Source : https://www.troploin.fr/
N.B. «En fait, ce texte anglais est une reprise du texte sur le même sujet paru sur DDT 21, « Virus, Le monde d’aujourd’hui », avec des changements pour la version anglaise, mais le fond est le même.»
« L’année où le monde est devenu viral »
Jusqu’aux premiers jours de 2020, lorsqu’ils parlaient de “virus”, les Occidentaux voulaient généralement dire que quelque chose n’allait pas avec leurs ordinateurs (les Asiatiques étaient sans doute mieux informés). Bien sûr, tout le monde connaissait la signification médicale du mot, mais ces virus restaient loin (Ebola), relativement silencieux malgré les 3 millions de décès annuels dus au sida (VIH), voire banals (grippe hivernale, cause de “seulement” 10 000 décès en France chaque année). Et si la maladie frappait, la médecine faisait des miracles. Elle avait même fait disparaître l’espace : depuis New York, un chirurgien pouvait opérer un patient à Strasbourg. À l’époque, ce sont surtout les machines qui tombaient malades.
Jusqu’aux premiers jours de 2020.
ON MEURT COMME ON VIT
La Covid-19 est une maladie contagieuse dont le taux de propagation est beaucoup plus élevé que celui de la grippe : il provoque peu de cas graves, mais leur gravité est extrême, en particulier chez les personnes à risque (surtout les plus de 65 ans), et nécessite l’hospitalisation en soins intensifs des patients en danger de mort. D’où également la nécessité de procéder à des tests à grande échelle.
Les épidémies et les pandémies ne sont pas une nouveauté.
Dans l’Empire romain, la peste a probablement fait près de 10 millions de victimes entre 166 et 189 après J.-C. Au lendemain de 1918, entre 20 et 100 millions de décès ont été attribués à la grippe “espagnole”. Dans le même temps, le typhus a tué 3 millions de Russes pendant la guerre civile. En 1957-1958, la grippe “asiatique” a causé la mort d’environ 3 à 4 millions de personnes dans le monde. On estime que la grippe de “Hong Kong” est responsable d’un million de décès dans le monde (31 000 en France) entre l’été 1968 et le printemps 1970.
Des chiffres impressionnants en effet, souvent incertains (20 à 100 millions, voire 3 à 4 millions, c’est tout un écart), parfois effacés de la mémoire collective : en France, avant février 2020, personne ne se souvenait des 31 000 personnes décédées en 1968-70. (A l’époque, il n’y avait pas de mesures générales de santé publique, et la presse ignorait ou minimisait l’épidémie).
Nous sommes inondés de statistiques sur la Covid-19 qui sont d’autant plus incompréhensibles que leurs critères varient. Tout change si l’on note le décompte des décès depuis le début de l’épidémie ou à un jour précis, le nombre de contaminations, l’augmentation du nombre de contaminations par rapport à une date donnée, le taux de transmission, les hospitalisations ou les lits occupés en soins intensifs. Plus les tests sont nombreux (dans la plupart des pays, ils étaient très rares au cours des premiers mois), plus les personnes sont enregistrées comme infectées, que le nombre de décès diminue ou augmente.
Nous connaissons maintenant la différence entre morbidité, mortalité et létalité, cette dernière étant la plus importante, car son taux indique le nombre de décès liés à la maladie par rapport au nombre total de patients. Sans oublier la distinction entre les taux de létalité apparents et réels. Seul le second donne le rapport entre le nombre de décès et le nombre de cas effectivement testés positifs ; le premier est basé uniquement sur l’estimation des personnes infectées.
Il est tout aussi difficile de comprendre le “nombre R”, qui mesure la capacité d’une maladie infectieuse à se propager. Dans le cas de la Covid-19, le taux de notification des nouveaux cas est plus facile à définir (il existe trois définitions en France) qu’à calculer, et les estimations varient considérablement d’un pays à l’autre.
Sur le plan des chiffres, il est vrai que 9 personnes sur 10 qui meurent de Covid ont plus de 65 ans, mais toutes causes de décès confondues, la proportion de personnes âgées qui meurent aujourd’hui n’est pas beaucoup plus élevée que ce qu’elle était à l’époque où la Covid-19 n’existait pas – elles meurent de vieillesse, de maladie, de pauvreté et de maladies connexes.
