L’université est-elle menacée par un nouveau maccarthysme ? L’islamisme est-il un populisme ? Philip Roth avait-il tout prévu ? Les réponses de Marc Weitzmann, auteur de Un temps pour haïr*.
Conspiracy Watch : On ne peut pas lire La Tache, de Philip Roth, sans y voir une préfiguration de la cancel culture. Woody Allen évoquait il y a quelques mois une atmosphère proche de celle du maccarthysme, cette époque où, disait-il, « on apprenait parfois qu’untel, en allant au boulot, avait perdu son travail avant même d’avoir pu se défendre de ce dont on l’accusait ». Est-ce que vous partagez ce constat ?
Marc Weitzmann : Je n’ai pas relu ce livre depuis un moment, mais vous avez raison. Par beaucoup d’aspects, La Tache prédit ce qui se passe en ce moment sur les campus américains. Le roman retrace aussi parfaitement bien l’origine française du suicide intellectuel en cours aux USA – un suicide qui, sous couvert de pensée critique, est l’équivalent à gauche de l’anti-intellectualisme de droite ayant amené la victoire de Trump. La haine paranoïaque contre la pensée a une longue histoire aux USA, où un parti nataliste et xénophobe au XIXème siècle, s’appelait fièrement les Know Nothing. L’historien américain Richard Hofstadter a écrit là-dessus son plus grand livre, The Paranoïd Style in American Politics, qui est son chef d’œuvre et que Roth m’a fait découvrir en 2004 ou 2005. À la base, il y a l’idée que l’on n’a rien à apprendre, que tout vient mieux par le bas, l’idée de l’authenticité contre les livres. À son meilleur, ça donne Mr Smith au Sénat, les films de Capra et les westerns de Ford. À son pire, c’est-à-dire agrémenté de paranoïa, ça donne Trump, QAnon et les conspirationnistes. C’est toute l’ambiguité du populisme américain. Ce qui est neuf aujourd’hui, c’est que la gauche américaine produise exactement l’équivalent des « know-nothing » non plus au nom du peuple, mais d’un nouvel élitisme, d’un nouveau savoir anti-intellectuel. Donc on déboulonne les statues de Lincoln, on élimine les livres de Chaucer, de Homère, et de Shakespeare, on voue aux gémonies Martin Luther King, Nina Simone et Lou Reed, respectivement vendus aux blancs et aux transophobes, et on rétablit la ségrégation raciale sur les campus au nom de l’authenticité, exactement comme les racistes, mais pour faire la révolution.
Cette cancel culture a pris des proportions considérables, non seulement à la fac mais aussi dans les plus grands journaux, ce que même Roth n’avait pas imaginé, et qui constitue un désastre en soi lorsque l’on se souvient que la presse américaine a été l’étalon-or du journalisme mondial au XXème siècle. Un désastre et un paradoxe, d’ailleurs. Parce qu’on dit souvent que l’effondrement pratiquement total de la presse américaine la plus prestigieuse est une conséquence des nouvelles technologies et c’est vrai mais pas comme on le croit. Avec plus de 7 millions d’abonnés aujourd’hui, le New York Times, qui est devenu l’un des cœurs de la cancel culture et a vu des journalistes de valeur comme Bari Weiss ou Donald McNeil Jr démissionner ou se faire licencier pour des raisons démentes, ne s’est jamais si bien porté financièrement. Les nouvelles technologies n’ont donc pas simplement appauvri les journaux ; dans certains cas, elles les ont enrichis. Mais ce faisant, elle les ont transformés. Car là où autrefois les recettes du New York Times dépendaient en bonne part de la publicité, ce qui pouvait rendre la rédaction dépendante des annonceurs et de leurs pressions mais leur permettait aussi d’identifier ces pressions et de lutter contre, aujourd’hui la rédaction ne dépend plus que des abonnés, et l’on commence à se rendre compte que c’est peut-être infiniment plus pernicieux. C’est la porte ouverte au populisme, en l’occurrence un populisme « de gauche » tout aussi « know-nothing » que celui de droite.
