La Commune de Kronstadt fut une insurrection prolétarienne révolutionnaire contre la dictature anti-communiste du parti bolchevik. Cette véritable manifestation de l’auto-mouvement anti-étatique du prolétariat profondément radicale dans ses aspirations, porte également les limites de son temps et des conditions dans lesquelles elle due se produire, elle dénonce ses ennemis, les bolchéviks, tels qu’ils sont connus et se dénomment eux-mêmes, bien qu’ils en soient l’anti-thèse, c’est à dire “communistes”. C’est parce que la contre-révolution prend toujours le masque de la révolution véritable, que les bolchéviks se proclame “communistes”, et c’est parce que l’auto-mouvement véridique du prolétariat se produit contre toutes les impostures cheffistes qu’il sait les combattre au nom du communisme véritable.
La Résolution du Petropavlovsk
Le 28 février au soir, Zinoviev a prévenu Lénine par télégramme chiffré de l’adoption par les marins des deux cuirassés d’une résolution “SR- centnoirs”1 donnant un ultimatum de 24 heures pour libérer les emprisonnés politiques, puis a fait le point sur la situation toujours aussi instable à Pétrograd, les grandes usines étant toujours en grève2. Le commissaire du Pétropavlovsk, Yakovlev, a averti de son côté que les représentants sans-parti de toutes les unités de la Flotte stationnées à Pétrograd ont été invités à l’assemblée générale de la garnison du 1er mars à 14 heures. Pendant ce temps, les équipages des deux cuirassés se réunissent la nuit, de 1 à 3 heures, note le commissaire de la forteresse Chouvaev, poussant sa conscience professionnelle jusqu’à veiller lui-même jusqu’à cette heure tardive pour établir son rapport ! En fait, les marins se concertent, étudient les projets de résolution et évaluent la situation. Ils sont assez remontés contre le pouvoir qui les utilise comme menace pour briser la grève des ouvriers. Jusqu’ici, ils avaient toujours prouvé leur loyauté, en particulier en juin 1919 lors du soulèvement du fort de la Colline rouge contre la “commissarocratie”, quand son bombardement par l’artillerie lourde du Pétropavlovsk avait été décisif. Maintenant, ils comprennent qu’ils s’étaient trompés d’ennemis et qu’il ne s’agissait plus de commettre la même erreur.
Le 1er mars 1921 à 10 heures, se tient l’assemblée générale de la brigade des cuirassés de Kronstadt, en présence des matelots délégués de Pétrograd qui authentifient le rapport fait par les délégués des cuirassés sur la situation à Pétrograd. Le commissaire de la Flotte baltique Kouzmine, arrivé dans la nuit, est empêché de prendre la parole. Pétritchenko est désigné à la présidence. Il présente la résolution en 13 points proposée par l’anarchiste letton Jan Janovitch Weiss-Guinter, galvaneur sur le Pétropavlovsk, rédigée à partir des résolutions ouvrières de Pétrograd. Avec sept autres marins du navire, Pétritchenko forme une commission qui met au point un texte définitif avec la contribution d’un matelot du Sébastopol lequel, lui aussi, a apporté un projet. Complétée par deux points, ce sera la plate-forme du mouvement connue comme “la Résolution du Pétropavlovsk“. Elle est adoptée par les deux cuirassés et sept autres unités de la base navale. Kouzmine s’est étrangement abstenu, se réservant probablement pour la suite des événements. Il est décidé de la soumettre à l’assemblée générale de la garnison de la forteresse qui doit avoir lieu l’après-midi, à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution de Février 1917. Il est à remarquer que les assemblées des 27 et 28 février ont été présidées par des communistes, dont seule une petite minorité s’est opposée à la Résolution.
L’après-midi à 13 heures, s’ouvre l’assemblée générale de la garnison de la forteresse et des habitants de la ville, présidée par Vassiliev, le président du Soviet de l’île. Les équipages des deux cuirassés arrivent en rangs serrés, sans drapeaux, mais avec un orchestre ; ils entourent la tribune et plusieurs d’entre eux y montent. La particularité de l’assemblée tient en la présence des ouvriers de la base car, d’habitude, ils ne sont pas invités à ce genre de manifestation, bien qu’ils soient près de 15 000 dans les ateliers de la base. Le président du CEC des soviets Kalinine arrive de Pétrograd. L’orchestre des marins joue en son honneur l’internationale et des airs révolutionnaires. Le local prévu du Manège maritime s’avère trop exigu, il est décidé de se déplacer sur la place de l’Ancre, malgré l’opposition de Kalinine qui préférerait y rester pour limiter l’assistance aux seuls marins et soldats rouges. Par conséquent, le meeting s’ouvre en présence de 16 000 marins, soldats rouges, ouvriers et citoyens de l’île, ainsi que des délégués de la Flotte de Pétrograd. Tous les commissaires politiques de la base sont là. Le président du Soviet Vassiliev prend la parole, puis la passe à Kouzmine.