En résumé, nous nous retrouvons avec une multitude de données constamment mises à jour et contradictoires. Aussi importants qu’ils soient, les chiffres de la Covid-19 ne tiennent pas compte de la situation générale : s’ils nous renseignent sur l’ampleur de la pandémie (plus de 1,7 million de décès en 2020), ils négligent ses causes sociales et ses effets.
Comme toute maladie grave, la Covid-19 est susceptible de tuer des personnes affaiblies par l’âge, une autre maladie et/ou un mode de vie débilitant : mauvaise alimentation, pollution de l’air (estimée à 7 à 9 millions de morts dans le monde), pollution chimique, sédentarité, isolement, personnes âgées sans travail et donc sans société – autant de facteurs contribuant à des effets tels que le diabète ou le cancer… terrain favorable à Covid. Sur les 31 000 décès enregistrés en France à fin août 2020, au moins 7 500 seraient dus à une comorbidité (25 % causés par l’hypertension artérielle, 34 % par une pathologie cardiaque).
Divers facteurs non mesurables créent ensemble une surmortalité non quantifiable avec une dimension de classe : chômage, logement insalubre, malbouffe (l’obésité est plus fréquente chez les pauvres). La tuberculose (1,5 million de décès dans le monde en 2014) est réapparue dans les années 1980 et 1990 en raison des conditions urbaines insalubres et de l’augmentation de la pauvreté. Si vous êtes malade, il vaut mieux être riche… et blanc, en général : “Quand un Blanc a un rhume, un Noir attrape une pneumonie”, dit-on aux États-Unis. Toutes ces conditions sont aggravées par le coût humain du confinement : baisse des revenus, anxiété, dépression, privation de visites pour les personnes vivant dans des maisons de retraite, etc.
Une “personne ayant des conditions médicales préexistantes” n’est souvent qu’un autre terme pour “travailleur âgé/prolétarien”. Un homme d’âge moyen “peu qualifié” a huit fois plus de risques de prendre une retraite anticipée pour cause de maladie cardiovasculaire qu’un homme du même âge “hautement qualifié””. (Wildcat : référence dans “Lectures complémentaires”)
Cette combinaison de facteurs sociaux et environnementaux, malgré son rôle considérable dans la propagation des maladies, est difficile à quantifier et échappe donc à tout examen statistique.
Un pangolin a-t-il rencontré une chauve-souris ? Ou une expérience de laboratoire s’est-elle mal passée ? Peut-être que nous ne le saurons jamais. Une chose est sûre : le capitalisme est comorbide. La civilisation capitaliste n’a pas créé la Covid-19, mais elle a favorisé sa propagation, par la circulation toujours plus large des personnes et des biens, l’accélération d’une urbanisation mondiale malsaine, une agriculture industrielle favorable aux agents pathogènes et la dégradation des systèmes de sécurité sociale dans les pays dits développés. Depuis le début du XXe siècle, sur 11 pandémies virales mondiales, 5 se sont produites au cours des 20 dernières années.
“Gouverner, c’est prévoir” : une règle que la société capitaliste n’ignore pas, mais qu’elle applique selon sa propre logique. Chaque fois que la prévention est un obstacle à la concurrence entre les entreprises, à la recherche du coût minimum de production, aux profits et aux intérêts à court terme de la classe dominante, la prévention passe au second plan. Le principe de précaution ne sera jamais une priorité dans cette société.
Du mauvais au pire
La tragédie qui s’est déroulée n’était pas biologiquement prédestinée à prendre les formes qu’elle a prises. Bien que plus contagieuse et plus mortelle que la grippe saisonnière, la Covid-19 est bénigne pour une grande majorité de la population mais très grave pour une petite fraction, probablement une personne infectée sur cent. Il aurait pu être relativement facile de contenir la pandémie en procédant à un dépistage systématique des personnes infectées dès l’apparition des premiers cas, en retraçant leurs déplacements et en plaçant les (rares) personnes concernées en quarantaine. La technique des tests de dépistage nécessite une organisation et un équipement que les pays hautement industrialisés peuvent fabriquer et mettre en place en quelques semaines. Plus la distribution massive de masques à l’ensemble de la population susceptible d’être contaminée. Le démantèlement des systèmes de santé européens et nord-américains a cependant contribué à faire de ce virus une catastrophe.
C’est bien connu, mais cela soulève la question :
Pourquoi un terrien sur trois a-t-il été enfermé pendant des semaines, voire des mois, et pourquoi cela se reproduit-il, quoique différemment, chaque fois que les États le jugent nécessaire (Israël en septembre 2020, puis le Pays de Galles et l’Irlande, puis l’Angleterre, la France et d’autres pays…) ?
S’il est vrai que l’internationalisation du capitalisme le rend vulnérable, cela ne suffit pas à expliquer la paralysie partielle de l’économie mondiale. Pourquoi la lutte contre la contagion s’est-elle traduite par l’enfermement des populations, avec la fermeture forcée d’un grand nombre d’entreprises ?
Première phase : l’appel de Cassandre
“Début 2018, lors d’une réunion à l’Organisation mondiale de la santé […], des experts […] ont inventé le terme “maladie X” : Ils ont prédit que la prochaine pandémie serait causée par un nouvel agent pathogène inconnu qui n’était pas encore entré dans la population humaine. La maladie X résulterait probablement d’un virus provenant d’animaux et apparaîtrait quelque part sur la planète où le développement économique rapproche l’homme et la faune. La maladie X serait probablement confondue avec d’autres maladies au début de l’épidémie et se propagerait rapidement et silencieusement ; en exploitant les réseaux de voyages et de commerce humains, elle atteindrait plusieurs pays et contrecarrerait le confinement. La maladie X aurait un taux de mortalité supérieur à celui de la grippe saisonnière, mais se propagerait aussi facilement que la grippe. […] En un mot, la Covid-19 est la maladie X. ” (Michael Roberts, 15 mars 2020)
Deuxième phase : Cassandre n’a pas été entendue
L’avertissement de 2018 est tombé dans des oreilles non réceptives. Moins de deux ans plus tard, lorsqu’une maladie présentant toutes les caractéristiques d’un “X” est apparue, les États-Unis ont commencé par minimiser ou carrément nier la question.
Dès le 31 décembre 2019, les autorités taïwanaises avaient averti l’OMS des dangers du virus, mais les chefs de l’OMS ont contesté la gravité de la situation. Comme la plupart des gouvernements, la pandémie est restée longtemps invisible en Asie, mais aussi dans les pays européens qui l’ont détectée avec plusieurs semaines de retard. Le 30 janvier, le directeur de l’OMS s’est rendu en Chine, a déclaré que tout était sous contrôle et a félicité les autorités chinoises. Il a également déconseillé toute restriction de voyage et de déplacement, alors que Taïwan était déjà fermée depuis un mois.
Presque tous les États ont donné la priorité aux intérêts économiques et n’ont pris aucune mesure de protection, comme par exemple couper les liaisons aériennes avec la Chine.
La province de Bergame en est un bon exemple. Elle a été l’une des régions du monde les plus touchées par le virus. Dans son industrie textile, la plupart des entreprises sont aujourd’hui des joint-ventures italo-chinoises. “Les techniciens et sous-traitants chinois font constamment l’aller-retour entre la Chine et Bergame …] certains d’entre eux font même des allers-retours hebdomadaires. Le virus est probablement arrivé en Italie via ce trafic en décembre ou janvier. Lorsque le gouvernement italien a interdit les vols directs vers la Chine, les compagnies ont organisé des vols de correspondance via Moscou ou Bangkok – les gens entraient dans le pays sans aucun contrôle […]”. (Wildcat) Le 28 février, les patrons ont lancé une campagne “Bergame continue de travailler” : ils se sont excusés (seulement cinq semaines plus tard) mais ont réussi à maintenir la production presque jusqu’à la fin du mois de mars.
En France, le dimanche 14 mars, c’était un devoir civique de quitter sa porte d’entrée pour aller voter aux élections municipales.
Phase trois : La gestion de la santé passe momentanément avant les impératifs économiques
Lorsque les évaluations officielles ont été démenties par les conditions sur le terrain, les gouvernements ne pouvaient plus ignorer la question, et ils y ont fait face selon leur propre logique et avec les moyens à leur disposition. Dans un pays comme la France, l’événement a révélé à quel point la pseudo-abondance moderne masque une réelle pénurie : la “7e économie mondiale” manque d’infirmières, de lits d’hôpitaux, de tests, de moyens de protection… C’est pourquoi, le mardi 16 mars, le citoyen français a été contraint de rester chez lui, sous peine d’amende ou d’emprisonnement éventuel.
Dans la plupart des pays occidentaux, le service de santé fonctionne désormais selon le principe de la rémunération à l’acte, c’est-à-dire qu’il traite le ratio avant le patient. Les hôpitaux fonctionnent en flux tendu : comme dans une usine textile ou un supermarché, ils n’entretiennent que le personnel et le matériel strictement nécessaires, considèrent un lit inoccupé comme un gaspillage d’argent, externalisent tout ce qui est jugé non essentiel et, le cas échéant, ils engagent du personnel temporaire sur des contrats de courte durée. En septembre 2019, quelques mois avant la crise, le SSN français a mis en place des gestionnaires de lits afin de “fluidifier les flux de patients dans et hors des différents services”.
En conséquence, la première phase (dépistage de masse) ayant été manquée et les ressources humaines et matérielles faisant défaut, un verrouillage et un couvre-feu ont été imposés : ils n’ont pas tant protégé la population du virus que l’État de sa propre mauvaise gestion de l’épidémie. Le fait de rester à l’intérieur offre une sorte de protection aux personnes, de la même manière que la défense civile organisée par l’État sauve des vies lors d’un bombardement aérien causé par la guerre déclenchée par ce même État.
Les gouvernements n’étant pas en mesure de faire face aux effets d’une crise qu’ils ont contribué à créer, leur seule issue est d’effrayer la population pour la soumettre, tout en recourant à des expédients successifs. Le discours officiel, avec l’aide de la “communauté scientifique” et la résonance dans les médias, franchit la fine limite entre le rassurant et l’alarmiste.
Dans la plupart des régions du monde, le confinement – qui a conduit à l’arrêt partiel de la production et du commerce – s’est avéré être le seul moyen de limiter temporairement l’épidémie. Ce que vous ne pouvez pas maîtriser, vous devez le gérer mal, et si aucun plan d’urgence n’est prêt, vous improvisez, en déguisant la débâcle en politique. L’essentiel est de garder le contrôle – ou de faire semblant, avec des effets négatifs sur les petites comme sur les grandes entreprises.
Quatrième phase : Retour à la normale – Pas tout à fait
Au bout de deux mois environ, la pandémie, bien que loin d’être terminée, et même plus meurtrière dans certains pays, semblait suffisamment gérable sans effets sociopolitiques graves. En outre, il a été constaté que la grande majorité des décès avaient dépassé l’âge de la vie active : aux États-Unis, au 9 septembre 2020, 78 % des victimes de Covid avaient plus de 65 ans ; en France, ce fut le cas de 90 % des personnes décédées entre le 1er mars et le 28 août. Pour les personnes en âge de travailler, cependant, la probabilité de mourir des suites de la Covidose est faible : il est donc urgent de les renvoyer à l’atelier ou au bureau – avec la promesse, bien sûr, d’une protection adéquate. L’accès aux restaurants est limité, voire inexistant, les achats “non essentiels” sont difficiles, voire impossibles, les fêtes sont limitées ou interdites, mais les foules doivent s’entasser dans les trains de banlieue en route vers leur lieu de travail. Le travail n’est pas seulement un moyen de gagner de l’argent, c’est le principal régulateur social et il discipline les gens.
La grippe “espagnole” et la grippe “hongkongaise” ont toutes deux duré deux ans. Au lieu de se résorber progressivement et uniformément, la Covid-19 est peut-être en baisse dans quelques domaines, mais d’autres connaissent des pics. Si les contraintes et les interdictions de la vie quotidienne sont partiellement levées dans certains pays, elles sont renforcées ailleurs. Vaccin ou pas, les gouvernements imposent des mesures de fortune à plusieurs niveaux, réintroduisent des couvre-feux, ferment et rouvrent les frontières, resserrent ou desserrent les vis, en fonction de la propagation de l’épidémie, des besoins de l’économie capitaliste en général et du shopping en particulier.
FAIRE LA GUERRE
Les gouvernements et les institutions se proclament en guerre contre un “ennemi invisible”. Prenons les au mot.