Pour ce qui est de la France, quand Jean-Michel Blanquer dénonce l’influence des « théories américaines » et de la cancel culture pour fustiger les décoloniaux, je crois qu’il se trompe. Le livre de DiAngelo, White Fragility, par exemple, un best-seller absolu à gauche aux USA, écrit dans le même style que les livres de Trump, n’a pas du tout marché en France. Les livres de Ibram X. Kendi, autre star « woke » dont chaque conférence se facture des milliers de dollars aux USA, reste virtuellement inconnu en France où Thomas Chatterton Williams, considéré comme un conservateur aux USA, est encensé y compris par les adorateurs de Rokhaya Diallo et les fans de Pap Ndiaye, comme je l’ai moi-même expérimenté dans Signes des Temps [sur France Culture – ndlr]. Donc ce qui se passe est compliqué et demanderait une analyse profonde. D’une part, comme Roth le montre dans La Tache, l’atmosphère sur les campus américain doit beaucoup aux théoriciens français (Foucault, Derrida, etc.). D’autre part, même si les décoloniaux lorgnent vers les Etats-Unis, c’est avant tout en raison de la fascination pour la mythologie américaine fut-ce la plus dépassée aujourd’hui (Malcolm X, les Blacks Panthers) incroyablement intacte malgré l’anticapitalisme galopant ; les grandes figures de la lutte pour les droits civiques ont conservé leur aura alors même que les droits civiques sont considérés comme une forme de soumission. Ensuite, on peut penser que l’influence des campus américains tient moins aux idées agitées sur les campus, dont la plupart ne sont pas traduites en France, qu’aux pratiques et aux réseaux qui se sont mis en place dans les facs. Ironiquement, il y aurait une analyse bourdieusienne à faire des campus radicaux américains parce que c’est la nouvelle hiérarchie sociale globale en train de se mettre en place dans des facs américaines hors de prix qui influence vraiment les facs françaises, bien plus que le reste. La société « multiculturelle » des campus n’a rien d’américaine de ce point de vue ; elle n’est pas non plus le fruit du cosmopolitisme ; c’est une bulle globale, constituée de jeunes fils de tycoons et de magnats internationaux dont les plus révolutionnaires et radicaux vivent des rentes que leur procurent des trust funds. Les discussions sur « la race » servent à gommer l’assomption de cette nouvelle classe sociale, dont une bonne partie des membres n’auront jamais à travailler pour vivre. Les militants français comme Diallo et d’autres tentent de trouver leurs places dans cette nouvelle hiérarchie sociale en jouant sur la couleur de leurs peaux.
CW : Plusieurs voix se sont exprimées ces derniers jours pour dénoncer une nouvelle chasse aux sorcières dans la volonté de la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, d’enquêter sur l’« islamo-gauchisme » à l’université. Une évolution de ce genre vous paraît-elle concevable ou est-ce qu’on se paie de mots ?
M. W. : Là-dessus, plusieurs problèmes se chevauchent, à commencer par celui-des mots, justement. C’est Pierre-André Taguieff qui a inventé le terme au début des années 2000 pour qualifier ce qu’il voyait apparaître comme une tendance de certains courants de l’extrême-gauche à la complaisance vis-à-vis des islamistes. Depuis, le mot a tellement fait florès qu’il fait figure de fourre-tout, un peu comme le terme « cancel culture » aux USA aujourd’hui repris par les militants de QAnon quand on les empêche de raconter n’importe quoi. Trump a récemment fait sa première apparition en public avec au-dessus de lui le mot « uncancelled ». À partir du moment où les critères de validation intellectuelle sont pervertis, n’importe quoi peut arriver. La gauche a beau jeu ensuite de venir expliquer que tous ces mots appartiennent au vocabulaire de l’extrême-droite. En réalité, ce qui se passe, c’est que la dégradation du vocabulaire politique a atteint un point que même Orwell n’avait pas envisagé : celui du déni de ce que l’on est en train de dire au moment où on le dit. Ce négationnisme de soi-même, si j’ose dire, est la grande nouveauté de la gauche, dont l’incohérence à chaque pas est si flagrante qu’elle n’a pas d’autre choix que de nier ce qu’elle professe. Ce ne sont bien sûr pas les gauchistes qui ont inventé le terme d’« islamo-gauchiste », mais ils ont inventé celui de « racialisé » pour dire que la race n’existe pas, comme ils ont inventé les études du genre tout en disant que la théorie du genre n’existe pas, etc. On peut décliner ça à l’infini. Le résultat est qu’il est impossible de désigner clairement ce que par facilité de langage on appelle « les islamo-gauchistes », « les décoloniaux », les « intersectionnalistes », termes flous mais qui renvoient à la manière non moins floue dont ces gens se désignent.
