Note du traducteur : Cet article a initialement été publié sur Sott le 11 février dernier, mais après vérifications, la traduction initiale ne rendait absolument pas hommage ni à John Waters ni aux citations d’auteurs. Afin de permettre au lecteur d’avoir accès à une information de qualité, l’article a été entièrement retraduit par nos soins. De plus, les citations ont chaque fois été directement tirées des ouvrages mentionnés et, lorsque cela nous a semblé opportun, élargies par rapport à l’article original. Toutes les emphases sont de notre fait.
La propagande n’est plus ce qu’elle était. C’est aujourd’hui quelque chose de bien pire. En partie à cause de l’action efficiente qu’elle exerce sur nous, nous n’avons pas la moindre idée du moment où elle se manifeste, ni de ses conséquences sur nous.
Cet essai est une adaptation aux circonstances actuelles d’un chapitre de mon livre de 2018 Give Us Back the Bad Roads (Currach Press), intitulé « L’ingénierie du consentement ».
Je vois le même syndrome s’exprimer partout sur les visages : les gens préfèrent sauter sous un bus plutôt que de passer à proximité les uns des autres ; un journaliste que je croyais au moins vaguement intelligent a écrit sur des « cas » en pensant que les tests PCR font au sujet du Covid exactement ce qu’ils disent faire sur leurs notices d’utilisation ; un mouvement politique censé être pro-liberté qui exige un déploiement plus rapide des vaccins ; une demi-douzaine de policiers assis sur une femme et s’aidant les uns les autres pour la menotter parce qu’elle est à plus de cinq kilomètres de chez elle, sans que personne ne cille. Des signes de quoi ? Des signes de complicité dans une terreur qui dépasse l’entendement. Des signes de renoncement à disposer d’une réflexion personnelle. Des signes de reddition à l’insurmontable, à l’inévitable. Des signes d’emmurement dans les mensonges.
Il existe une chose que nous ne comprenons pas, quelque chose qui a trait à l’esprit de la majorité des gens.
Il ne suffit pas de parler de « propagande ». Utilisé par notre compréhension limitée de sa signification, le terme est inadéquat pour ne serait-ce que parvenir à la plus infime compréhension de la situation actuelle. En parler de cette manière restreinte dans des moments comme celui-ci, c’est comme se tenir sur le pont de l’arche de Noé pour discuter des conditions météorologiques du moment.
L’autre jour, quelqu’un m’a envoyé un lien vers un article intitulé « Les ménages se portent mieux en raison de la pandémie — Banque centrale ». Ce texte, d’une stupidité indescriptible, idiot à l’excès, contenait une phrase à noter dans les annales : « Le chômage de masse de l’année dernière a amélioré la situation des ménages par un surplus d’épargne qui signifie que nous n’avons jamais été aussi riches ». Cela ressemble à de la propagande, mais ce n’en est pas vraiment. Dans la mesure où elle suggère que les gens perdent leur temps à créer des entreprises et à se lever le matin pour gagner leur vie, elle n’est dans la vraie vie pas plus pertinente que de dire qu’un eunuque calcule ses économies sur les préservatifs. Il ne s’agit que d’une bouffonnerie. Penser qu’il s’agit de propagande, c’est se méprendre sur ce qu’est la propagande. La propagande est omniprésente, insidieuse, trompeuse, implacable, souvent invisible et toujours manipulatrice. Pris isolément, l’article susmentionné constitue une bêtise inoffensive qui méritera d’être exposée dans le Livre des Preuves d’ici un an ou deux, lorsque l’étendue réelle des dommages causés par le confinement sera révélée à la lumière de jours encore plus sombres que ceux que nous vivons aujourd’hui.
Note du traducteur : Le mot « propagande » vient du latin propagare, qui signifie « propager ». Normand Baillargeon, qui a écrit la préface de Propaganda de Bernays, publié en 2007 par les Éditions Zones, ajoute ce qui suit :
« D’abord appliqué au domaine religieux, comme le souligne d’ailleurs Bernays, le mot entre dans le vocabulaire politique avec la Révolution française : mais, typiquement, il désigne alors, de manière neutre, le fait de propager des doctrines ou des opinions et n’évoque pas la manipulation, le mensonge, la partialité et la tromperie. Au XIXe siècle, par exemple, le dictionnaire Littré, après avoir rappelé l’origine religieuse du mot, rappelle son extension dans le langage politique où il désigne, simplement toute association dont le but est de propager certaines opinions. Littré définit d’ailleurs « faire de la propagande » comme le fait de tenter de propager une opinion, un système politique, social, religieux. »
Le mot n’entre pas seulement dans le vocabulaire politique avec la Révolution française, il s’est répandu depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle avec la Guerre de Sécession, la réforme constitutionnelle et la modernisation chinoises de 1898 ainsi qu’avec la révolution de 1911 en Chine.
Le mot « propagande » qui constituait au départ une congrégation de cardinaux instituée en 1627 à Rome pour assister et surveiller les missions étrangères, est aujourd’hui plus que jamais devenu grâce à l’essor des sciences sociales tout sauf neutre. L’« étonnante aptitude à la duplicité mentale » de ceux qui l’utilisent à des fins tout sauf démocratiques, l’a transformé en un outil qui permet de « justifier l’injustifiable et de défendre l’indéfendable ».
Ce sont bien les travaux de feu Freud son oncle qui ont donné à Bernays le goût de « se concevoir comme un psychanalyste des corporations en détresse. » Par ailleurs, Walter Lippman, un de ses maîtres à penser rappelait en 1922 que
« la fabrication des consentements […] fera l’objet de substantiels raffinements [et que] sa technique, qui repose désormais sur l’analyse et non plus sur un savoir-faire intuitif, est à présent grandement amélioré [par] la recherche en psychologie et [les] moyens de communication de masse ».
Ce qui précède a été publié dans Public Opinion en 1922. Nous sommes en 2021, soit 99 ans plus tard, avec tout ce que cela comporte d’améliorations des techniques, des analyses et des moyens, sans omettre la vitesse à laquelle ces derniers sont aujourd’hui mobilisés et diffusés de façon globale.
