ALLAN ERWAN BERGER Il était une fois un humain qui avait des choses à dire. Plutôt que de monter sur une petite caisse pour haranguer la foule, il décida de parler à chacun en particulier. Comme les gens étaient nombreux dans son pays, et que cet individu était loin d’être bête, il n’alla pas poursuivre ses auditeurs un par un sous les portiques et dans les agoras, mais fit comme font les tragédiens : il coucha ses pensées par écrit. Quand ce fut fini, un acteur lut ces phrases à voix haute lors d’un banquet. L’auditoire se mit à bruire et à bouillonner de réflexions profondes, ce qui était bon signe ; on applaudit, on s’engueula, on porta des toasts à monsieur l’auteur, on roula sous les banquettes. Conquis, un riche seigneur commanda une copie de l’œuvre, qui fut rapidement déclarée « immortelle » ; aussitôt, Platon se précipita pour en prendre connaissance.
On peut établir avec la plus grande certitude que ce philosophe, ayant lu pendant toute une nuit les pensées de notre auteur – dont le nom, malheureusement, a disparu dans les ombres du passé – les replanta dans son crâne à lui, où elles bouturèrent, fleurirent et se changèrent en un joli bouquet parfumé qu’il offrit à étudier dans le fameux Critias. Or, un jour, un tricoteur de phrases, fort occupé à éplucher ledit Critias parce qu’on lui avait assuré qu’on y trouvait des révélations stupéfiantes sur l’Atlantide, tomba en arrêt sur le joli bouquet. Il en fut si profondément impressionné que non seulement il en retint l’architecture et tous les arguments, mais il travailla dessus, et écrivit à son propos un Commentaire qui devint si célèbre que, bien des siècles plus tard, Virgile lecteur de cet ébouriffant Commentaire, Plutarque lecteur de Virgile, puis Montaigne lecteur de Plutarque, allaient bondir en découvrant les paroles faramineuses. Passionnés, ils se plongeraient avec délices dans la chasse aux sources, mais ne trouveraient, dans le cas de Plutarque et de Montaigne, que le Critias et quelques séquelles collatérales, le Commentaire ayant sombré corps et biens dans le grand silence qui suit les destructions majeures – celles-là même qui ont englouti presque toute l’œuvre d’Eschyle, par exemple.
Pendant les guerres de religion, les Essais du sieur de Montaigne, ayant, depuis Bordeaux, essaimé jusque chez les bourgeois de Paris, Rouen, Dax et autres lieux, firent connaître la pensée, ou les pensées, de l’ermite turricole. Mais souvent, mais toujours ou presque, les lecteurs, subjugués par le babillage de l’auteur, ne virent pas ce que lui, d’un très ancien trésor, avait récupéré grâce au Critias.
Bien des exemplaires du livre finirent brûlés dans les incendies d’après pillage. Des gens qui auraient pu les parcourir furent décapités. D’autres, détournés des études par la terrible combinaison des serveuses de cabaret, des moines et des chopines, ou par l’attrait d’une vie de mercenaire, pensèrent le moins qu’ils purent et crevèrent idiots. Enfin, par un grand miracle, un lointain descendant d’une de ces âmes perdues, réfléchissant dans son coin, redécouvrit sans le chercher le fil coupé des cogitations anciennes. Tout émerveillé de cette trouvaille dont il se pensait l’inventeur, il en fit un court sonnet qui fit grand bruit. Quinze ans plus tard, un très sérieux compilateur, tombant par hasard sur ledit sonnet, commit à son sujet une dissertation hautement ennuyeuse qui, par un autre miracle, fut mise sous les yeux d’un érudit suffisamment sagace pour y voir poindre une trace de Montaigne, de Plutarque, et de tous leurs ancêtres.
Cet avisé bonhomme rétablit en cent pages in octavo la généalogie du petit sonnet (il y fait même mention d’un Commentaire perdu), jusqu’à certains propos d’après-boire qu’aurait tenus Platon, relatifs à de mystérieux rouleaux au contenu dément, étudiés fiévreusement pendant une nuit de sauvagerie mystique chez un ami aisé, et dont il se serait inspiré pour son Critias. Ce dernier petit ouvrage eut un certain succès chez les antiquaires, et même chez les philosophes, puisqu’on raconte que le chevalier Grimm l’envoya à son camarade Diderot, qui ne l’ouvrit seulement pas mais sa fille si. Entre-temps, Voltaire se l’était procuré, et, l’ayant expurgé de tout le fatras qui l’encombrait, en répandit la quintessence dans un bizarre road-movie spatial intitulé Micromégas qu’on lit encore aujourd’hui lorsqu’on est un peu curieux de la science-fiction en perruque, ou qu’on se trouve être un fanatique du grand homme. Il y a même quelques bonnes phrases.
