne dans des ordinateurs et des téléphones saisis lors de la perquisition du Vos Hestia, en octobre de cette année-là. S’y ajoutent celles d’un officier de police infiltré s’étant fait passer pour un sauveteur parmi les équipes de Save the children.
Son rapport, lesté de centaines de messages et d’écoutes téléphoniques, a forgé la conviction des autorités italiennes : les ONG Save the Children, avec le bateau Vos Hestia, Médecins sans frontières avec le Vos Prudence et Jugend Rettet, avec le Iuventa, auraient étroitement collaboré avec les trafiquants d’êtres humains libyens et facilité ainsi l’immigration clandestine en Italie.
21 personnes accusées
Le Temps a pu consulter les 651 pages de cette enquête du juge Maurizio Agnello à Trapani. Il accuse 21 personnes – membres des équipages et responsables d’ONG confondus. Italiens pour moitié, les autres étant allemands, espagnols, français, belges et britanniques. Ils encourent des peines de 4 mois à 20 ans de prison. Ces prévenus ont reçu les conclusions des enquêteurs le 2 mars 2021 et ont vingt jours pour communiquer leur réponse au procureur, qui rédigera ensuite l’acte d’accusation.
Selon ce document, touffu, les organisations de sauvetage auraient développé des relations de proximité avec les trafiquants afin d’être avertis à l’avance des départs de bateaux transportant des migrants et d’être ainsi les premiers sur place. Les trois ONG auraient agi de concert et « contourné le système de secours mis en place par les autorités italiennes ».
Le droit maritime veut en effet qu’un navire qui croise ou aperçoit une embarcation en détresse avertisse le centre de coordination des opérations de sauvetage (MRCC) à Rome, lequel lui donne alors mission de porter secours. Or selon l’enquête, les bateaux des ONG auraient été en possession de la localisation des embarcations de migrants, grâce aux passeurs. Ils pouvaient ainsi se placer au bon endroit, à proximité des eaux territoriales libyennes, et se voir systématiquement confier les opérations de sauvetage.
Récupérer les embarcations
Afin de maintenir de bons rapports avec les trafiquants, les ONG les auraient souvent laissé récupérer les embarcations utilisées pour transporter les migrants, afin de les réutiliser. Pour la police italienne, la volonté des ONG de ne pas aider les forces de l’ordre dans leur travail de traque des passeurs s’apparente à une conduite criminelle.
L’enquête analyse 12 opérations de sauvetage, toutes entre mars et octobre 2017. On lit ainsi que le 23 mai 2017, Save the Children aurait omis de mentionner dans son rapport que son navire était entré dans les eaux territoriales libyennes pour remorquer une embarcation de migrants jusqu’aux eaux internationales. Ou que le 18 juin 2017, les trafiquants étaient présents lors des opérations de sauvetage conduites par le Iuventa de l’ONG allemande Jugend Rettet et sont repartis avec les barques et les moteurs utilisés pour transporter les migrants, sans réaction de la part des membres d’équipage et du personnel de l’ONG.
Un groupe Whatsapp
Une source importante de la police italienne est un groupe WhatsApp intitulé Humanitarian SAR (pour « search and rescue ») auquel participaient 69 personnes. Certains messages auraient contenu les coordonnées GPS pour des rendez-vous avec les embarcations des trafiquants. Les enquêteurs citent également une conversation entre deux employés de Save the Children : l’un d’entre eux indique avoir vu passer « des informations sur des trafiquants » et recommande de les effacer.
La police italienne s’appuie également sur des dizaines d’écoutes téléphoniques. Le 23 mars 2017, un responsable de mission de MSF aurait sciemment refusé de communiquer au centre de coordination de Rome une information concernant la présence d’une embarcation de près de 500 migrants à une vingtaine de milles nautiques de la côte libyenne. On l’entend expliquer à l’un des marins avoir « rendez-vous à une vingtaine de milles nautiques », puis lui demander d’arriver dans les parages pour 5 heures du matin, pas avant. L’opération de sauvetage prévue aura finalement lieu trois jours plus tard.
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