On a affaire à un courant intellectuel dans le constant déni de sa propre existence. Il y a plusieurs raisons à ça mais l’une, je crois, c’est l’anti-intellectualisme dont je parlais tout-à-l’heure aux USA et qui, lui, s’exporte assez bien depuis vingt ans. À partir du moment où l’on considère, dans la foulée d’un Foucault plus ou moins bien compris, que toute connaissance est entachée d’un rapport au pouvoir, et que tout pouvoir est suspect, on se trouve obligé de nier le savoir dont on se prévaut pour faire autorité et, en même temps, ce savoir ne sert plus qu’à exercer du pouvoir. Et ce que je crois comprendre de l’atmosphère des facs française où les décoloniaux ont de l’influence, c’est que l’atmosphère y est détestable, les pressions constantes, et la lutte pour le pouvoir incessante. Les « intellectuels » de ce courant que j’ai invité à Signes des Temps se sont aussi tous distingués par leur seul talent qui consiste à hurler et tenir le micro aussi longtemps qu’il est humainement possible.
Les universités étaient autrefois des lieux de dialogue ; c’est fini. Et le problème, bien sûr, c’est que, une fois que vous avez déconsidéré tous les critères de validation intellectuelle au nom de la critique du pouvoir, le vrai pouvoir a beau jeu de faire valoir sa force au détriment de l’intellect. Je veux dire par là : qu’est-ce qui empêche le gouvernement de mettre en place une politique « scientifique » de la pensée, dès lors que, vous-même, comme intellectuel, avez validé l’idée que votre « science » est au service de votre engagement idéologique ? Oui, il se pourrait qu’il y ait un nouveau maccarthysme, mais : la faute à qui ? Qui a commencé à exclure ? Soudainement, des gens comme Geoffroy de Lagasnerie ou d’autres, qui sont payés par l’État pour cracher sur l’État, réalisent qu’on pourrait soudainement leur retirer leur bac à sable révolutionnaire. La gauche passe son temps à dire « il n’y a que des rapports de pouvoir » avant de pleurer quand le pouvoir se manifeste. Mais dès lors que vous détruisez les conditions du dialogue au prétexte que les dés sont pipés et le système corrompu, il ne faut pas venir pleurer quand le pouvoir en fait autant. On ne choisit pas sans conséquence la stratégie de la tension.
CW : Dans Un temps pour haïr, vous définissez le populisme comme un « mélange de bêtise et de calcul, de ressentiment et de vraie générosité ». Au fond l’islam politique est-il autre chose qu’un « islamo-populisme » ?
M. W. : Dans la propagande des islamistes algériens de la fin des années 1980, les liens avec les thèmes du populisme de la droite occidentale étaient flagrants. En particulier pour ce qui tenait au sexe, et à la défense du patriarcat : comme Zemmour ensuite, les islamistes mettaient en cause la féminisation de la société à cause de la globalisation, la fin de la société patriarcale, le rejet de « l’Empire américain » et de la mondialisation, au bénéfice de l’identité et de la quête d’authenticité. Alain de Benoist d’ailleurs, ex-père de la « Nouvelle droite », soutenait les islamistes algériens dans les années 1980, comme il soutenait Khomeiny contre Salman Rushdie. L’islamisme est la forme musulmane d’une vague populiste, globale, je le crois, mais ce n’est pas une forme parmi d’autres. Historiquement, elle est à l’avant-garde. Dans le temps, d’abord – c’est là que ça a commencé — et bien sûr de par son intensité et sa violence ensuite. Comment l’expliquer ? Il y a beaucoup de pistes possibles – la crise du patriarcat dans les sociétés musulmanes frappées par l’émigration de masse, notamment, crise qui se confond avec celle de la modernité et dans laquelle s’inscrit l’histoire coloniale. Une autre serait la faiblesse du populisme occidental. Pour des raisons historiques évidentes (la culpabilité) l’Occident n’a plus accès à l’anti-judaïsme métaphysique qui l’a fondé. En tous cas, c’est le sens que je donne à la fameuse phrase très profonde de Bernanos selon qui « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Je parlerais plutôt d’antijudaïsme, au départ. Dans son chef-d’œuvre, Anti-Judaism (non traduit), l’historien David Nirenberg a montré comment cette haine métaphysique, source de la vitalité occidentale, a peu à peu rencontré une haine politique et s’est changée en antisémitisme. Le résultat aujourd’hui est l’anémie de la culture, l’anémie de l’Occident – européen surtout. Mais bien sûr, le monde musulman n’a pas ce problème. Je crois que la violence et la sociopathie décomplexée des djihadistes est ce qui fait d’eux les modèles inavoués de l’extrême-droite comme de l’extrême-gauche. Ils font « des choses que nous n’osons plus faire », comme a dit Zemmour. De son côté, Virginie Despentes dit qu’elle les aime. Ce n’est ni le même langage, ni le même camp politique que celui de Zemmour, mais c’est la même fascination.
Je pense qu’à gauche comme à droite, on sous-estime considérablement ce qui s’est passé au tournant des années 1980 et 1990. C’est à ce moment-là que s’est noué dans le monde musulman le tournant islamiste, avec notamment le moment charnière du retour des vétérans du djihad afghan. Exactement à la même époque, se développaient en Occident les courants d’extrême-droite que l’on a appelé le courant « rouge-brun », en France, en Italie, ou en Belgique. Les mêmes qui allaient, Alain de Benoist et Jean Thiriart en tête, nouer des liens avec Alexandre Douguine, idéologue qui deviendra conseiller on et off de Poutine, dont ils inspireront l’évolution vers le national-populisme. Ces nouveaux nationalistes voient dans l’islam politique et l’Iran par exemple, un modèle, certes concurrent, de méthode et de pensée populiste. L’une des choses que montre Gilles Kepel dans son dernier ouvrage, d’ailleurs, c’est comment « l’Eurasisme » prôné par Douguine se retrouve aujourd’hui en Turquie, par ailleurs nouvelle patrie des Frères musulmans. Erdogan lie ouvertement l’islamisme d’inspiration frériste à l’eurasisme pan-turc des Loups gris, parti d’inspiration ouvertement fasciste. Soit dit en passant, s’il existe un lieu où le terme « islamo-gauchiste » a vraiment un sens concret, aujourd’hui, c’est bien là, en Turquie, où se retrouve intacte une idéologie viriliste, anti-OTAN, anti-occidentale.
CW : Douguine, vous le rappelez, a théorisé dès la fin des années 1990 l’usage stratégique des fausses informations…
M. W. : Oui tout à fait, c’est clairement énoncé dans l’un de ses livres, Fondamentaux de géopolitique. C’est très troublant quand on regarde ce qui s’est passé par la suite. Dans les années 1990, en France, se met en place une double narration. D’un côté, la narration d’une nouvelle droite occidentale rouge-brune, dévitalisée, comme je le disais, parce que personne ne croit vraiment que la violence soit encore possible en Occident. C’est donc une narration qui se récite de manière presque auto-parodique. C’est L’Idiot international en France. Ou Michel Houellebecq, dont les premiers livres sont tous sur le mode de l’auto-détestation de l’homme émasculé. C’est aussi la grande époque de Philippe Murray et le retour de Guy Debord. On abhorre la société du spectacle si fausse, on cherche « l’authenticité ». Tout ce que dira Zemmour plus tard sur l’héritage de mai 1968, sur la « dévirilisation », etc. De l’autre côté, une propagande islamiste pure et dure, venue d’Algérie, qui essaime dans les cités, avec un certain succès : ce n’est pas le même milieu mais c’est le même discours. Les conséquences par contre seront plus graves, comme on le sait maintenant. Des passerelles existent : des gens comme Patrick Besson ou Edouard Limonov, par exemple, partent en Serbie soutenir les nationalistes et jouer à l’homme, au vrai, loin du « spectacle ». A la même époque, les premiers jeunes de cités partent faire le djihad en Bosnie, financés par les réseaux Ben Laden. On affûte les armes. Et Khaled Kelkal, un islamiste algérien, adulé par la gauche comme un révolté social, dirige la première vague d’attentats en France. Je crois que beaucoup de choses se sont jouées à ce moment-là.
* Un temps pour haïr, Grasset, 2018, 512 pages.
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