Ainsi, depuis les temps oubliés d’avant Socrate et Platon, jusqu’à la toute dernière édition à deux dollars des ouvrages mineurs de l’ami Voltaire, jamais l’antique parole ne se perdit si totalement qu’on n’en pût rattraper, in extremis, le petit bout qui s’enfuyait dans le néant.
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Malgré les guerres de religion, malgré Hitler, et même malgré l’hyper-libéralisme qui nous abrutit et nous épuise aujourd’hui, la pensée, furtif petit lombric, trouve abri et nourriture dans des milliers de bibliothèques, et aussi dans le fait que les puissants la méprisent ordinairement. Une très haute magie opère ici : Montaigne, et Platon avant lui, eurent longtemps de l’influence jusque sur les esprits qui ne les avaient jamais lus, et en possèdent encore, par le simple fait que leurs lecteurs, en ne se taisant pas, ont répandu les idées de ces messieurs. Telle est la puissance des êtres qui lisent que certains d’entre eux, en écrivant à leur tour, finissent, lentement mais sans jamais faillir, par détourner les nations des gouffres vers lesquels naturellement elles s’avancent, pour les mener, pendant un temps, sur des chemins plus droits, frayés pourtant de longue date, et débroussaillés par des générations de lames… Le pouvoir d’un humain qui écrit n’est donc pas à négliger, car il se transmet à ses lecteurs, qui sont inlassablement poussés à faire du prosélytisme (voyez, de Zweig, biographe de Montaigne, la correspondance : la promotion qu’il y fait des ouvrages de ses frères en lettres y est assez fréquente).
Toute cette filiation, cette chaîne de l’esprit, a été illustrée par le plasticien Bruce Krebs, qui en a imaginé un panneau tout à fait bizarre et charmant. La sculpture est exposée près de la Tour des Quatre Sergents, accrochée à un vieux mur des remparts de La Rochelle, Poitou-Charentes, France. L’œuvre, en bronze, se nomme De génération en génération, et l’on y découvre un bien curieux paysage… Le format est rectangulaire. Le panneau se compose d’une bonne trentaine de colonnes constituées de têtes empilées, chaque tête lisant ce que pense la tête située immédiatement au-dessous… Quand je dis que chaque tête lit, c’est un peu exagéré. Car il y a des accidents. Des gens ne veulent pas lire, ou ne veulent pas dire, et leur crâne ne prendra donc pas la forme d’un livre ouvert comme le font les crânes des autres lecteurs écrivains, qui restituent et transmettent. De longues zones sont aussi comme fracassées, et l’on sent ici le passage d’une guerre, ou d’une dictature ; les gens s’y disloquent, et il faudra toute la magie citée plus haut pour rattraper le bout du fil, grâce à la bonne providence d’un penseur écriveur tout neuf, et qui sera lu. La tête penseuse originale est à rechercher en bas à droite, tandis que le dernier lecteur, celui qui n’a encore rien écrit, se trouve perché tout en haut à gauche.
Les promeneurs qui passent s’interrogent sur ce que signifie ce panneau, et les discussions autour de l’œuvre font que souvent les doigts viennent, en désignant telle tête ou tel événement, caresser des fronts qui en brillent de bonheur, comme seul le bronze sait le faire, luisant d’un éclat gras et intense qui en fait, selon moi, le métal le le plus confortable à regarder se chauffer au soleil.
L’image que j’ai choisie en tête de billet montre un moment particulièrement dramatique. Comme la série se lit de bas en haut et de droite à gauche, nous découvrons d’abord une colonne de penseurs-écriveurs bien tranquilles et tout heureux de s’entre-citer d’une tête à l’autre, suivie d’une colonne où semble poindre une censure de l’esprit : ce qu’on lit effarouche, et l’on ne restitue pas tout ce qu’on a vu. Partant, le message se détériore, et l’intelligence des lecteurs aussi. La colonne suivante montre un individu occupé à se fermer la bouche pour ne rien dire de ce qu’il a lu, et ceux qui le suivent dans le temps sont bien à plaindre : les mains vides, leurs têtes sont elles aussi de plus en plus vides jusqu’au moment où, dans la dernière colonne, les pensées sont devenues si ténues que c’est la spécificité même de l’être humain qui part en vrille, et les visages se brisent.
Heureusement, monsieur Krebs réparera tout cela, dans une progression inverse de celle-ci, et les bons gagneront, tout en haut, et à gauche évidemment !
De Génération en Génération, bas-relief en bronze, de Bruce Krebs, 1999.
Les remparts, la Rochelle, France.
Site du plasticien.
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec