WATERGATE – Saisir, piger et synthétiser ce fameux scandale, via le film ALL THE PRESIDENT’S MEN (1976)

WATERGATE – Saisir, piger et synthétiser ce fameux scandale, via le film ALL THE PRESIDENT’S MEN (1976)

YSENGRIMUS — Il y a quarante-neuf ans et des brouettes, s’enclenchait la cascade tonitruante et lancinante du scandale du Watergate. Souvenir incroyablement tangible. Et ici, dans un tout autre angle, tout débute par le visionnement du film State of Play de Kevin Macdonald (2009), intrigue policière rocambolesque sur fond de conspiration mercenaire du complexe militaro-industriel, avec le flingueur névropathe de service en tenue de camouflage rôdant en plein centre-ville de Washington et faisant cartons sur cartons. Un journaliste et une blogueuse, un homme expérimenté et une femme novice, mènent l’enquête et j’y détecte une lourde nuée de pesants clins d’oeils. Quand le générique conclusif finit par se décider à se dérouler, mon fils Tibert-le-chat observe que je fais la moue. Il s’informe en douceur des fondements de cette baboune intempestive et je lui marmonne que ce film contemporain est un copycat (pour reprendre le mot de nos bons ricains, autrement dit, un médicament générique, à la fois sous-dosé et surdosé) d’un autre film, qu’il faudrait maintenant visionner pour que la teneur de ma bouderie actuelle prenne corps. Il s’agit d’un certain All the president’s men datant de bien loin, de 1976. Tibert-le-chat décrète le programme double immédiat et on s’installe.

LES HOMMES DU PRÉSIDENT. Ce film remarquable, dont un critique a dit fort judicieusement qu’il était plus important pour nos contemporains que pour ceux de son temps, est malheureusement incroyablement, pour ne pas dire cryptiquement, allusif. Indubitablement, la complication des faits micro-historiques hautement turlupinés qu’il évoque et la connivence de savoir qu’il exige de son auditoire risquent vite de vous gâter votre plaisir. Aussi, je vous ai constitué une petite fiche récapitulative en douze points qui, avec les indispensables sous-titres des sourds (on jacasse beaucoup et vite, dans ce long-métrage brillant et nerveux. Restez alertes), devrait vous éclaircir la broussaille, sans rien éventer, et vous permettre de vous y retrouver et de jouir du spectacle au maximum. Il est fortement recommandé de lire (sinon de mémoriser) cette petite fiche en douze points avant visionnement. Elle est un compendium des implicites dont disposait, imparablement et massivement, l’auditoire américain de 1976:

1- Le 17 juin 1972, des cambrioleurs se font pincer dans les locaux du Parti Démocrate à l’hôtel Watergate à Washington. Histoire assez banale à laquelle le quotidien Washington Post assigne deux de ses journalistes novices: Bob Woodward et Carl Bernstein.

2- Woodward et Bernstein découvrent vite quelques petits faits bizarres. Ces cinq cambrioleurs ont du matériel de microphonie ultramoderne. Ils ne cambriolaient pas ce local du parti adversaire de Richard Nixon, en fait. Ils étaient plutôt en train d’y installer une table d’écoute, en un mot de le taper (to bug). De plus, subitement, abruptement, ces cinq cambrioleurs de sac et de corde ont des super avocats renommés qui sortent de nulle part pour venir les défendre, becs et ongles. L’un de ces cambrioleurs, en audience préliminaire devant le juge d’instruction, se déclare, en toute spontanéité candide, un ancien employé de la CIA.

3- En barbotant dans les papiers trouvés dans les poches des types (qu’ils se procurent grâce à leurs contacts chez des sous-fifres au fichier de la police washingtonienne) et en faisant des coups de fils à droite et à gauche aux noms qu’ils y grappillent, les deux journalistes relient alors les cambrioleurs du Watergate à un certain Everette Howard Hunt, lui aussi anciennement de la CIA et lui-même se raccordant à un certain Charles Colson, un conseiller spécial de Richard Nixon. Ce seront nos deux premiers hommes du président. Woodward et Bernstein découvrent aussi que ce E. Howard Hunt a enquêté très exhaustivement, pour le bénéfice du Parti Républicain, sur le drame dit de Chappaquiddick (cet accident survenu en 1969 dans un plan d’eau du Massachusetts, où Edward Kennedy laissa sa voiture couler avec une adjointe administrative coincée dedans qui, elle, périt, noyée). On semble donc avoir affaire à un joyeux duo de salisseurs politiques patentés, se profilant discrètement derrière les petits braqueurs de l’hôtel Watergate.

4- Constatant que c’est un peu plus gros que cru initialement, Bob Woodward contacte alors son fameux indicateur secret Deep Throat (dont on sait depuis seulement 2005 qu’il était en fait William Mark Felt, directeur-adjoint du FBI de l’époque, numéro deux, donc, de la police fédérale américaine). Cet indicateur occulte représente un phénomène qui se généralisait de plus en plus dans les hautes sphères du pouvoir, sous Nixon: les fuites. Tant et tant que certains hommes du président, dont justement Hunt et Colson, étaient explicitement en charge de colmater lesdites fuites. C’est pour cela que ces personnages spécifiques se retrouvèrent avec le surnom, aussi bouffon que véridique, de plombiers du Watergate (c’est plus comique en anglais: Watergate plumbers, littéralement les plombiers colmateurs de digues). La crainte desdits plombiers force Deep Throat à jouer de prudence, pour, si on file la métaphore hydraulique, ne pas tarir ses propres sources. Il aura donc fortement tendance à n’accepter de commenter que sur ce que Woodward aura déjà découvert et publicisé par lui-même. Lors de cette première rencontre sur le Watergate, Deep Throat tataouine donc en masse et ne veut rien dire de bien précis sauf ceci: suivez la piste du fric.

5- En suivant ladite piste dudit fric, et en barbotant encore pas mal, Woodward et Bernstein dénichent un Comité pour la Réélection du Président (Committee for the Re-Election of the President – le fameux CREEP un creep en anglais, c’est un animal veule et rampant, venimeux et inquiétant, comme un scolopendre ou un scorpion – c’est aussi un individu hypocrite, minable, ambivalent, mal famé, crossouilleur) dont certains des fonds de campagne ont servi, photocopies de chèques à l’appui, à payer au moins un des cambrioleurs du Watergate.

6- En allant cuisiner Hugh Sloan, trésorier (curieusement) démissionnaire du CREEP, Woodward et Bernstein retracent alors l’existence d’une caisse noire (slush fund) parallèle, bien garnie, gérée à courte distance par deux autres hommes du président, John Newton Mitchell, ancien ministre de la justice (attorney general) des États-Unis et Harry Robbins Haldeman, le conseiller particulier en exercice (White House Chief of Staff) du président Nixon, c’est-à-dire le ci-devant «deuxième plus important homme des États-Unis».

7- À chaque étape de leur enquête, le Washington Post publie les infos, quand elles sont bien corroborées. Ainsi, l’histoire grossit et fait de plus en plus de bruit, vu les hommes du président impliqués. Tant et tant qu’une seconde rencontre secrète de Woodward avec Deep Throat le trouve plus loquace. L’indic de l’ombre établit alors une corrélation entre la caisse noire du CREEP et le déclin politique d’Edmund Muskie. Expliquons brièvement ceci. Pour la campagne électorale de 1972, c’est le ticket formé de Richard Nixon et Spiro Agnew qui est en selle, côté Républicains. Côté Démocrates, l’élection d’investiture est plus ardue. Un certain Edmund Muskie est en avance sur le sénateur George McGovern lors de ladite investiture. Les sondages nationaux avantagent même le susdit Muskie contre le président Nixon. Sortie de nulle part apparaît alors soudain la fameuse Lettre Canadienne (Canuck Letter). Un canadien français aurait écrit à un journal de Nouvelle-Angleterre pour se plaindre de la discrimination qu’Edmund Muskie exercerait envers les canadiens de souche francophone et les franco-américains. Muskie se défend maladroitement, en larmoyant, dans une conférence de presse pitoyablement ratée. Il perd alors son allant de campagne et est battu par McGovern à l’investiture démocrate. McGovern sera lui-même battu par Nixon aux élections de 1972.