Le même Lippman qui dans son livre Le public fantôme, publié en 1927, écrivait :
« Le public doit être mis à sa place afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages. »
La plupart des individus perçoivent la propagande comme un bulletin unique ou récurrent de déclarations trompeuses, comme une sorte d’orchestration d’informations répondant à un objectif unique. Quelqu’un lit un article, peut-être biaisé, et pense qu’il reconnaît l’animal. Il fait de même avec une affiche, un slogan, une publicité télévisée. Tous ces éléments sont à considérer comme des outils de propagande, mais ils ne sont pas la chose elle-même. Ils n’ont rien à voir avec la chose qui a existé dans l’histoire, en particulier l’histoire du siècle dernier, et par-dessus tout avec l’histoire des convoitises de personnes en quête de profit et de pouvoir en vue de manipuler le citoyen au titre de son appartenance à un troupeau qui, en général, ne jouit d’aucune possibilité d’immunité contre une telle manipulation. En réalité, l’enjeu est de construire et de gouverner l’émotion du public. Qui, par exemple, aurait pu prédire que la couleur jaune, qui autrefois évoquait les œufs de Pâques, pourrait devenir la couleur de la terreur et de l’oppression ? Réponse : un hypnotiseur, puisque le jaune est depuis longtemps reconnu par les « manipulateurs des profondeurs » comme l’une des couleurs hypnotiques les plus efficaces.
Note du traducteur : Avec les « manipulateurs des profondeurs », l’auteur fait un jeu de mot relatif à la « psychologie des profondeurs », expression utilisée pour notamment définir la « psychanalyse » élaborée par Freud, mais aussi la « psychologie analytique » de Carl G. Jung et la « psychologie individuelle » d’Alfred Adler.
La propagande représente depuis plus longtemps encore un élément clé de l’arsenal de l’État technocratique moderne et de ceux qui par son entremise veulent gouverner. Le parrain des relations publiques modernes, Edward Bernays, a écrit dans son livre Propaganda en 1928 que, même si chaque citoyen avait le temps de passer au crible les données concernant chaque question, pratiquement personne ne serait en mesure de tirer des conclusions éclairées sur quoi que ce soit. Nous n’avons tout simplement pas le temps, ni l’accès à des moyens de vérification fiables. Nous avons donc tendance à confier le processus de vérification à ce que Bernays appelait « le gouvernement invisible », sur lequel nous comptons pour nous expliquer ce que les choses signifient, quelles sont celles qui sont importantes et quelles sont nos options pour les examiner. Dans l’ensemble, nous acceptons les verdicts prononcés par nos médias et nos élites politiques. L’instruction généralisée, a rappelé Bernays, était censée changer ces conditions, en donnant à chaque citoyen « un esprit apte à gouverner » — la doctrine fondamentale de la démocratie. Il a toutefois observé ce qui suit :
« Au lieu de capacités intellectuelles, l’instruction lui a donné des vignettes en caoutchouc, des tampons encreurs avec des slogans publicitaires, des éditoriaux, des informations scientifiques, toutes les futilités de la presse populaire et les platitudes de l’histoire, mais sans l’ombre d’une pensée originale. Ces vignettes sont reproduites à des millions d’exemplaires et il suffit de les exposer à des stimuli identiques pour qu’elles s’expriment toutes de la même manière. »
Note du traducteur : Cette notion de tampons exprimée par Edward Bernays, peut également être assimilée à des « programmes », dont le concept est développé dans les articles suivants :
Un certain nombre d’acteurs clés ont participé au développement de la propagande et, avant cela, à l’identification des nécessaires psychologies sous-jacentes, et tous sont apparus dans la première moitié du siècle dernier. Le plus connu est Bernays, neveu de Sigmund Freud, dont il a adapté les idées à des fins de manipulation et de recherche motivationnelle, en grande partie pour le compte d’entreprises. Ernest Dichter, également psychanalyste d’origine viennoise, fut un autre personnage clé qui, dans les années 50, présidait l’Institut de recherche sur la motivation et qui s’est fait connaître pour son ingéniosité à résoudre les problèmes liés aux campagnes publicitaires ratées. Le Français Jacques Ellul, philosophe et anarchiste chrétien, a le plus contribué à exposer la réalité profonde de la propagande. C’est probablement lui qui a développé le meilleur aperçu de la discipline dans son livre Propagandes de 1965.
Note du traducteur : Edward Bernays était le neveu de Freud à double titre : neveu germain et neveu par alliance, en tant que fils de la sœur de Freud, Anna, qui avait épousé le frère de Martha Bernays (la future femme de Freud).
Les techniques de ce qui deviendrait connu sous le terme de « manipulation des profondeurs » étaient basées sur plusieurs conceptions clés portant sur les êtres humains : les gens se comportent de manière irrationnelle et paradoxale ; ils mentent sur leurs motivations, à eux-mêmes autant qu’aux autres ; leurs principaux déclencheurs sont les émotions, en particulier la peur et la culpabilité. Dans son livre de 1957, The Hidden Persuaders [« Les persuadeurs cachés », non traduit en français – NdT], Vance Packard parle de la découverte et de l’exploitation par l’industrie de la « profondeur », de ce que l’on appelait les « pulsions, désirs et besoins profonds ». Parmi les principaux leviers « profonds » que l’on retrouve dans le profil émotionnel de la plupart des individus, on trouve la volonté de conformité, le besoin de stimulation orale et le désir de sécurité.
