Ma caissière impopulaire

Ma caissière impopulaire

La caissière s’appelait Maxim. Avec ou sans e, je ne me souviens plus. En revanche, je me souviens très bien de ses boucles blondes, de ses yeux bleus immenses. Elle scannait cannages et panais tandis que je cherchais dans ma tête une blague pour la faire rire.

Ma femme aurait de quoi s’inquiéter si ce n’était pas si fréquent. Mais elle sait que chez moi, c’est du quotidien. Ce n’est pas de la drague, c’est de la drogue. Compulsion irrépressible, faut que je déconne avec la personne derrière le comptoir. Je ne veux pas faire un numéro, ni lui demander le sien. Quand j’aurai fini de débiter paroles légères et transaction sans contact, je veux juste qu’elle sache qu’elle n’en est pas un, un numéro.

Il m’arrive la même chose avec Chantal, au Couche-Tard en bas de la rue. Elle sait qu’elle n’a pas besoin de m’offrir la carte-fidélité. Je suis fidèle. (Ah ! C’est malin, ça !)

Ou encore, l’autre soir, j’arrête au même dépanneur acheter le soixante-douzième sac de lait 3,25 % de la semaine. Ma douce préfère poireauter dans la van en écoutant la radio avec les enfants. C’est risqué.

Coincé entre le plexiglass et l’étagère de cigarettes, y’a Benoit, crête capillaire bleu fluo peignée à plat : « avais-tu du gaz avec ça ? »

Non ça va, je mets du lait dans le réservoir. Puis, il m’a encore lancé un « eille, je t’ai pas vu au terminus l’autre jour ? », avant d’enfiler subtilement un « veux-tu un peu de jus [GHB] ? » Je décline poliment. Au risque de vous étonner, je suis bien élevé comme ça.

De retour dans la voiture, trop de minutes plus tard: « Tu faisais quoi tout ce temps ? Les flots sont en train de s’arracher la tête à l’arrière ! » Désolé. Je prenais des nouvelles de Benoit.

*

Par applaudissements, qui n’a pas fait d’achats en ligne sur un site de commerce électronique au cours des douze derniers mois ?

[slow-clap écho dans le fond de la salle]

Je pressens que le commerce en ligne est en voie de tout ramener à la marchandise. Au profit d’une expérience client rapide, efficace, hygiénique, dans le confort de mon gros couch commandé en ligne et livré le surlendemain, exit la relation avec le commerçant. Même le client devient une marchandise via les données générées par son historique d’achats.

C’est pas d’hier tout ça, vous me direz. Avec raison. Or la proportion que le e-commerce prend, ça, c’est inédit. Et l’impact sur ces métiers devenus obsolètes que sont ceux de la marchande, du caissier, de la serveuse aussi. 

Le commerce détient ces pouvoirs paradoxaux de vie et de mort, de destruction et de construction. De guerre et de paix. Vécu dans le respect de la dignité du travailleur1, ça change tout. Mais il arrive malheureusement que, pour atteindre cet idéal, on doive payer deux ou trois dollars de plus que sur Amazon. 

*

Elle parle comme une prof de maternelle qui, à la rencontre de parents, aurait oublié de mettre la switch de sa bouche à « adulte ». Je savais que ça arriverait. Tôt ou tard, il fallait bien que le rouleau compresseur du progrès écrabouille la moitié des tapis roulants de l’épicerie du quartier pour qu’on puisse les remplacer par une sympathique robote à la voix débile

Ça va peut-être plus vite pour payer ses chips. Mais j’ai l’intime conviction de perdre un petit morceau de mon âme en obéissant aux ordres de cette voix saccadée : « Veuillez scanner les articles et les déposer dans votre sac. » Ultime acte de subversion commerciale, je me range patiemment dans la file où je pourrai voir des yeux, des mains, entendre une vraie voix. Une personne.

Le grand boss de la compagnie promet que les économies réalisées permettront d’augmenter les salaires des employés. J’ai mis une note dans mon calendrier en 2022 pour aller vérifier si la promesse a été tenue. En passant à la caisse, je ne chercherai pas de blague à faire à Maxim. Si elle y est toujours.

Je vais lui demander si son salaire a été augmenté depuis que les robots ont remplacé sa collègue Nancy. J’aurai réussi à la faire rire.


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  1. Si jamais on avait besoin de se convaincre de l’acuité de la vision de l’Église sur une question aussi cruciale que le commerce pour préserver une saine vie sociale, je vous gratifie de ces extraits coup-de-poing :
    « La subjectivité confère au travail sa dignité particulière, qui empêche de le considérer comme une simple marchandise ou comme un élément impersonnel de l’organisation productive. Indépendamment de sa valeur objective plus ou moins grande, le travail est une expression essentielle de la personne, il est « actus personae ». Toute forme de matérialisme et d’économisme qui tenterait de réduire le travailleur à un simple instrument de production, à une simple force-travail, à une valeur exclusivement matérielle, finirait par dénaturer irrémédiablement l’essence du travail, en le privant de sa finalité la plus noble et la plus profondément humaine. La personne est la mesure de la dignité du travail : « Il n’y a en effet aucun doute que le travail humain a une valeur éthique qui, sans moyen terme, reste directement liée au fait que celui qui l’exécute est une personne ». » (Compendium de la doctrine sociale de l’Église catholique, no 271)
    Et encore : « La doctrine sociale insiste sur la nécessité pour l’entrepreneur et le dirigeant de s’engager à structurer le travail dans leurs entreprises de façon à favoriser la famille, en particulier les mères de famille dans l’accomplissement de leurs tâches; à la lumière d’une vision intégrale de l’homme et du développement, ils doivent encourager la « demande de qualité : qualité des marchandises à produire et à consommer; qualité des services dont on doit disposer; qualité du milieu et de la vie en général »; ils doivent investir, lorsque les conditions économiques et la stabilité politique le permettent, dans les lieux et les secteurs de production qui offrent à l’individu, et à un peuple, « l’occasion de mettre en valeur son travail ». » (Compendium de la doctrine sociale de l’Église catholique, no 345)

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