8- Or voici que le déclin du candidat Edmund Muskie au vote de l’investiture démocrate est corrélé, par Deep Throat, au CREEP (et à sa caisse noire). La Canuck Letter serait en fait un faux, bidouillé directement depuis le CREEP, donc, en fait, depuis la Maison Blanche. Ce genre de salissage électoral faussaire, instillé dans le camp adverse pour mettre le foutoir dans leurs résultats de votes internes, porte, dans la culture américaine, l’élégant nom de ratfucking. C’est évidemment parfaitement illégal.

9- Pour compléter le tableau surréaliste au sujet du susdit ratfucking, l’une des collègues de Woodward et de Bernstein au Post, Marilyn Berger rapporte aux deux journalistes une conversation d’édredon avec un certain Ken Clawson, directeur adjoint aux communications de Nixon. Ce monsieur Clawson s’est vanté un beau jour d’avoir rédigé lui-même la Canuck Letter… Cette diversification inattendue des sources crédibilise la version des choses coulée à Woodward par Deep Throat. Le Post publie l’affaire sans y associer ni Marilyn Berger ni Deep Throat.

10- Le susdit Deep Throat, de plus en plus stimulé par la pétarade médiatique qui s’amplifie toujours, finit par révéler à Woodward que l’intégralité des services secrets est impliquée dans une large constellation d’activités illégales de ce type, visant exclusivement au maintient du tout paranoïaque Nixon au pouvoir. Caisses noires, trafic d’influence, tordages de bras de toutes sortes, pots de vin, corruption. C’est tout le dispositif policier US qui sert illicitement au maintient au pouvoir de Richard Nixon, dans le plus pur style d’une république bananière.

11- Les hommes du président sont inculpés et condamnés les uns après les autres pour leurs diverses activités illégales reliées aux développements des multiples enquêtes issues du Watergate. En gros, ils ont ordonné un vaste ensemble d’opérations de surveillance (du type de la table d’écoute de l’hôtel Watergate) et de manipulations politiques financées illégalement, et ont œuvré diligemment à effacer les traces de leur implication personnelle, pour éviter qu’une éventuelle enquête ne remonte jusqu’au Bureau Ovale. On cumule donc un lot d’infractions diverses regroupées sous la notion parapluie de felony et un dispositif perfectionné et concerté d’obstruction du processus judiciaire.

12- En 1974, Richard Nixon démissionne pour éviter de faire face à la procédure de destitution (impeachemnt) découlant de l’enquête et de la condamnation de tous les hommes du président.

Voilà… vous ne verrez pas tout cela de vos yeux dans ce film cérébral et verbal, presque intimiste, en fait. Vous y verrez surtout deux jeunes journalistes des années 1970 aux abois, Bob Woodward (Robert Redford) et Carl Bernstein (Dustin Hoffman) menant l’enquête, calepin en main (l’importance cruciale des calepins et des prise de note à cette époque) et gros interrupteurs téléphoniques sur l’épaule. Vous trimerez avec eux, de jour et de nuit (les scènes vespérales et nocturnes sont magistrales), depuis leurs cubicules, sous le torrent du staccato des machines à écrire d’une salle de presse typique du siècle dernier (du temps d’avant les ordis – seulement trois ou quatre ans séparent ce long métrage des événements qu’il évoque). Intégrité journalistique à l’ancienne oblige, Woodward et Bernstein se heurteront aux vues intransigeantes de leur éditeur en chef Ben Bradlee (un Jason Robards superbe), qui exigera qu’ils corroborent et diversifient leurs sources et diversifient encore leurs sources et corroborent encore, recoupent, recoupent encore, corroborent, diversifient leurs sources et ne se fient pas aveuglément à ce Deep Throat mystérieux et insaisissable (joué dans l’ombre, avec brio, par Hal Holbrook) vu que bon, on se demande un peu pourquoi Nixon s’adonnerait à cette accumulation bizarre, complexe et filandreuse de magouilles diverses vu que tout le monde sait parfaitement que le suffrage populaire de 1972 lui est solidement acquis. L’énergie investigatrice se concentrera vite sur la liste des hommes du président à incriminer. Tous les procédés d’interrogation, y compris les faux implicites, les jeux de chiffres et de lettres, les silences interprétables et les devinettes en demi-teintes seront mis en oeuvre par Woodward et Bernstein pour amener leurs sources à dire sans avoir dit. Ces sources ne sont, en plus, à peu près jamais citées explicitement dans les reportages (ce qui horripile au plus haut point la direction du Post) et il faut tout le pif journalistique de l’éditeur en chef Bradlee pour observer que, de fois en fois, les personnages incriminés nient les accusations sans vraiment les nier (non-denial denial), ce qui pue la combine tordue à plein nez et le pousse irrésistiblement, malgré les risques et les pressions, à continuer de publier.

 Une bonne partie de l’ambiance, et de l’angoisse de l’ambiance, viendra des femmes. C’est que Woodward et Bernstein se verront vite obligés d’interroger et de réinterroger, au risque fréquent de se faire claquer des portes au nez dans la pénombre, une flopé de secrétaires, adjointes de direction, comptables, épouses d’officiels, collègues journalistes et attachées exécutives de toutes sortes. Hésitations, zones grises, dignité flétrie, bonne foi prise au dépourvu, peur sourde, inquiétude grandissante face aux différentes facettes potentiellement illicites des activités tentaculaires et multimillionnaires du CREEP. La documentation sur ce film rapporte que Jane Alexander, l’actrice jouant une des comptables dudit CREEP, se retrouva avec une nomination aux Oscars pour un total de huit minutes devant la caméra. C’est aussi puissant que cela. Saluons admirativement cette batterie d’actrices de soutien remarquables dont le travail est crucial au ton et à l’atmosphère unique de tout l’exercice.

Une des comptables du CREEP (jouée par Jane Alexander) discutant discrètement, un soir, avec Woodward et Bernstein…

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C’était l’époque héroïque où il n’était pas possible, pas concevable, pas conceptualisable, de travailler pour un bandit biscornu et revêche si on travaillait pour le président de la république… On sent une force, une stabilité et une stature ancienne, antique, archaïque, quasi vermoulue, perdue en fait, des institutions politiques, bureaucratiques, électorales, juridiques, policières et journalistiques. Et on voit bien que les procédés peu orthodoxes de ces journalistes d’investigation (investigative reporters) en émergence ne sont qu’un vague et lointain indice avant-coureur du foutoir politico-médiatique de notre temps. Un film superbe, extraordinairement mené, dirigé de main de maître et dont il a été dit qu’il était le seul grand thriller ne perdant rien de son intensité malgré le fait qu’on en connaît parfaitement et les péripéties et la fin. Tibert-le-chat a su respectueusement apprécier, sans renier pour autant les vertus cardinales des intriques politico-policières, fictives, agitées et abracadabrantes, de son temps à lui.

All the president’s men, 1976, Alan Pakula, film américain avec Robert Retford, Dustin Hoffman, Jason Robards, Hal Holbrook, Jane Alexander, 138 minutes.

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Carl Bernstein (Dustin Hoffman) et Robert Woodward (Robert Redford) à l’action

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