C’est Edward Bernays qui le premier a expérimenté l’application des principes psychanalytiques au marketing en associant les produits aux émotions de manière à exploiter la tendance des individus à se comporter de manière illogique. Intrigué par l’idée de son oncle selon laquelle des forces irrationnelles basées sur le groupe déterminent le comportement humain, Bernays s’est mis à exploiter ces forces pour augmenter la vente des produits de ses clients. Dans Propaganda, il spécule sur le fait qu’il devrait être possible de manipuler le comportement des populations à leur insu. Puis il a
commencé à mettre ses théories en pratique, d’abord au nom de George Washington Hill, président de l’American Tobacco Company, qui tenait à démolir le tabou qui, en insinuant un lien étroit entre le tabagisme féminin et la promiscuité sexuelle, avait jusqu’à la fin des années 20 découragé les femmes de fumer en public. Cherchant à promouvoir la marque Lucky Strike de sa société, Hill a consulté Bernays, qui s’est à son tour entretenu avec le Dr A. A. Brill, psychanalyste new-yorkais de renom et disciple de Freud, qui assimilait les cigarettes à des tétines pour adultes — un retour au plaisir de succion du nourrisson — mais qui a fourni à Bernays une idée lumineuse lorsqu’il a postulé que la cigarette était aussi un symbole [phallique représentant le] pouvoir [sexuel] du mâle. Bernays a développé une campagne visant à convaincre les femmes que fumer en public leur permettrait de contester ce pouvoir [parce qu’alors les femmes seraient en possession de leurs propres pénis – NdT]. D’où la campagne de Lucky Strike « Flambeaux de la liberté », lancée lors de la parade de Pâques de New York le jour du poisson d’avril 1929. Bernays avait obtenu auprès du rédacteur en chef du magazine Vogue une liste de mannequins féminins et avait convaincu un nombre suffisant d’entre elles qu’elles pouvaient faire avancer la cause de l’égalité en allumant leurs cigarettes sur la Cinquième Avenue. Le défilé obtint un succès international et Bernays baptisa sa technique nouvellement testée « ingénierie du consentement ». Bernays a également « découvert » que le « crac pop crunch » des céréales du petit déjeuner était un élément crucial de leur attrait, le croustillant intégré offrant un exutoire à l’agressivité inconsciente et à d’autres sentiments refoulés.
Plus tard, Ernest Dichter — qui a émis les hypothèses très controversées selon lesquelles les hommes associaient les décapotables à la jeunesse, à la liberté et au désir secret d’une maîtresse, et que l’on pouvait vendre du savon aux femmes pour leur permettre de laver leurs péchés avant un rendez-vous galant — a développé l’idée de puiser dans l’inconscient pour vendre aux gens des choses dont ils n’avaient pas besoin. Dans son livre publié en 1960, La stratégie du désir — Une philosophie de la vente, il écrit :
« Vous seriez étonné de voir combien de fois nous nous trompons nous-mêmes lorsque nous essayons d’expliquer pourquoi nous nous comportons comme nous le faisons, peu importe à quel point nous pensons être intelligents. »
Ernest Dichter pensait que la motivation humaine n’était rationnelle que pour environ un tiers, le reste étant régi par l’émotion. Il a appelé ce syndrome l’« iceberg » et a développé l’idée que les gens, grâce à des associations illogiques implantées par la publicité, pouvaient être persuadés d’acheter des produits. Pionnier des méthodes d’étude de marché par groupes de discussion, il les a utilisées avec beaucoup d’efficacité pour des clients comme Procter & Gamble, Chrysler et DuPont. Il fut également l’un des premiers à pratiquer la recherche qualitative, qui, un peu comme les séances de thérapie, consiste en de longs entretiens approfondis. Il insistait sur le fait que pour comprendre vraiment pourquoi les consommateurs achetaient certains produits, il fallait leur parler en ciblant leur inconscient. Il ajoute que
« si vous laissez quelqu’un parler assez longtemps, vous pouvez lire entre les lignes pour savoir ce qu’il veut vraiment dire. »
Ernest Dichter puisait dans les désirs des individus — généralement en matière de sexe, de sécurité ou de prestige. Pour lui, le shopping était une forme d’expression de soi. Il avait deviné que certaines personnes préfèrent les voitures qui procurent un sentiment de sécurité, tandis que d’autres privilégient les voitures de sport pour exprimer leur goût de l’aventure et de la jeunesse. La vente des machines à écrire s’est accrue après qu’il ait proposé que les claviers soient conçus pour suggérer le corps féminin — « plus réceptif, plus concave ». Il avait aussi constaté que les Américains, plutôt que de fréquenter des institutions bancaires légitimes par peur d’être jugés, préféraient emprunter de l’argent à des taux plus élevés auprès d’usuriers. Grâce à ces connaissances, il a aidé les banques à développer des produits et des messages propres à contourner ces craintes. Il a développé l’idée selon laquelle les consommateurs ont une tendance à acheter des marchandises pour des raisons autres qu’utilitaires — comme si elles étaient le prolongement ou le reflet de leur personnalité, par exemple. Il précise que
« chaque produit possède une personnalité en soi, et que la bonne campagne la communiquera aux personnes qui se voient d’une certaine manière. »
Ernest Dichter a exploité les névroses et les désirs inassouvis et a gagné beaucoup d’argent grâce à l’idée selon laquelle les femmes âgées aiment faire des gâteaux pour compenser le fait de ne plus pouvoir procréer. Il a déduit grâce à des entretiens approfondis que se savonner en prenant un bain était l’une des rares occasions où l’Américain puritain moyen des années 50 se sentait autorisé à se caresser. Les recherches ont montré que le bain était pour de nombreux adultes un prétexte à l’expérimentation auto-érotique, un rituel qui offrait de rares moments d’indulgence personnelle, en particulier avant un rendez-vous romantique.
Imaginez de telles idées à l’ère des Big Data, lorsque les clients des successeurs d’Ernest Dichter ont accès à des cartographies précises du désir humain basées sur les comportements réels observés.
Muni de telles connaissances, il était déjà possible il y a 70 ans de vendre presque n’importe quoi avec les slogan et image appropriés. Ernest Dichter affirmait que le plus important dans la propagande était de la rendre universelle et continue, en martelant le même message encore et encore par des moyens variés. Le but est de « régimenter » l’esprit d’une société de la même manière qu’une armée entraîne ses soldats. La propagande est plus efficace entre les mains de ce que Bernays avait appelé les « minorités intelligentes », c’est-à-dire non pas des minorités au sens moderne de groupes victimes, mais des élites intellectuelles qui cherchent à orienter la société dans des directions particulières. Bernays a qualifié ces élites intellectuelles, sans ironie, de « dictateurs ».
Note du traducteur : Edward Bernays écrit dans Propaganda :
« Oui, des dirigeants invisibles contrôlent les destinées de millions d’êtres humains [aujourd’hui, des milliards]. Généralement, on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d’habiles personnages agissant en coulisse.
Plus important encore, nous ne réalisons pas non plus à quel point ces autorités façonnent à leur guise nos pensées et nos comportements.