Son discours est terne, rempli de détails insignifiants, n’en finit pas et a le but évident de ne pas laisser parler les autres orateurs inscrits, de lasser l’attention des auditeurs de façon à ce qu’ils quittent le meeting avant la fin et d’aborder alors la résolution dans des conditions plus favorables aux communistes. Au début, on les écoute tranquillement, sauf à la fin de son discours lénifiant, lorsque des marins l’interrompent en lui criant « à bas, assez ! ». Kalinine lui succède et poursuit sur le même ton. Un grand soldat rouge barbu lui crie : « Tais-toi, Kalinine, tu as une place bien au chaud ! Avec tous les postes que tu occupes, je suis sûr que tu touches une ration pour chacun ! » Un autre : « Nous savons ce que nous avons à faire. Quant à toi, va t’occuper de ta vieille femme ! » Kalinine essaie de répondre, mais la foule ne le laisse pas continuer. Il fulmine alors et menace les marins qui le huent. Kouzmine rappelle à ce moment aux marins qu’ils sont « la gloire et la fierté de la Révolution » ; on lui répond : « As-tu oublié comment tu as fait fusiller un homme sur dix sur le front du Nord ! Va-t-en ! ». Kouzmine s’efforce alors de crier plus fort : « Nous avons fusillé et fusillerons toujours les traîtres à la cause des travailleurs. Vous en auriez fusillé, à ma place, non un sur dix, mais un sur cinq ! » « Assez, ça suffit !, lui répond la foule, il n’y a pas à nous menacer, nous en avons vu d’autres ! Jetez-le dehors ! » Kouzmine déclare alors que « l’indiscipline et la trahison seront écrasés par la main de fer du prolétariat ». Ces dernières paroles provoquent un tel vacarme qu’il est obligé d’évacuer précipitamment la tribune. Retardé, Pétritchenko n’assiste pas au début du meeting. Un marin à la veste déboutonnée, Schoustov, écarte sans égards Kalinine, prend la parole et lit la Résolution adoptée le matin par les équipages des cuirassés. Pérepelkine, marin du Sébastopol, lui succède pour critiquer vivement le régime bolchévik et lire de nouveau la Résolution, invitant l’assemblée à l’adopter. Achevant son intervention, il propose à toutes les unités et organisations de choisir deux délégués chacune pour étudier la question de la réélection du Soviet de Kronstadt sur la base des propositions de la Résolution3. Un ouvrier de Pétrograd, Feïn, parle des grèves de Pétrograd, puis interviennent, selon le témoignage postérieur de Vassiliev, Arkhipov, un matelot du détachement des torpilles, puis d’autres, tous partisans de la Résolution du Pétropavlovsk, et enfin un anarchiste nommé Larionov. À main levée, elle est adoptée contre les voix de trois dirigeants communistes, Vassiliev, Kalinine et Kouzmine. À noter que ceux-ci se retrouvent isolés parmi l’ensemble des adhérents de leur parti qui votent pour ou s’abstiennent :
Après avoir entendu les rapports des délégués envoyés à Pétrograd par l’assemblée générale des équipages pour se rendre compte de la situation, l’assemblée décide qu’il faut, étant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans :
1) Procéder immédiatement à la réélection des soviets au moyen du scrutin secret. La campagne électorale préalable devra se dérouler en pleine liberté de parole et de propagande parmi les ouvriers et paysans.
2) Instaurer la liberté de parole et de presse pour tous les ouvriers et paysans, pour les anarchistes et pour tous les partis socialistes de gauche.
3) Garantir la liberté de réunion pour les organisations syndicales et paysannes.
4) Convoquer pour le 10 mars au plus tard une conférence sans-parti des ouvriers, soldats rouges et des marins, de Kronstadt et de la ville et de la province de Pétrograd.
5) Libérer tous les prisonniers politiques socialistes, ainsi que tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins emprisonnés à la suite de mouvements revendicatifs.
6) Élire une commission de révision des dossiers des détenus des prisons et des camps de concentration.
7) Supprimer toutes les « sections politiques », car aucun parti ne doit avoir de privilèges pour la propagande de ses idées, ni recevoir de l’État des moyens financiers dans ce but. Il faut instituer à leur place des commissions d’information et de culture élues dans chaque localité et financées par l’État.
8) Abolir immédiatement tous les barrages et contrôles routiers.
9) Égaliser les rations alimentaires de tous les travailleurs, à l’exception de ceux employés à des métiers insalubres ou dangereux.
10) Supprimer les détachements communistes de choc dans toutes les unités de l’armée, de même que toutes les surveillances et gardes communistes à l’intérieur des usines et des fabriques. En cas de besoin de telles unités, qu’elles soient désignées par les compagnies dans l’armée et dans les usines et ateliers par les ouvriers eux-mêmes.
11) Donner aux paysans toute liberté d’action en ce qui concerne leurs terres, ainsi que le droit de posséder du bétail, à condition de travailler eux-mêmes et de ne pas employer de main-d’œuvre salariée.
12) Nous demandons à toutes les unités de l’armée et aussi aux camarades koursantis de s’associer à notre résolution.
13) Nous exigeons que toutes les résolutions soient largement diffusées par la presse.
14) Désigner une commission mobile de contrôle.
15) Autoriser la production artisanale libre, n’employant pas de travailleurs salariés.
Résolution adoptée à l’unanimité par l’assemblée des escadres, moins deux abstentions.
Le président de l’assemblée des cuirassés, Pétritchenko. Le secrétaire, Pérépelkine. Résolution adoptée par une majorité écrasante de l’assistance.
Le président du Soviet, Vassiliev5.
Cette résolution était dans son essence un appel au parti dirigeant pour respecter les droits et libertés proclamés en Octobre 1917 ; elle était dirigée contre l’omnipotence d’un seul parti. Le premier point concernait la question centrale de la réélection des députés aux soviets au scrutin secret et non plus à main levée comme les communistes l’avaient appliquée depuis 1918. Le deuxième point sur la liberté d’expression écrite et orale, la limitait aux ouvriers et paysans, ainsi que pour les anarchistes et socialistes, en excluant les autres membres de la société civile, ce qui avait différencié le pouvoir des soviets de l’Assemblée constituante. Les points suivants sur la liberté de réunion pour les syndicats ouvriers et organisations paysannes, la convocation au plus tôt d’une conférence des ouvriers, soldats et marins sans-parti de la région ; la libération de tous les emprisonnés ou internés dans des camps de concentration à la suite des protestations populaires de résistance contre le gouvernement ; la suppression des sections politiques de propagande gouvernementale au sein des forces armées, des barrages de contrôles routiers et ferroviaires, l’égalisation des rations alimentaires, l’abolition des unités spéciales de sécurité et de surveillance dans l’armée et les usines, la liberté pour les paysans de cultiver leur terre et d’élever du bétail sans utiliser de la main-d’œuvre, en coopération libre, tout comme pour les artisans d’exercer pareillement leur activité ; enfin, la libre diffusion de ces revendications et exigences dans la presse, tout cela relevait du simple bon sens et coulait de source par rapport à 1917.
Le meeting dure 6 heures au cours desquelles se produit un événement jamais souligné jusqu’ici : l’abolition de la dictature du parti communiste ! C’est le commissaire politique de l’état-major de la Flotte baltique Galkine qui l’annonce le même jour à Podgaïsky, chef de la section spéciale de l’Armée rouge : il a été informé par le commissaire Novikov que l’assemblée des cuirassés avait décidé de supprimer la Tchéka, de libérer tous les prisonniers politiques et de proclamer la liberté de la presse6. Les historiens et commentateurs de l’insurrection ont omis ou dissimulé l’importance fondamentale de l’assemblée générale de la garnison et de la population car, selon le droit coutumier pratiqué depuis des temps immémoriaux, comme sous le vétché dans l’ancienne Russie et chez la plupart des peuples, l’assemblée générale est souveraine et détient le fondement juridique du pouvoir. Par conséquent, suite à l’adoption de la Résolution Pétropavlovsk, toutes les propositions suivantes comme la suppression de la peine de mort, de la Tchéka, plus tard de l’inspection ouvrière-paysanne, haïe pour son rôle de gendarme des travailleurs, la libération des prisonniers politiques, la liberté de parole et de la presse, votées unanimement, ont acquis ipso facto force de loi et induisent l’abolition du monopole communiste du pouvoir. Un Comité révolutionnaire informel (Revkom), proposé par Oréchine, le remplace provisoirement, le temps que la réélection si retardée du Soviet ait lieu. Pour la préparation de ces nouvelles élections, il est proposé que chaque unité militaire, établissement, usine, atelier et navire soit les soldats rouges, les fusiliers marins, les employés, les ouvriers et les marins des navires de la base élise chacun deux délégués, devant tous se réunir le lendemain pour en décider. Présents en grand nombre dans l’assistance, les membres du parti communiste votent pour, ou s’abstiennent, car ils ne peuvent décemment et publiquement prendre parti pour la dictature de leur parti. Cette unanimité est un trait caractéristique de l’insurrection.
Il est décidé également qu’une délégation de 30 marins ira à Pétrograd informer les marins et ouvriers de ce qui se passe à Kronstadt.
Pétritchenko forme avec Yakovenko et Ossossov une troïka opérationnelle qui prend contact avec l’état-major de la forteresse. Verchinine, chargé avec Pérépelkine de l’agitation et de la propagande, lance le mot d’ordre « Vaincre ou mourir ! » et va avec Savtchenko sur les forts Rif et Chants ; il y lit la Résolution, la fait adopter et fait arrêter les communistes menaçants qui s’y opposent. Le lendemain, cette fois en compagnie d’un marin du Pétropavlovsk nommé Soutsov, il fait la même opération au fort Karsnoarméïsky, pour le rallier à la Résolution. Avec succès, car partout ils sont accueillis avec enthousiasme. Les marins constituent un détachement de 300 membres pour aider Verchinine dans son action.
Après le meeting, le comité du Parti de la forteresse, quant à lui, se réunit et étudie la possibilité d’écraser militairement les partisans de la Résolution. Gribov, le chef de la section spéciale locale, s’y oppose car il constate qu’il ne dispose pas de la force suffisante pour le faire, que cela pourrait provoquer une révolte et que l’on ne parviendrait plus alors à isoler les meneurs de la masse. Avant de quitter Kronstadt, Kalinine ordonne de concentrer les unités qui leur sont fidèles dans les endroits stratégiques de la forteresse et promet, sitôt arrivé à Pétrograd, de prendre toutes les mesures pour amener des troupes sur les deux rives du golfe, à Oranienbaum et Sestroretsk, et, de là, d’appliquer des mesures répressives.
Première manifestation de l’autorité du Revkom, installé sur le Pétropavlovsk : des marins du navire remplacent les tchékistes de garde à la Porte de Pétrograd, principale issue de l’île en direction du continent. Un mot de passe est communiqué par Pétropavlovsk. À sa grande surprise, Kalinine, qui l’ignore, en est la première victime : on ne le laisse pas sortir. Après une demande par téléphone, il lui est permis de s’en aller, mais non à ses accompagnateurs, lesquels doivent rester sur place.
De son côté, le comité du Sébastopol en tire, le jour même, les conséquences :
Protocole n° 1 du 1er mars 1921 de la réunion des représentants provisoirement élus du cuirassé, sous la présidence du camarade Korovkine et du camarade secrétaire Sokolov.
Conformément à la décision prise par l’assemblée générale des cuirassés Pétropavlovsk et Sébastopol, le pouvoir passe aux mains des représentants élus par les compagnies du Sébastopol. Ayant examiné la situation présente, nous, représentants élus provisoirement par les compagnies, avons décidé :
1) de proposer au camarade commissaire et à tous les communistes de rendre volontairement et provisoirement leurs armes, puis de mener leur activité politique sous le contrôle des élus provisoires ;
2) l’utilisation du téléphone et de la radio est réservée aux représentants élus des compagnies ;
3) l’activité technique du navire doit se poursuivre comme auparavant, mais sous le contrôle des élus ;
4) provisoirement, toutes les réunions sur le navire doivent être publiques7.
À raison d’un délégué par compagnie, le comité du navire compte neuf membres élus. Il en est de même sur le Petropavlovsk, où un comité prend en mains le navire. Weiss Guinter est désigné président de son revkom.
Dans la nuit, à 1 h 35, un ordre de Yakovenko, vice-président du Revkom, à toutes les unités de la base annonce : « Etant donné la situation actuellement créée à Kronstadt, le parti communiste est écarté du pouvoir. C’est le Revkom provisoire qui assume le pouvoir. Camarades sans- parti, nous vous prions de faire de même. Surveillez de près les faits et gestes des communistes, afin qu’ils n’ourdissent pas de quelconques complots. Elisez vos délégués d’unités8. »
Informés, Zinoviev, Kalinine et Lachévitch envoient deux heures plus tard un appel au secours à Trotsky. Ne disposant à Pétrograd que de 3000 koursantis et 2 000 communistes, ils lui demandent d’envoyer: 1) des trains blindés ; 2) des troupes fidèles, en particulier de la cavalerie ; 3) des marins communistes sûrs vivant à Moscou9. Dans la journée, un message radio du Pétropavlovsk informe que tout le pouvoir est aux mains du Revkom et que tout ordre émanant d’une autre source est nul. Tous les ordres du Pétropavlovsk doivent être signés par son président Pétritchenko et contresigné par son secrétaire Toukine avec le cachet du navire. Toutes les dispositions de l’ancien Soviet et de l’état-major de la forteresse doivent être considérées comme annulées10.
La Résolution du Pétropavlovsk s’est avérée extrêmement subversive et fatale pour le pouvoir communiste. Pourtant, même des commissaires n’étaient pas opposés à certaines de ses revendications, dont Kouzmine lui-même11, car ils vivaient sur le terrain et non dans les cabinets douillets du Smolny ou du Kremlin qui se nourrissaient d’élucubrations abstraites… Mais ils se sont trouvés réduits à l’impuissance, ce qui explique leur attentisme. Le problème vital pour les Kronstadiens était de faire connaître leurs positions à Pétrograd, à la région et à tout le pays. Ils privilégièrent la radio, le téléphone, les tracts et proclamations. Plus de deux cents d’entre eux prirent sur eux d’aller porter la Résolution et les Izvestias sur le continent. Presque tous furent interceptés par les tchékistes et membres de la section spéciale de l’armée. Les messages radio ne furent reçus que par les postes récepteurs militaires sous étroit contrôle bolchévik et ne purent parvenir à la population laborieuse à laquelle ils étaient adressés. La seule possession ou diffusion de la Résolution du Pétropavlovsk mènera au poteau d’exécution. Aussi, la nature et les buts du mouvement restèrent ignorés de presque tout le monde sur le moment; bien évidemment, les bolchéviks s’étaient bien gardés de les faire connaître et, au contraire, les présentèrent mensongèrement. Certains s’y laissèrent prendre.
Les Kronstadiens employèrent un stratagème pour toucher les cheminots : ils envoyèrent nominalement leur Résolution par la poste du littoral à tous les responsables des chemins de fer des gares de la ligne de Pétrograd, en leur demandant de faire la grève du transport des troupes bolcheviques. Apparemment avec un certain succès, car le pouvoir fut effrayé comme on le verra quelques jours plus tard. Dans ce message aux cheminots, le Revkom provisoire de Kronstadt les informe en expliquant la Résolution adoptée :
Frères cheminots !
Le jour de rendre des comptes est arrivé. Les marins de Kronstadt ont levé l’étendard de la liberté. Nous avons apporté sur son autel notre sang et nos vies pour le bonheur et l’avenir radieux des ouvriers et paysans russes. Pendant trois ans, nous avons assisté au déchaînement des tyrans et des spéculateurs ; durant trois ans, le peuple russe a connu la faim, le froid, le dépérissement et l’extermination ; durant trois ans, nos pères ont sué pour les tyrans dans nos campagnes ; durant trois ans, nous avons péri sur les fronts. Le temps est venu de dire aux tyrans « Ça suffit ! ». Que notre mort donne la liberté au peuple. Nous avons décidé de mourir mais si, frères cheminots, vous ne nous soutenez pas, notre sang retombera sur vos têtes et vous entendrez jusqu’à la fin de vos jours la malédiction du peuple russe enchaîné. En mourant esclaves, vous regretterez votre indécision. Soutenez-nous. Seuls, les cheminots peuvent sauver le peuple russe. Nous vous prions de soutenir nos modestes exigences adressées aux Soviets :
1) le droit de vote pour tous, égal pour les paysans et les ouvriers ;
2) le scrutin secret, afin que le votant puisse choisir selon sa conscience et non sous contrainte. Alors, les larbins ne pourront entrer dans les soviets ;
3) le droit de se nourrir au moyen de coopératives libres, afin que l’État ne puisse jouer sur la faim des ouvriers ;
4) la liberté de la presse pour découvrir les crimes des personnes responsables et les abus des dirigeants spéculateurs ;
5) la liberté de parole et de propagande, afin que chaque honnête ouvrier puisse dire sans crainte la vérité ;
6) la liberté de réunion ;
7) la suppression de la peine de mort, cette horrible institution des tyrans ;
8) la fermeture de toutes les tchékas, en conservant uniquement la milice de droit commun et le tribunal correspondant ;
9) la suppression de tous les privilèges des communistes ;
10) la liberté de changer d’emploi et d’entreprise ;
11) la démobilisation de l’armée, la campagne ayant besoin de bras ; son retard entraînera de moindres récoltes et la famine dans les villes ;
12) la suppression de la militarisation du travail, cette nouvelle forme de servage des paysans et ouvriers ;
13) la liberté de voyager par train ou par voie maritime pour tous ;
14) le droit pour les ouvriers d’organiser un libre échange de produits avec les paysans et la suppression des détachements de contrôle routier, ces nouveaux brigands des chemins de fer ;
15) la liberté d’acheter à l’étranger des marchandises pour les coopératives ouvrières, afin d’éviter les intermédiaires spéculateurs de l’État, s’enrichissant par millions sur le dos des ouvriers ;
16) à cette fin, le paiement des salaires aux ouvriers en or et non en papier sans valeur ;
17) la suppression des sections politiques, ces organisations d’espions au service des tyrans ;
18) la réélection immédiate au scrutin secret de tous les soviets et directions, afin que les ouvriers et paysans russes puissent exercer eux-mêmes leur pouvoir.
Nos exigences sont modestes, nous voulons moins de libertés que nous n’en avons eues en 1917. Pour cela, nous sommes prêts à mourir, mais nous voulons que notre sacrifice ne soit pas vain. Que nous périssions au combat ou dans les caves de la Tchéka, nous vous enverrons nos malédictions, si vous ne nous aidez pas. Soutenez nos exigences. Cessez le transport des voyageurs et des troupes militaires et vous verrez que les tyrans, ces lâches dégénérés, qui ont acheté des généraux tsaristes pour anéantir les ouvriers, partiront et laisseront en paix le peuple exténué. Organisez amicalement et audacieusement sur toutes les gares des troïkas révolutionnaires secrètes. Mettez-vous en relation avec les usines, dressez-vous en muraille fraternelle et vous verrez comment tous ces petits tsars usurpateurs s’enfuiront comme des souris d’église. Nous avons envoyé des marins pour établir des liaisons, mais les tyrans disposent de nombreuses et viles créatures prêtes à se vendre. Nos délégués peuvent périr sans avoir pu établir des liens avec vous. C’est pourquoi il vous faut conserver précieusement nos nouvelles proclamations et les faire circuler, agissez amicalement et audacieusement.
En avant pour notre liberté et notre bonheur, pour ceux de nos frères et pères, pour l’avenir de nos enfants et pour toute notre patrie souffrante !
Le Comité révolutionnaire (Revkom) de Kronstadt12.
Toutes ces exigences et doléances sont l’expression de la détresse de la population, tourmentée par trois années de guerre civile, d’exactions et abus du pouvoir “autoproclamé” de Lénine. À y regarder de plus près, il n’y a là absolument rien d’extrémiste ni de contre-révolutionnaire, bien au contraire, c’est la défense des libertés conquises en 1917, confisquées par un parti autocrate. Oser le critiquer, même sur des points criants de vérité, est à ses yeux un “péché mortel” et ses seules réponses sont la calomnie, le mensonge, la terreur. La possibilité du sacrifice de leur vie donne le degré de la détermination des marins, car le seul fait de posséder sur soi cette Résolution conduira au poteau ! – il ne faut surtout pas que la vérité soit connue et les imposteurs démasqués. Partout où elle est présentée, elle est adoptée à la quasi-unanimité.
À la suite de l’adoption de la Résolution et de la décision de convoquer une réunion afin de préparer la réélection du Soviet de Kronstadt, la désignation de délégués a lieu partout au cours de la matinée du 2 mars; ceci, avec l’accord de l’ancien Soviet communiste qui veut, par sa propre réélection, dont il ne doute pas, résoudre les questions à l’ordre du jour. A tel point qu’il annonce même la réunion dans les Izvestia de la ville, journal qu’il contrôle encore. L’après-midi, près de 300 délégués élus se réunissent à la Maison de la culture (anciennement de l’ingénieur). Un présidium de 5 membres est élu : Pétritchenko, Yakovenko, Toukine, Arkhipov et Oréchine, représentant chacun les marins des navires et du port, les ouvriers et les civils. Parmi les délégués réunis, l’historien A.S. Poukhov estime qu’il y avait de 60 à 70 % de non communistes13. Kouzmine et Vassiliev demandent à intervenir. On donne la parole au premier; il déclare que les communistes de la forteresse ne quitteront pas volontairement le pouvoir et toute tentative de les désarmer amènerait à ce que “le sang coule”, ce qui provoque l’indignation générale. Vassiliev lui succède et l’appuie, mais il est interrompu sans cesse par des cris et des menaces. Les communistes les plus vindicatifs sont alors appréhendés et placés sous bonne garde, mais la grande majorité de leurs collègues ne sont pas inquiétés, d’une part, parce qu’elle a été élue et, d’autre part, parce qu’elle vote pour la Résolution et le Revkom provisoire.
Pour Kouzmine, les circonstances de son arrestation nous ont été racontées par Viatcheslav Y. Zemskov, adjoint de Yakovenko au standard téléphonique de la base. Notre jeune héros, âgé alors d’à peine vingt ans, mobilisé dans la Flotte en 1919, avait pu observer de près le comportement totalitaire des communistes et en avait conçu une forte hostilité à leur égard. Très proche de Yakovenko, il avait été chargé de surveiller Kouzmine, aussi, lorsque celui-ci, après avoir proféré ses menaces, tente de fuir sur la glace, il le rattrape en le menaçant de son fusil, le ramène baïonnette dans le dos devant l’assemblée des délégués, ce qui lui vaudra d’être proposé au poste de commandant provisoire de la ville de Kronstadt, tâche qu’il assumera avec fermeté jusqu’au bout. Kouzmine taira cet épisode, car il n’avait pas été à son avantage, n’ayant pas opposé le moindre soupçon de résistance, en vrai lâche qu’il était : risquer sa peau, c’était autre chose pour lui que de faire fusiller un homme sur dix comme il l’avait fait sur le front nord.
Les différents commissaires tentent de réagir face à la situation, mais ne trouvent aucun soutien parmi les membres de base du parti communiste. Le 2 mars à 15 heures, 180 membres du détachement spécial et des élèves de l’école du parti, les premiers étant compromis par leur activité d’espionnage aux yeux des marins et avertis qu’ils allaient être mis en détention, s’organisent et quittent Kronstadt par une issue secondaire, en compagnie des commissaires Gromov, Gribov et de quelques responsables communistes. L’ordre de les appréhender ou de leur tirer dessus est donné aux marins du Sébastopol, mais ils refusent. Ceux du Petropavlovsk ne le peuvent, car ils sont gênés par le Sébastopol qui leur cache la vue. Faute fatale, car ce détachement débarque sur le littoral, s’empare de la gare de chemin de fer d’Ijora, encercle et fait prisonnier le détachement ouvrier d’escorte, avant d’être renforcé par un train blindé et des koursantis venus de Pétrograd.
Les délégués du détachement ouvrier d’escorte, stationné à proximité d’Oranienbaum, revenus du meeting du 1er mars à Kronstadt, convoquent le lendemain une assemblée générale malgré l’interdiction du commissaire communiste. Ce dernier veut téléphoner à ses supérieurs pour les informer de la situation, il en est empêché et le fil du téléphone arraché. Le temps d’adopter la Résolution, le détachement est surpris par le groupe de communistes venus de Kronstadt. Il est désarmé et les instigateurs arrêtés. Non loin de là, dans une unité stationnée à Peterhoff, le commissaire revient d’Oranienbaum avec la Résolution. Informés, les soldats lui demandent de la leur communiquer ; il refuse et se barricade avec deux adjoints dans un hangar avec une mitrailleuse jusqu’à ce que les communistes venus de Kronstadt interviennent, le délivrent et “isolent” les plus actifs des perturbateurs qui voulaient en prendre connaissance. Les cheminots de la gare d’Ijora élisent deux délégués chargés d’aller à Kronstadt pour s’informer ; à leur retour, ils seront arrêtés. Tous les forts entourant Kronstadt approuvent le contenu de la Résolution ; seuls, les deux forts sur le rivage qui s’étaient soulevés en juin 1919 et avaient depuis été férocement épurés, se prononcent contre. Au fort Krasnoflotsky, ex-Colline rouge, la résolution de Pétrograd. hostile aux Kronstadiens, est adoptée en présence de 750 marins, contre 4 abstentions. Ils ne veulent pas, disent-ils, répéter l’“aventure de juin 1919”.
À Pétrograd, l’équipage du Kretchet vote la Résolution du Pétropavlovsk et ajoute qu’il faut « jeter dehors immédiatement tous ceux qui n’expriment pas la volonté des ouvriers et paysans14 ». Leurs auteurs seront arrêtés et fusillés. Des délégués de navires amarrés à Pétrograd en feront aussi la tragique expérience : revenus le 2 mars à bord de L’Ogogne, deux d’entre eux sont arrêtés dans la nuit, un communiste y avait pourtant approuvé la Résolution ; même sort pour le délégué du Trouvor.
Le lendemain matin, 3 mars, un détachement communiste surprend et arrête les aviateurs de la division aérienne de marine d’Oranienbaum. En voici les circonstances : le 2 mars, Eremenko, le bosco de la division, rapporte de Kronstadt la Résolution. Une assemblée générale est décidée pour 6 heures du soir. Avertis, le commissaire et des communistes sûrs viennent y assister. À leur grand dam, ce n’est pas parmi eux que sont choisis les membres du présidium : le commandant de la division Kolessov, l’anarchiste-communiste Balabanov et le secrétaire Romanov. Après sa lecture de la Résolution, Kolessov propose de passer au vote : elle est adoptée contre deux voix et six à huit abstentions, celles des communistes présents, lesquels protestent en disant qu’on n’a pas le droit de se révolter contre le pouvoir soviétique. Les aviateurs rétorquent qu’ils préfèrent mourir plutôt que de subir le joug communiste, acclament les Kronstadiens et se rendent au hangar des avions pour y tenir une seconde assemblée. Le secrétaire Balabanov propose à tous de s’armer mais certains, par bonté d’âme envers les communistes et pour éviter de “faire couler le sang” s’y opposent, attitude qui leur coûtera très cher. Ils décident ensuite d’envoyer trois délégués sur le Pétropavlovsk, auquel Kolessov téléphone pour se mettre au courant de la situation. Il lui est ordonné d’occuper le moulin d’Oranienbaum où sont stockées de grandes réserves de farine, vitales pour la forteresse. Il demande une aide, elle lui est promise. Pendant ce temps, les commissaires et militants communistes tiennent informés leurs supérieurs politiques ; ils reçoivent l’ordre de se saisir des aviateurs…, qui se seraient ralliés à des “gardes blancs”. Assurés par les communistes qu’il n’y aurait pas d’arrestations, les aviateurs vont se coucher tranquillement. Les délégués qu’ils avaient envoyés dans les unités voisines sont tous arrêtés par la Tchéka et le détachement communiste venu de Kronstadt. Certains réussissent toutefois à s’échapper et viennent avertir Kolessov. Il répond placidement qu’il ne craint rien et que de toute façon il ne dispose que de 40 hommes, puis s’en va paisiblement se coucher. Il oublie qu’il avait donné sa parole qu’en cas de danger il sonnerait l’alarme et armerait les marins aviateurs. Le 3, à 5 heures du matin, un train blindé vient prendre position en face du cantonnement de la base aérienne . Averti, Kolessov refuse de réveiller la garnison de la base, déclare que les marins de Kronstadt viendront à leur aide et qu’il ne faut pas “verser le sang”. Selon l’acte d’accusation établi contre lui, il aurait malgré tout organisé une garde de 30-35 hommes, en l’armant de fusils et d’une mitrailleuse, remplaçant son chef communiste par un sans-parti, et aurait donné l’ordre de préparer les avions et des automobiles. Si tel avait été le cas, on se demande comment il s’est fait aussi facilement surprendre.
Selon l’un des rescapés, Volkov, à 7 heures, le train blindé vient pointer ses canons et mitrailleuses sur le cantonnement, des koursantis en jaillissent et viennent se saisir des aviateurs. Le commissaire letton Doulkis, jouissant déjà d’une détestable réputation auprès des marins du Pétropavlovsk, pointe son revolver sur Kolessov et lui crie férocement : « Ne bouge pas, garde blanc, ou je te tue ! » ceux qui ont été arrêtés sont menés pour interrogatoire à la Tchéka et, d’après le témoignage de Volkov, une partie d’entre eux est fusillée dans un ravin proche15. Selon les documents récemment publiés, Kolessov, Balabanov, Romanov et les autres réfractaires, après un rapide jugement, seront fusillés le 20 avril, à moins que le procès-verbal ait été postdaté, rien de bien étonnant venant de la Tchéka. Il est signalé aussi qu’il y a eu en tout 41 arrestations au sein du détachement de convoi ouvrier et 113 de la division aérienne. Ceux qui avaient pu échapper à l’arrestation voient leur famille prise en otage. Volkov raconte toutes ces circonstances dans les Izvestia des insurgés ; toutefois, les leçons qu’il en tire ne paraissent pas dans le journal, elles ne sont disponibles que dans les archives publiées depuis. Il attribue l’échec de la révolte de la division aérienne à:
« 1) l’indécision du commandant et du revkom de la division pour arrêter et désarmer les communistes ; 2) une mauvaise connaissance de la structure militaire et une trop grande confiance en la parole des communistes ; 3) la trop grande négligence devant l’abandon du pouvoir par les communistes et ce que cela impliquait pour tout le pays ; 4) ne pas avoir su profiter tout de suite du désarroi des communistes pour désarmer la garnison d’Oranienbaum ; 5) être allés dans leurs logements en ville, avoir trop compté sur une facile reddition des communistes et avoir pensé que les soldats rouges étaient autant qu’eux contaminés contre le joug des communistes, alors qu’ils les ont suivi comme des moutons, sous la seule menace du browning du commissaire et par la promesse de la distribution d’une ration supplémentaire de pain, ce qu’ils n’avaient pas goûté depuis un an16 ».
Il concluait qu’il ne fallait pas compter sur la magnanimité des communistes.
En tout cas, la perte de la base aérienne d’Oranienbam aura été très préjudiciable aux insurgés de Kronstadt, déjà pour les réserves de farine qui vont leur manquer cruellement et surtout par l’absence d’avions grâce auxquels ils auraient pu diffuser par les airs leurs proclamations et tracts auprès de la population de Pétrograd et sa région.
Lorsque le détachement communiste avait quitté Kronstadt, il était passé à proximité de la Maison de la culture, et l’assemblée des délégués s’était crue menacée ; elle avait réagi immédiatement en arrêtant les commissaires présents et en désignant un Revkom provisoire, constitué des cinq membres du présidium. Il s’installe sur le Pétropavlovsk et prend des dispositions pour prendre sous son contrôle tous les endroits stratégiques de l’île. Le 2 après-midi, Pétritchenko signe l’ordre d’arrêter le commissaire Tchistiakov et les communistes suspects du cuirassé. Tous les commissaires des cuirassés sont mis aux arrêts et leurs armes confisquées. Pétritchenko mène lui-même l’opération. Lorsqu’il découvre le revolver caché du commissaire Zossimov, il déclare à ses compagnons : « Camarades, regardez ce qu’ils ont contre nous ! »; lorsqu’il trouve chez le commissaire Yakovlev trois bombes, il commente : «Ça, c’était pour nous !17» Tous les autres membres du Parti sont laissés en liberté.
Toujours ce 2 mars, le Revkom informe la population de l’île de sa prise du pouvoir et de la préparation des conditions pour de nouvelles élections du Soviet :
À la population de la forteresse et de la ville de Kronstadt.
Camarades et citoyens,
Notre pays traverse un moment pénible. La faim, le froid, la ruine économique nous tiennent dans un étau de fer depuis trois ans. Le parti communiste qui dirige le pays s’est détaché des masses et s’est révélé impuissant à sortir le pays de la ruine générale. Il n’a pas voulu tenir compte des troubles qui ont eu lieu ces derniers temps à Pétrograd et Moscou, ayant clairement montré qu’il a perdu la confiance des masses laborieuses. Il n’a pas tenu compte des exigences qu’ont exprimées les ouvriers. Il les considère comme des menées contre-révolutionnaires. Il se trompe lourdement.
Ces troubles, ces exigences, c’est la voix de tout le peuple, de tous les travailleurs. Tous les ouvriers, marins et soldats voient clairement en ce moment présent que ce n’est que par des efforts communs, par la volonté générale des travailleurs, qu’on peut donner au pays du pain, du bois, du charbon, vêtir et chausser les gens, et sortir la République de l’impasse. Cette volonté de tous les travailleurs, soldats et marins, s’est exprimée de manière déterminée au cours du meeting du mardi 1er mars de notre ville. Là, a été adoptée à l’unanimité la résolution des équipages des 1er et 2e brigades des cuirassés. Au nombre des décisions prises, il y a eu la réélection immédiate du Soviet sur des bases justes, afin qu’en ce Soviet il y ait une représentation véritable des travailleurs et qu’il soit un organe actif et énergique.
Ce 2 mars, les délégués de toutes les organisations ouvrières, unités militaires et équipages de marins se sont rassemblés dans la Maison de la culture. L’ordre du jour consistait à élaborer les règles à partir desquelles devaient avoir lieu les nouvelles élections et de passer à l’œuvre pacifique d’édification d’un ordre soviétique. Mais, étant donné qu’on pouvait craindre une répression, à la suite de discours menaçants des représentants du pouvoir, l’assemblée a décidé de former un Revkom provisoire et de lui confier les pleins pouvoirs pour la direction de la ville et de la forteresse. Il est domicilié sur le Pétropavlovsk.
Camarades et citoyens, le Revkom provisoire est soucieux qu’il n’y ait pas une seule goutte de sang versée ! Il a pris des mesures extraordinaires pour que l’ordre règne dans la ville et partout.
Camarades et citoyens, n’interrompez pas vos travaux ! Ouvriers, restez dans vos ateliers, soldats et marins restez dans vos unités, forts et navires. Que tous les employés soviétiques poursuivent leurs activités. Le Revkom provisoire appelle toutes les organisations ouvrières, tous les ateliers, tous les syndicats, toutes les unités militaires et maritimes, ainsi que tous les citoyens, à lui apporter l’aide la plus grande. Sa tâche est d’organiser par des efforts amicaux et appropriés les conditions de nouvelles et justes élections du nouveau Soviet. Ainsi, camarades, je vous appelle à l’ordre, au calme, à la maîtrise de soi, vers une nouvelle et honnête édification socialiste pour le bien de tous les travailleurs.
Kronstadt, le 2 mars 1921, sur le cuirassé Pétropavlosk. Le président du Revkom provisoire, Pétritchenko.
Le secrétaire, Toukine18.
Ce communiqué sera publié dans le n° 1 du journal Izvestia (Les Nouvelles), organe du mouvement. Il reflète une aspiration pacifique et néanmoins ferme à résoudre les problèmes du jour, mais il se heurte en cela à la volonté hégémonique du parti communiste, lequel n’a nullement l’intention de s’effacer.
Le nouveau pouvoir s’empresse de s’adresser, le 3 mars, à tout le pays pour lui faire connaître la situation créée :
Appel du Revkom provisoire aux citoyens de la République
pour qu’ils prennent en main le pouvoir et qu’ils l’aident
À tous les paysans, ouvriers, marins et soldats !
Le 2 mars 1921 à Kronstadt, par la volonté de la masse des ouvriers, marins et soldats, le pouvoir dans la ville et la forteresse est passé sans un seul coup de feu des mains des communistes à celles du Comité révolutionnaire provisoire. La masse des travailleurs s’est donné comme but de sortir par des efforts amicaux de tous la République de l’état de ruine où la laisse le parti communiste. Un calme exemplaire règne en ville. Les institutions soviétiques continuent de fonctionner. Il convient maintenant de procéder à l’élection du Soviet au scrutin secret. Le Revkom provisoire se trouve sur le cuirassé Pétropavlovsk.
CAMARADES ET CITOYENS ! NOUS VOUS APPELONS À SUIVRE NOTRE EXEMPLE. LA FORCE EST DANS L’UNION.
Nous savons que les ouvriers de Pétrograd souffrent de la faim et du froid. Seuls, vous pouvez sauver le pays de la ruine, en association avec les marins et les soldats. Le parti communiste est resté sourd à vos justes exigences provenant du plus profond de votre être.
Le Revkom provisoire est persuadé que vous, camarades, vous allez le soutenir. Établissez entre vous une liaison solide et permanente. Choisissez parmi vous des délégués fidèles et dévoués au bien commun, munissez-les de mandats pour réaliser sans plus tarder vos exigences. Ne croyez pas les bruits absurdes sur le pouvoir à Kronstadt qui serait aux mains des généraux et des blancs. C’est un mensonge. Ce pouvoir n’accomplit que la volonté de tout le peuple laborieux. Prenez contact immédiatement avec Kronstadt, dont tout le service de liaison est contrôlé par le Revkom provisoire.
Camarades ouvriers, marins et soldats,
Votre destin est entre vos mains. Le moment est venu pour que vous sauviez le pays de la ruine et de réaliser les droits conquis de haute lutte pour une vie libre. Camarades, vous l’avez attendue désespérément si longtemps par vos sacrifices innombrables. Le parti communiste ne vous l’a pas donnée, alors fondez-la vous-mêmes !
Le Revkom provisoire de Kronstadt vous appelle, camarades, à lui apporter votre aide.
Le président, Pétritchenko. Le secrétaire, Toukine19.
Par ailleurs, tous les portraits des dirigeants communistes, hormis celui de Lénine, qui ornaient les établissements publics sont décrochés dès les premiers jours de liberté dans la base. Enfin, l’armement général de la population de 18 à 50 ans est proclamé.
Notes:
1 Ce qualificatif ne veut absolument rien dire ; accoler le parti des SR à celui des monarchistes antisémites de l’organisation Cent noirs, fabriquée par la police tsariste en 1905, relève de la folie furieuse ; que l’on pense à la SR Fanny Kaplan qui tira sur Lénine en août 1918 ! Ces appellations injurieuses étaient habituelles chez les bolchéviks pour stigmatiser et disqualifier leurs ennemis.
2La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 97.
3Ibid., p. 143-146. Selon Kozlovsky, c’est Pérépelkine qui lit la Résolution, in «La Déclaration du commandant de l’artillerie de Kronstadt, l’ingénieur-technologue militaire, le général-major » A.N. Kozlovsky, le 18 mars 1921 àTérioki (Finlande), in Kronstadt 1921- Documents, op. cit., p. 145-148 ; mais, selon le koursant la.P. Oulianov, c’est Schoustov qui l’a lue le premier, in La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 151-152.
4Kouznetsov, Souvenirs d’un militant (R), Moscou et Léningrad, 1930, p. 62-86.
5La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 114-115.
6Ibid., p. 111.
7Ibid., p. 119-120.
8Ibid., p. 122 et 134.
9Ibid., p. 123.
10Ibid., p. 134. Dans ce tome, p. 136-142, 554 ordres et mandats délivrés sont énumérés.
11La tragédie de Kronstadt, ôp. cit., tome 1er, p. 149-151 et 627-635.
12Kronstadt 1921 – Documents, Ôp. cit., p. 135-137.
13A.S. Poukhov, « Kronstadt au pouvoir des ennemis de la révolution », in Les Annales rouges (R), n° 1, (40), 1931, p. 20-21.
14La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 134.
15Les Izvestia de Kronstadt, n° 7, in La vérité sur Kronstadt, op. cit., p. 92-94.
16La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 176-178, et tome 2, p. 75-77.
17Ibid., tome 1″, p. 168.
18Ibid., p. 135-136, p. 173-174.
19Les Izvestia de Kronstadt, n° 1, op. cit., p. 45-46.
CEC: Comité exécutif central;
Sovnarkom: Soviets des commissaires du peuple;
CRP: Comité révolutionnaire provisoire ou Revkom;
SR: Socialistes-révolutionnaires;
SD ou menchéviks: sociaux-démocrates;
Koursantis: élèves officiers des académies militaires de l’Armée Rouge;
Komintern: Internationale Communiste;
Extrait tiré de Kronstadt 1921 : Soviets libres contre dictature de parti – Alexandre Skirda.
Source: Lire l'article complet de Guerre de Classe