par Rafael Poch de Feliu.
La doctrine de Bruxelles envers Pékin approuvée en octobre est schizophrène : un amalgame d’hostilité et de relations étroites. Le géant européen est impuissant en raison de sa division interne et de son hypothèque transatlantique.
Depuis les années 1980 au moins, la Chine observe avec intérêt et curiosité l’émergence de l’Union européenne, un ovni politique à fort potentiel économique. À l’époque, l’UE représentait 30% du PIB mondial, tandis que la Chine n’en représentait que 2,3%. Lorsque, dans les premières années du XXIe siècle, l’UE s’est élargie (dix nouveaux États membres en 2004) et a renforcé son intégration, Pékin a suivi l’évolution du processus avec un intérêt accru. Avec ses près de 500 millions d’habitants et sa grande puissance économique (deuxième plus grand PIB du monde), l’UE a été moins zélée que les États-Unis lorsqu’il s’est agi de transférer la technologie dont la Chine avait besoin pour son développement. Par ailleurs, et surtout, sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne, les divergences de l’Europe avec la direction néoconservatrice de George W. Bush aux États-Unis, particulièrement pertinentes en 2003 dans le cadre de la désastreuse invasion de l’Irak, ont soulevé à Pékin des questions existentielles d’une grande importance stratégique : l’Occident va-t-il se diviser ? l’Union européenne sera-t-elle un nouveau pôle autonome dans la nouvelle constellation multipolaire ?
La division entre les anciennes puissances coloniales européennes et la superpuissance impériale américaine était une question fondamentale non seulement pour la Chine mais pour l’ensemble de ce qu’on appelle le « Sud global », ne serait-ce que pour l’élargissement des marges de manœuvre qu’elle impliquait. L’extension à la sphère politique, par exemple dans les organisations internationales créées et dominées par l’Occident, le relâchement déjà existant dans la sphère commerciale, par exemple en négociant l’achat d’avions, non pas avec un mais avec deux vendeurs (Boeing et Airbus), était un enjeu majeur. Une opportunité similaire s’ouvrirait-elle à l’ONU ?
Aujourd’hui, ces illusions se sont évaporées. La fascination initiale de la Chine pour le processus européen a également été tempérée par les difficultés de l’UE à démontrer sa propre personnalité dans le monde. Ces difficultés sont liées à plusieurs aspects. L’un d’eux est la soumission inertielle de la politique étrangère et de sécurité européenne à la géopolitique de Washington, canalisée par l’OTAN et l’utilisation de toute une série de pays comme chevaux de Troie de la politique étrangère américaine en Europe : l’Angleterre avant Brexit, mais aussi la Pologne, les pays baltes et d’autres. L’absence d’autonomie de l’UE se traduit souvent par une application erratique des directives générales des États-Unis, même lorsque ces directives sont en contradiction directe avec les intérêts économiques et géopolitiques européens les plus essentiels. L’expansion de l’OTAN vers l’Est, en violation des pactes et des promesses qui ont mis fin à la Guerre froide, et l’entrave à la complémentarité des relations énergétiques et géopolitiques de l’UE avec la Russie, font partie d’une stratégie claire et bien connue de Washington.
Un autre aspect fondamental est lié aux affaires de l’Union européenne plutôt qu’à sa conception politique. Reflétée dans les traités européens, cette conception est pratiquement impossible à réformer car elle nécessite le vote d’approbation de tous les États membres. Ces États semblent, à leur tour, structurellement condamnés à la division, en raison des défauts de la conception elle-même qui augmentent la division socio-économique de la zone euro et produisent une inégalité croissante qui est avant tout une conséquence des excédents commerciaux de l’Allemagne, sa principale économie.
Entre 2009 et 2018, les économies des pays du nord de la zone euro ont connu une croissance combinée de 37,2%, tandis que celles du sud n’ont augmenté que de 14,6%. La crise du Covid-19 met en évidence une augmentation de ces différences. Cette réalité a créé un enchevêtrement très complexe en Europe qui semble condamner l’Union européenne à la division interne et explique ses tendances actuelles à la désintégration. Le résultat de tout cela fait de l’UE une sorte de géant impuissant.