Dans maints domaines de la vie quotidienne où nous croyons disposer de notre libre arbitre, nous obéissons à des dictateurs redoutables. »
— Chap. 3, p.51
Bernays s’est également attelé à faire connaître les réflexions antérieures du philosophe français Charles-Marie Gustave Le Bon sur la question de l’esprit des foules — l’idée que « l’esprit de groupe » constitue une étude entièrement différente de celle de l’esprit individuel. Dans La psychologie des foules, Le Bon explique qu’une foule possède une psychologie différente de celle d’un individu. Qu’une foule forme en quelque sorte une unité mentale, qui répond toujours à des pensées inconscientes et se conforme aux lois de l’unité mentale. Il explique que la conscience conférée par l’appartenance à une foule peut transformer une personne, et que chacun des membres de cette foule se retrouve placée sous l’emprise d’une
« sorte d’âme collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément. »
Dans une foule psychologique, la personnalité individuelle disparaît, l’activité cérébrale est remplacée par une activité réflexe, impliquant une baisse de l’intelligence, provoquant une transformation complète des sentiments, qui peut constituer une progression ou une régression par rapport à ceux qu’expriment les membres constitutifs de la foule. Une foule peut tout aussi bien devenir héroïque ou criminelle, mais ce dernier cas est bien plus probable. Le Bon écrit que l’ascension des foules indique les affres de la mort d’une civilisation. L’ascension vers la civilisation est un processus intellectuel mené par des individus ; sa chute est un troupeau en panique. « Les foules ne sont utiles que pour la destruction ».
Note du traducteur : Rendons à César ce qui est à César, et précisons exactement les mots utilisés par Le Bon dans Psychologie des foules à propos, d’une part, de l’âme héroïque ou criminelles des foules…
« […] la foule est toujours intellectuellement inférieure à l’homme isolé. Mais au point de vue des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la façon dont on la suggestionne. […] Criminelles, les foules le sont souvent, certes, mais souvent aussi, héroïques. »
— Ch. 1, p. 15… et d’autre part, de la puissance des foules, et de l’ascension des civilisations et de leurs chutes :
« Les civilisations ont été créées et guidées jusqu’ici par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les foules n’ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente toujours une phase de désordre. […] Quand l’édifice d’une civilisation est vermoulu, les foules en amène l’écroulement. C’est alors qu’apparaît leur rôle. Pour un instant, la force aveugle du nombre devient la seule philosophie de l’histoire. »
— Introduction, p. 4
En adaptant ces idées au marché, Bernays les a à la fois affinées et appliquées à des situations réelles. Il précise dans son ouvrage [Propaganda] que, bien que l’esprit de groupe ne « pense » pas dans le sens normal du terme, il se comporte toujours comme s’il possédait une intelligence propre :
« la pensée au sens strict du terme n’avait pas sa place dans la mentalité collective, guidée par l’impulsion, l’habitude ou l’émotion. À l’heure du choix, son premier mouvement est en général de suivre l’exemple d’un leader qui a su gagner sa confiance. […] Quand la foule ne peut pas calquer sa conduite sur celle d’un leader et doit se déterminer seule, elle procède au moyen de clichés, de slogans ou d’images symbolisant tout un ensemble d’idées ou d’expériences. »
— Chap. 4, p. 62
En jouant sur un vieux cliché, ou en manipulant celui qui vient d’être créé, le propagandiste peut faire basculer toute une gamme d’émotions de groupe.
Dans Propagandes, le premier ouvrage de mise en garde sur les dangers de la propagande, Jacques Ellul analyse les réflexions de ces pionniers [Edward Bernays et Ernest Dichter, entre autres – NdT]. Plutôt qu’une chose créée par des personnes particulières dans un but précis — comme l’avaient fait Bernays et Dichter — , il considère la propagande comme un phénomène sociologique et comme un instrument qui prendrait toute sa valeur au fur et à mesure que la société deviendrait plus technologique. Pour lui, la technologie et la propagande possède une forme de relation symbiotique : la technologie facilite la propagande et une société technologique se nourrit de ses effets. Il écrit :
« [La propagande] est appelée à résoudre des problèmes posés par les techniques, à jouer sur les inadaptations, à intégrer l’individu dans cette société technicienne. »
— « Avertissement essentiel », p. 13 de l’Édition Economica
Note du traducteur : Par ailleurs, Ellul préfère pour définir notre société le concept de « société technicienne » plutôt que celui de « société technologique », tout comme il préfère parler de « technique » là où — influencés par l’anglais technology — la plupart de ses contemporains usent du mot « technologie » qui signifie pourtant au sens strict : discours sur la technique. Il considère par ailleurs la propagande comme une technique en soi qui évolue en fonction des moyens techniques [technologies] utilisées par une société technicienne [technologique]. Source
Il rejette par ailleurs l’argument anticipé selon lequel la propagande dépend du type d’État ou de régime qui s’y livre ; pour lui, cela n’a aucune d’importance :
« […] si l’on a compris ce qu’est l’État technicien, on ne peut plus poser cette question ! […] au milieu de la croissance des mécaniques, des engins de tous ordres au milieu des techniques d’organisation, la propagande n’est rien d’autre que le moyen d’éviter qu’elles soient ressenties comme trop oppressives, en amenant l’homme à obéir de bon gré. »
— « Avertissement essentiel », p. 14 de l’Édition Economica
Ce qui, bien entendu, signifie qu’une société technologique [technicienne] est forcément animée par la propagande, et que nous sommes également déjà dépourvus de liberté. En effet, bien avant l’avènement de l’intelligence artificielle, nous étions déjà intégrés au sein de la machine qu’est le troupeau sous l’emprise de ce que l’on considère comme le niveau de propagande nécessaire pour le contrôler.
La propagande s’adresse toujours à l’individu englobé dans la masse. L’individu ne doit jamais être considéré comme tel, mais toujours, selon les termes d’Ellul, en fonction de
« ce qu’il a de commun avec les autres, aussi bien en ce qui concerne ses tendances, ses sentiments ou ses mythes. Il est englobé dans une moyenne ; et sauf pour un faible pourcentage, l’action établie sur des moyennes sera efficace. »
— Chap. 1, p. 18 de l’Édition Economica
Le propagandiste s’adresse à l’individu — dans des articles de journaux, des émissions de radio, etc. — en tant que membre d’un groupe. L’individu n’est jamais traité comme s’il était seul :
« L’émotivité, l’impulsivité, l’excès, etc., tous ces caractères de l’individu pris dans une masse sont bien connus et très profitables à la propagande. »
— Chap. 1, p. 19 de l’Édition Economica
Voilà la clé qui permet de comprendre le fonctionnement des sondages d’opinion modernes : ils considèrent également les individus comme faisant partie d’une masse et les incitent à accepter cette version d’eux-mêmes comme étant légitime et véridique. Lorsque la sondeuse munie de son questionnaire entre dans la pièce pour collecter les opinions des personnes présentes, elle le fait au nom de la masse.
De concert avec Ernest Dichter, Jacques Ellul explique que la propagande doit être totale. Elle doit utiliser tous les moyens de communication disponibles et le faire de façon synchronisée : dans la presse, sur les radios, à la télévision, dans les films, sur les affiches, dans les réunions et dans le démarchage à domicile [et aujourd’hui sur le Web, sur les médias sociaux et autres novelletés techniques – NdT]. Les employer de manière sporadique et sans intention propagandiste est sans effet. Chaque support médiatique comporte une ligne d’attaque différente et pour obtenir une reddition totale et inconditionnelle [du public – NdT] ils doivent tous être mis en œuvre simultanément.
Note du traducteur : Jacques Ellul précise que
« quel que soit celui qui manie l’instrument, il ne peut avoir d’autre souci que celui d’efficacité, et l’on ne doit jamais oublier cette règle suprême lorsqu’on analyse le fait. Une propagande inefficace n’est pas une propagande. »
Ellul a affiné et, dans certains cas, rejeté des idées héritées, comme celle selon laquelle toute propagande est un mensonge et que son seul but est de modifier les opinions. Il observe au contraire que le meilleur type de propagande est généré à partir de demi-vérités et de vérités sorties de leur contexte, et que son principal objectif est de renforcer les tendances et les perceptions existantes, de promouvoir l’action le cas échéant et — surtout — par la terreur ou le découragement, de dissuader ceux qui ont des opinions fortes contraires à la propagande d’interférer avec son programme. Ellul qualifie l’éducation conventionnelle de « pré-propagande », c’est-à-dire un conditionnement des esprits avec d’énormes quantités d’informations de seconde main, déconnectées, invérifiables, incohérentes et/ou inutiles, déguisées en « faits », mais destinées à préparer le citoyen à la mise en place de la propagande.
L’un des principaux impacts de l’action de la propagande normative fut, bien sûr, de supprimer davantage la possibilité d’une pensée indépendante. Le cerveau possède une capacité limitée à gérer et à trier l’information, et lorsqu’il est déjà surchargé par des faits et des opinions aléatoires, en grande partie non sollicités, son « espace disque » s’avère insuffisant pour ses propres cogitations. Ellul observe que l’homme moderne accepte les « faits » comme la réalité ultime. « Il est convaincu que ce qui est, est bon ». Il place les faits avant les valeurs et applique aveuglément au principe moral du « progrès » une chose à laquelle il attribue une valeur juste parce qu’elle existe. Une chose qui se déguise en « science » ou en « progrès » est donc à mi-chemin de la conquête d’une telle personne.
Ellul écrit :
« Nous rencontrons à chaque instant cet homme qui transmet comme une vérité hautement personnalisée ce qu’il a lu dans un journal une heure auparavant, et dont l’attitude de créance n’est que le fruit d’une forte propagande. Nous rencontrons à chaque instant cet homme qui a une confiance aveugle dans un Parti, un Maréchal, un acteur de cinéma, un Pays, une Cause, et qui ne supporte aucune mise en question du dieu. Nous rencontrons à chaque instant cet homme qui n’est plus capable des discernements moraux ou intellectuels les plus élémentaires ou des raisonnements les plus simples, parce qu’en lui habite la conscience d’Intérêts Supérieurs qu’il faut servir perinde ac cadaver [comme un cadavre, dans un idéal ascétique d’obéissance parfaite – NdT]. Et tout cela est acquis sans effort, sans expérience, sans réflexion, sans critique, sous le choc destructeur d’une propagande bien faite. Nous le rencontrons à chaque instant, cet homme aliéné, et peut-être le sommes-nous déjà. »
— Chap. 4, p. 196 de l’Édition Economica
L’éducation universelle telle que décrite par Ellul a généré des populations de citoyens qui fournissent à la propagande une manne facile pour au moins quatre raisons : les personnes qui se considèrent comme « éduquées » ont besoin d’avoir des opinions sur toutes les questions qui relèvent de leur compétence ; ces personnes, en raison de leur « éducation », ont accès à de grandes quantités d’informations que l’on pourrait dire dépourvues de contexte ; elles se considèrent comme capables de juger toutes les questions par elles-mêmes ; ce sont généralement des personnes qui ont laissé derrière elles le type de communautés qui, dans le passé, fournissaient une sorte de filtre à la propagande extérieure, comme les familles, les églises, les villages, etc., pour vivre dans une métropole anonyme avec laquelle ils n’ont aucun lien historique. Par conséquent, le citoyen préprogrammé, qui dans la société de masse devient isolé et dépendant de ses propres ressources pour satisfaire ses besoins conditionnés, constitue une cible facile pour les propagandistes de tout poil. Si l’on considère l’actuel accès instantané à un certain type d’informations basiques concernant à peu près tous les domaines, on ne sera pas surpris de constater qu’il existe, sur pratiquement tous les sujets de controverse publique, un électorat prêt à recevoir les endoctrinements des propagandistes — au nombre desquels ceux qui se croient instruits parce qu’ils sont diplômés, ont un accès instantané à Google et à d’autres moteurs de recherche et se considèrent comme libres parce qu’ils s’accrochent à ce qu’ils croient fermement être leurs opinions personnelles, alors qu’elles ne le sont pas. Et tout ce fatras de pseudo-croyance est maintenu par une sorte de « colle » culturelle composée principalement d’éléments d’une pseudo-moralité insinuée. Au final, croire en ces choses n’est pas seulement une preuve de sagesse, mais aussi une preuve de bonté. Ainsi, ce que l’on pourrait appeler le marché de la propagande s’est élargi pour inclure pratiquement tous les membres d’une société moderne, c’est-à-dire tout le monde, sauf ceux qui comprennent les réalités sous-jacentes et qui sont prêts à chercher leurs informations ailleurs que dans des sources toutes faites, et restent déterminés à penser par eux-mêmes.