L’Union européenne montre périodiquement des signes de cette impuissance. Les tentatives de l’Europe de se libérer des sanctions extraterritoriales (soutenues par son contrôle du système financier mondial) imposées par les États-Unis contre l’Iran à la suite du retrait unilatéral de Washington de l’accord nucléaire avec ce pays, que l’ensemble des puissances avait approuvé et qui ouvrait des perspectives prometteuses de détente au Moyen-Orient et d’affaires pour Bruxelles, se sont soldées par un échec. Nous ne savons pas si l’UE va remédier à sa stagnation actuelle, mais nous savons que le pouls du monde ne s’arrêtera pas pour l’attendre et que, comme l’a dit Mikhaïl Gorbatchev aux dirigeants est-allemands en 1989, « la vie punit ceux qui sont en retard ». L’UE ne représente plus ces 30% du PIB, mais seulement 16,7%, tandis que la Chine a échangé ses 2,3% des années 1980 contre ses 17,8% actuels.
« Plus Bruxelles voudra faire progresser ses relations avec Pékin, plus ses relations avec Washington en pâtiront et plus les divisions internes s’accentueront ».
La Chine a dépassé les États-Unis en tant que premier partenaire commercial de l’UE en 2020. Elle devrait également dépasser les États-Unis en tant que premier marché d’exportation de l’Allemagne cette année. La Chine a acheté environ 20% des ventes d’Airbus l’année dernière. Dans ce contexte, la relation de l’UE avec la Chine reflète tous les problèmes évoqués ci-dessus. Premièrement, plus Bruxelles voudra faire progresser ses relations avec Pékin, plus ses relations avec Washington en pâtiront et plus les divisions internes s’approfondiront. Que ce soit le développement de la technologie 5G de la société chinoise Huawei en Europe, le flux croissant d’investissements chinois en Union européenne, l’invitation de Pékin aux pays européens à rejoindre sa nouvelle initiative de la Route de la Soie (BRI) ou le dernier accord général de principe sur l’investissement, le résultat est toujours le même : la division européenne.
Dans ce contexte, la Chine a conclu des accords avec des pays et groupes de pays européens, dont la plate-forme dite 17+1 est la plus connue. De nombreux analystes et politiciens européens se méfient de ces accords dans lesquels ils voient la vieille tactique du « diviser pour régner » pratiquée par la Chine, oubliant que la Chine n’a pas besoin de se donner la peine de diviser ce qui est déjà divisé et alourdi par le manque le plus élémentaire de clarté, de cohérence et d’autonomie. Cette méfiance a été mise en évidence une fois de plus par la crise du Covid, dans laquelle les insuffisances de la gestion européenne ont été comparées à l’aide de la Chine à divers pays européens, dont certains des plus marginalisés. « Nous devons être conscients qu’il y a une composante géopolitique et une lutte d’influence dans la politique de générosité », a écrit le chef de la politique étrangère européenne Josep Borrell.
Pendant ce temps, des pays comme l’Allemagne et la France envoient périodiquement leurs navires de guerre pour participer à l’encerclement aéronaval des États-Unis dans la mer de Chine méridionale, ce qui donne à penser que les relations intenses avec son principal partenaire commercial sont compatibles avec son endiguement militaire. Depuis 1989, l’UE maintient sa politique de sanctions la plus ancienne à l’encontre du partenaire chinois : un embargo sur les ventes d’armes. Si elle voulait l’annuler, Washington a déjà averti que les contrats militaires avec la Chine signifieraient la fin des relations des entreprises européennes avec les entreprises américaines dans ce domaine. De nombreux États de l’UE participent activement aux fronts de guerre hybrides ouverts contre la Chine…
Le résultat de cet amalgame d’hostilité et de relations étroites est la doctrine schizophrénique d’octobre 2020 approuvée par le Conseil européen, qui pratique une sorte de pondération avec toutes les contradictions, les divisions et les intérêts des différents membres du club. Selon cette doctrine, la Chine est à la fois « partenaire, concurrent et rival systémique », selon le domaine en question. Ces domaines sont-ils séparables ? « Dans la pratique, il semble difficile de dissocier le commerce et l’investissement, où la Chine est considérée comme un partenaire, de la sécurité et des valeurs, où la Chine est considérée comme un rival systémique », explique l’analyste Theresa Fallon. « L’UE pourra-t-elle un jour s’engager avec la Chine non pas par le biais de trois approches différentes, mais par un seul point de vue », demande-t-elle. Fallon est directrice de CREAS, un des groupes de réflexion bruxellois qui se consacre à la promotion de la stratégie de Washington envers la Russie et l’Asie dans l’UE. Sa question résume bien la faiblesse et l’ambiguïté de l’attitude de l’UE envers la Chine.
source : https://rafaelpoch.com
traduit par Réseau International
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