Note du traducteur : À propos de la pseudo-moralité évoqué ci-dessus par l’auteur, voir notre Focus La psychopathie et les origines du totalitarisme qui se réfère au terme de « paramoralité idéologique », un des deux bras armés de toute pseudo-réalité, l’autre étant la « paralogie idéologique » :
« Parallèlement à la structure paralogique utilisée pour tromper les idiots utiles et les amener à défendre le projet idéologique de la pseudo-réalité, il existe un puissant outil d’application sociale qui fait appel à une dimension ostensiblement morale. Un relativiste pourrait la qualifier de « cadre moral » qui serait éthique « selon la perspective de l’idéologie », mais comme il s’agit d’une moralité subordonnée non pas aux faits de l’existence humaine tels qu’ils existent concrètement mais plutôt à ceux qui dans la pseudo-réalité artificielle sont déformés, il serait plus approprié de la qualifier de paramoralité, une fausse moralité immorale placée à côté — et en dehors — de tout ce qui est digne d’être qualifié de « moral ». L’objectif de la paramoralité consiste à faire accepter à la société la croyance selon laquelle les gens de bien acceptent la paramoralité et la pseudo-réalité qui l’accompagne et que tous les autres sont moralement déficients et mauvais.
[…]
La paramoralité d’une pseudo-réalité idéologique sera de ce fait toujours répressive et totalitaire. La dissidence et le doute ne peuvent être tolérés, et le désaccord doit être circonscrit à un capharnaüm moral duquel les adeptes n’osent pas approcher. »
Selon la thèse d’Ellul, le citoyen qui s’imagine « moderne » a besoin de propagande : pour satisfaire son sens de l’importance et de l’implication dans la démocratie apparemment dominante ; pour fournir un exutoire à ses énergies refoulées, pour mettre en évidence sa disposition « morale », et ainsi de suite. Dans ce contexte, il devient évident qu’une société moderne a besoin de propagande, tout comme pour les mêmes raisons elle a besoin de divertissement. Et Ellul insiste sur son propre usage attentif des mots : lorsqu’il parle de la « nécessité » de la propagande, il n’approuve en rien son usage :
« À mes yeux, la nécessité n’établit jamais la légitimité, le monde de la nécessité est celui de la faiblesse, ou, pour mieux dire, de la négation de l’homme. Établir qu’un phénomène est nécessaire revient pour moi à dire qu’il est négation de l’homme, et sa nécessité démontre sa puissance mais non son excellence. »
— « Avertissement essentiel », p. 12 de l’Édition Economica
Il découle clairement de ce schéma que les conditions fondamentales décrites par Gustave Le Bon, Edward Bernays, Ernest Dichter et Jacques Ellul sont aujourd’hui toujours en place mais qu’elles ont été soumises à des multiplicateurs exponentiels découlant de l’omniprésence de la publicité, de l’ubiquité de la technologie, de la puissance d’Internet et du flux d’informations et de réponses 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 concernant des événements sélectionnés dans le monde entier.
De toute évidence, les points de référence qui nous servent à inventorier la propagande doivent être obsolètes depuis des décennies. Lorsque les pionniers de la manipulation des profondeurs exerçaient leur métier douteux, ils avaient affaire à un monde dans lequel seule une poignée de médias pouvait manipuler une société et ses membres. Les travaux des pères fondateurs de la « science » que constitue l’« approche des profondeurs » — Bernays, Dichter, etc. — sont tous fermement ancrés dans la première moitié ou le milieu du XXe siècle, lorsque la télévision était soit encore un projet en gestation, soit ensuite une « étrange lucarne », et qu’il n’existait que quelques journaux, le cinéma, les panneaux publicitaires et la radio. Notre compréhension de la « manipulation des profondeurs » remonte à cette période et n’a pas été mise à jour pour tenir compte du fait que les médias sont aujourd’hui presque constamment au centre de la conscience de la plupart des êtres humains. Nous avons donc affaire — pour l’être humain moyen — à une autre sorte d’animal que celui décrit par ces auteurs. Dans le contexte d’alors, la publicité et la propagande ne faisaient en comparaison qu’effleurer la conscience de l’individu — capable d’influencer mais pas nécessairement de dominer l’ensemble des processus de pensée, comme c’est le cas aujourd’hui. La radio, les informations 24 heures sur 24, la télévision au petit-déjeuner, tous ces phénomènes datent de ces dernières décennies et sont entrés dans la culture humaine presque comme des entités humaines — plus comme des relations intimes que comme des compléments technologiques — sans parler des médias sociaux et des autres « cadeaux » de l’Internet. Le téléviseur n’est pas seulement un appareil permettant d’obtenir des nouvelles, des informations, des divertissements — il ressemble en fait à une personne assise dans un coin de la pièce, et c’est généralement la plus dominante, la plus stridente et la plus volubile de toutes.
Depuis le début de l’épisode Covid, le téléviseur est devenu le psychopathe/pervers narcissique qui dicte aux autres occupants de la pièce dans laquelle il se trouve ce qu’ils doivent penser et ressentir, et qui ne tolère pas l’ombre d’une dissension. Les téléviseurs étant sans cesse allumés, la dynamique de la situation veut que tous les non-conformistes présents dans la pièce seront remis à leur place, à moins que l’un d’entre eux ne puisse éteindre cette satanée machine. Twitter, comme son nom l’indique presque, incarne aussi une sorte de personnification des traits psychopathiques : on rassasie dans un premier temps l’utilisateur de sa soif de dopamine, et la minute suivante, le drogué se fait lacéré pour avoir commis contre l’orthodoxie un péché involontaire. Même lorsque l’utilisateur est l’agresseur, il ou elle impose de manière agressive une pensée qui vient d’ailleurs ou de quelqu’un d’autre.
Les individus ne sont donc plus ce qu’ils étaient, ou ce que nous supposons qu’ils sont encore, c’est-à-dire vraiment eux-mêmes à peut-être 90 pour cent, les 10 pour cent restants venant d’un « contenu » qui leur est imposé. Il se pourrait bien que ce soit l’inverse : composés à 10 pour cent d’eux-mêmes et à 90 pour cent de ce qui leur est imposé.
Nous continuons à nous parler en partant du principe que nous sommes — des deux côtés — plus ou moins comme avant (je parle ici principalement de nous, les plus âgés ; les jeunes sont dans une situation bien pire, parce qu’ils pourraient bien être constitués de moins de 10 pour cent d’eux-mêmes). En vérité, presque plus personne n’est ainsi. La plupart du temps, nous avons affaire à des gens dont l’esprit et donc l’âme sont vides — ce qui leur sert de cerveau grouille d’idées auxquelles les autres veulent qu’ils s’accrochent. Le problème n’est pas tant qu’ils sont propagandés — nous sommes bien au-delà de cela — mais que leurs esprits sont totalement colonisés et occupés par des pensées étrangères. Et — ce qui est encore plus inquiétant — ils sont dépendants de la source de ces pensées, de l’inique « étrange lucarne », laquelle (« par le biais de qui » ?) leur dit tout ce qu’ils savent, tout ce qui est vrai et faux, et les conseille sur les moyens d’éviter d’être assaillis par de faux récits, c’est-à-dire des versions de la réalité non approuvées. Il ne s’agit donc pas de méthodes de transmission de l’information, mais d’instruments de pénétration hypnotique massive, un segment distinct de l’histoire moderne de la gestion des troupeaux, dont j’ai parlé à l’été 2020. Cet aspect amène les choses à un nouveau niveau — la deuxième partie informelle de cet essai.
Selon Jacques Ellul, l’une des conséquences inaperçues de la propagande est qu’elle entraîne chez l’individu un « enfermement » progressif qui résulte d’une insensibilité croissante à des propagandes récurrentes. Soumis à une redondance persistante de messages identiques, il se met à survoler les titres de son journal plutôt qu’à lire les articles. Dans un contexte plus moderne, il zappe de chaîne en chaîne sur son téléviseur, en quête d’un éventuel élément de surprise, en vain. Dans un désir insatiable d’une nouvelle dose d’infos ou de nouvelles directives, il scrute inlassablement son téléphone. La radio ne devient plus qu’un bruit de fond : il ne l’écoute pas et n’y prête aucune attention. Cette étape du processus n’est pas le signe d’une immunité à la propagande, c’est tout l’inverse. Cet individu est tellement imprégné des symboles de la propagande qu’en absorber les détails ne lui est plus nécessaire. Une touche de couleur, un logo familier, suffit à déclencher la réaction pavlovienne requise. Le sujet d’une propagande réussie ressemble à un junkie : peu importe depuis combien de temps il est sevré, une seule dose suffit à le renvoyer dans le caniveau.
Toujours selon Jacques Ellul,
« […] cette puissance de propagande s’attaque à l’homme. […] Si je suis pour la démocratie, je regretterai que la propagande en rende l’exercice quasi impossible ».
C’est pourquoi ceux qui persistent à penser par eux-mêmes, ou même à exprimer des opinions qui ne suivent pas la ligne officielle, sont l’objet dans les sociétés modernes d’un tel opprobre. Ce n’est pas seulement que les dissidents menacent la portée ou l’influence des propagandistes, car à vrai dire, en raison de leur incapacité à atteindre une saturation totale par le biais des médias, ils le font rarement. La crainte des propagandistes réside dans le fait que, par leur seule présence, ces dissidents mettent en danger l’ensemble de l’édifice. Leur hérésie, accompagnée de leur perception du factuel et du réel, met en danger l’artifice indispensable à une propagande efficace :
« […] la propagande ne peut se satisfaire de demi-réussite, car elle ne tolère pas de discussions : dans son essence même, elle exclut la contradiction, la discussion. Tant que subsiste une tension perceptible, exprimée, un conflit d’actions, la propagande ne peut se dire réalisée, accomplie. Il faut qu’elle coagule une quasi unanimité, que la fraction opposante soit négligeable, et de toute façon ne puisse plus se faire entendre. »
— Chap. 1, p. 23 de l’Édition Economica — Emphases de l’auteur
Se soumettre à la propagande, c’est donc s’aliéner soi-même, en ce que cette soumission bloque le potentiel de toute pensée critique.
« [La propagande] dépouille l’individu, lui enlève toute une part de lui-même, mais en même temps elle le fait vivre d’une vie factice, étrangère, artificielle — si bien que l’individu soumis à cette propagande est un autre, et en même temps il obéit à des impulsions qui lui sont étrangères, il obéit à un autre. »
— Chap. 4, p. 191 de l’Édition Economica
Pour y parvenir, l’individu doit être submergé par les émotions et les réactions du troupeau, son individualité doit être éparpillée, et son ego libéré de tout, des confusions, des contradictions non résolues et des doutes personnels. La propagande pousse l’individu à se fondre dans la masse « jusqu’à complètement disparaître ». Ce qui « disparaît », en fait, c’est la capacité de l’individu à réfléchir par lui-même, à penser de manière indépendante, à porter un jugement critique, ces capacités étant remplacées par des pensées toutes faites, des stéréotypes, des clichés, des mots-clés et des « lignes directrices ».
Une fois la propagande réussie, l’individu cesse d’être un réceptacle passif de la propagande et devient un évangéliste. Il prend des positions vigoureuses, commence à s’opposer aux autres, contrôle les orthodoxies :
« Cette opinion publique, impersonnelle, est en outre, lorsqu’elle est travaillée par la propagande, artificielle. Elle ne correspond à rien d’authentique ; or, c’est précisément cela que l’homme s’approprie. Il devient habité par cette opinion publique, il n’exprime plus ses idées, mais, avec force, son groupe. Sans doute, il le fait avec conviction et certitude. C’est même un des caractères du propagandé. Il s’approprie ces jugements collectifs, ces faits de propagande ; il les absorbe comme un aliment (et en effet, ils le sont devenus). Il parle en son nom personnel. Il se pose lui-même, vigoureusement, et devient capable de s’opposer à d’autres. Il s’affirme, et cependant à ce moment même il se nie, sans s’en rendre compte. »
— Chap. 4, p. 193 de l’Édition Economica
La principale raison pour laquelle l’individu ne peut plus juger par lui-même est qu’il doit constamment relier ses pensées à l’ensemble des valeurs et des préjugés établis par la propagande, et ces notions ne peuvent être qu’apprises par cœur. Une fois atrophiées, les capacités de juger, de discerner ou de penser de manière critique ne sont plus accessibles au sujet, et une simple disparition de la propagande ne suffirait pas à faire jaillir à nouveau ces facultés comme par magie. Les recouvrer nécessitera « des années d’éducation spirituelle et intellectuelle ». Lorsqu’elle est privée d’un canal d’opinion, la victime de la propagande en cherchera simplement un autre, de la même façon qu’un junkie part en quête d’une nouvelle drogue :
« En fait, le propagandé se précipitera aussitôt dans une autre propagande qui lui épargnera la peine de se retrouver seul à exercer son jugement devant l’événement. »
— Chap. 4, p. 193 de l’Édition Economica
La propagande est donc un mot qui dépasse de beaucoup ce que nous nous sommes permis de considérer. C’est aussi un mot qui englobe un ensemble de ce qui ne peut être décrit avec précision que comme des armes d’endoctrinement de masse — et finalement de destruction aussi : la destruction des esprits, des cœurs, des âmes, des vies, des moyens de subsistance, des relations et de l’avenir. Il ne s’agit donc pas d’un petit détail cocasse, mais d’une gigantesque entreprise qui n’a rien e réjouissant. Par conséquent, lorsque les journalistes s’efforcent de bombarder leurs lecteurs de pseudo-récits et d’histoires « humanistes » visant singulièrement à manipuler chez eux un état d’esprit particulier ; lorsque, afin de terroriser les populations, ils collaborent à la falsification des statistiques ; lorsque, sur leurs plateaux, ils rejettent non seulement purement et simplement les points de vue exprimés par des voix discordantes, mais jugent également les dissidents dans le cadre de procédures où ils ne sont pas représentés — ces journalistes se rendent coupables de malversations qui occasionnent des victimes. Les leurs sont nombreuses, et comprennent en particulier toutes celles, qui, à bien des égards, sont le moins à même de se défendre face à ce barrage de contrevérités qui partout dans le monde érige des murs de mensonges, des murs qui emprisonnent non seulement ces victimes-là, mais aussi tous celles qui sont contaminées par ce virus de l’esprit. Ce sont des crimes d’un genre très moderne. Mais ce sont néanmoins des crimes, d’autant plus sordides que leurs auteurs en effacent toutes traces et se persuadent qu’ils ont affaire à des « faits ». Ce sont des crimes commis à la fois par des individus et des groupements d’individus contre des personnes et des communautés dépourvues d’immunité [face à ce virus de l’esprit – NdT], des crimes qui appellent au châtiment du Ciel.
Note du traducteur : Le concept de virus — ou parasites — de l’esprit a fait l’objet sur Sott de plusieurs Focus :
Le langage pauvre, abêtissant et mensonger du journalisme moderne agit sur nous comme un vrai sortilège : sa force est celle d’une répétition hypnotique et assurée. Et l’on finit par croire que ce que nous entendons dépeint la réalité, que les opinions que nous émettons sont bien les nôtres. Pour se dépolluer de l’intoxication médiatique, celle qui semblerait presque pouvoir remplacer notre conscience par un ersatz de conscience, on pourra prendre connaissance des processus et des techniques de propagande et de désinformation :
En conclusion de son ouvrage présent dans la liste ci-dessous, Ingrid Riocreux écrit ceci :
« La classe dominante considère qu’il est plus facile de garder sous contrôle une société d’idiots que de gouverner un peuple intelligent. Mauvais calcul. Car les masses abêties, illettrées et incultes ne restent pourtant pas amorphes. Quand on les a privées des lots et de la maîtrise du langage, il ne leur reste rien comme moyen d’expression – pire, comme mode de pensée – que la violence. L’erreur de nos oligarques réside dans le fait de croire qu’une société d’abrutis est un troupeau bêlant, docile et calme, alors que c’est une meute d’individus féroces, en guerre perpétuelle les uns contre les autres (…) L’illettrisme entraîne la violence, et l’insécurité appelle la tyrannie. Le système qui, par son œuvre éducatrice (scolaire et médiatique), se targuait d’engendrer des personnes libres et responsables, pétries des idéaux les plus nobles, s’écroulera donc sous les coups de ce qu’il a lui-même produit, en réalité : un gibier de dictature. »
On pourra préciser que la classe dirigeante tire aussi profit de la violence, même si celle-ci est difficilement contrôlable : n’est-elle pas le prétexte parfait à une utilisation accrue de cette même violence, et cette fois-ci à l’égard de tous ? L’intelligence du peuple est bien plus dangereuse : elle seule permet de remettre en cause fondamentalement la légitimité du pouvoir acquis et exercé par une minorité, au détriment de la majorité.
Quelques articles supplémentaires :
Puis quelques ouvrages dont ceux mentionnés dans l’article :
- Propaganda, Edward Bernays
- La stratégie du désir — Une philosophie de la vente, Ernest Dichter
- Propagandes, Jacques Ellul
- Neuro-esclaves — Techniques et psychopathologies de la manipulation politique, économique et religieuse, Marco Della Luna & Paolo Cioni
- La culture du narcissisme, Christopher Lasch
- Le gouvernement du désir, Hervé Juvin
- L’enseignement de l’ignorance, Jean-Claude Michéa
- La culture du narcissisme, Christopher Lasch
- Le gouvernement du désir, Hervé Juvin
- L’enseignement de l’ignorance, Jean-Claude Michéa
- Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie
- Psychologie des foules, Charles-Marie Gustave Le Bon
- La langue des médias — Destruction du langage et fabrication du consentement, Ingrid Riocreux
Et :
Source de l’article initialement publié en anglais le 7 février 2021 : John Waters Unchained
Traduction : Sott.net
Source: Lire l'article complet de Signes des Temps (SOTT)