La guerre est la continuation de la société (dans le monde actuel, de la société capitaliste) par d’autres moyens, mais aussi la perturbation temporaire des fondamentaux. Qu’un pays gagne ou perde une guerre, pour ses classes dirigeantes, le coût n’est pas négligeable, et s’avère souvent exorbitant : elles peuvent laisser derrière elles tout ou partie de leur richesse ou de leur pouvoir. Mais la rationalité d’un conflit ne peut être comprise ou mesurée en dollars ou en yuans. Un État ne part pas en guerre pour gagner de l’argent, et ce qui le détermine diffère de la logique d’un entrepreneur : c’est le résultat de forces et (des)équilibres sociaux et politiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. La décision d’aller en guerre sera prise dans l’intérêt des classes dominantes… dans la mesure où elles la conçoivent. Les élites dirigeantes des quatre empires (allemand, autrichien, russe et ottoman) qui ont été démantelés après 1918 s’étaient engagées quatre ans auparavant dans une guerre dont elles espéraient qu’elle servirait leurs intérêts. Les envahisseurs de l’Irak en 2003 n’avaient pas non plus prévu l’État islamique. Dans chaque cas, quel qu’en soit le coût, les dirigeants capitalistes estiment que ne pas entrer en guerre serait pire. Une fois le processus lancé, si la résolution d’un problème particulier en amène un autre, ils le traitent. Prenez une crise à la fois, et tenez-vous en au possible afin de calmer plus de crises que celles qui sont générées.
La plupart des gouvernements sont conscients des causes et des effets du réchauffement climatique, contre lesquels ils ne proposent que des mesures palliatives. Pourquoi agiraient-ils autrement face à une pandémie ? Ne pouvant pas prendre de précautions pour les personnes âgées déjà atteintes de maladies graves, faire des tests massifs, mettre en quarantaine toute personne infectée, hospitaliser convenablement les cas extrêmes et nous fournir des équipements de protection individuelle, ils se sont retrouvés avec la solution bonne, mauvaise mais la plus simple : mettre en place ce qui équivalait à un arrêt social.
Les classes dominantes ne peuvent pas s’attaquer aux causes d’une crise qui est en grande partie de leur fait. Les réponses ont varié à l’extrême, de l’Allemagne au Brésil, avec des sanctions allant de 6 mois d’emprisonnement en France à 7 ans en Russie. Mais dans tous les cas, gérer l’épidémie et contrôler la population sont une seule et même chose : en France, les promenades en forêt ont été interdites pendant le (premier) enfermement, car ces vastes espaces, bien que favorisant la “distanciation physique”, rendent la surveillance plus difficile. Le prix à payer par les classes dominantes (risque de discrédit politique, de perte de production et donc de profit) n’était pas négligeable, mais secondaire par rapport à l’impératif de maintien de l’ordre – social, politique et sanitaire à la fois.
Et même la Corée du Sud et Taïwan, qui dépendent du commerce, bien qu’elles puissent tester et distribuer des masques à grande échelle et donc limiter le “confinement” aux cas avérés, ont été contraintes de ralentir leurs économies fortement axées sur l’exportation, parce que les pays importateurs fermaient. De même, l’Allemagne, en dépit d’un confinement limité, a dû réduire ses activités commerciales.
Le capitalisme se développe à travers une succession de hauts et de bas. Cette fois, le blocage mondial ne résulte pas d’une dépression mondiale, mais de ce qui semblait être la seule option restante et, tout bien considéré, une décision rationnelle : un grand nombre de pays se sont injecté une dose (assez forte mais temporaire) de repos forcé, avant de repartir en bonne santé, espérons-le.
« JE DOIS ADMETTRE QUE TOUT CONTINUE ».
C’est ce qu’écrivait Friedrich Hegel il y a deux siècles.
Le capitalisme n’est pas fait de personnes, de barils de pétrole, de machines, d’autoroutes et de cartes de crédit. C’est la relation sociale qui anime le docker, la vendeuse, le cargo, le pub, le derrick, le tour à métaux et le distributeur de billets, avec un dynamisme inégalé par les systèmes sociaux précédents. En soi, l’arrêt temporaire des activités productives les interrompt sans faire tomber ce qui les mettait en mouvement auparavant. Le rapport capitaliste de production est partiellement suspendu, mais ne cesse pas de fonctionner. Malgré le développement d’une solidarité de base où l’on ne “compte” pas son argent et son temps, l’échange de marchandises demeure, ainsi que le système et le motif du profit. Certaines entreprises s’endettent lourdement, peuvent faire faillite, d’autres naissent (services en ligne) ou prospèrent (Amazon). La plupart perdent de l’argent et sont obligées de s’adapter.
Alors que la crise bancaire et financière de 2008 avait arrêté une partie de la production, immobilisant des rangées de cargos dans les estuaires des grands fleuves, cette fois c’est directement l’économie dite réelle qui est touchée.
Néanmoins, cela ne prouve pas que notre société ne fonctionne que grâce à l’infirmière, l’éboueur, la factrice, le livreur, le couvreur, le grutier, le garagiste, l’agriculteur…, comme s’il suffisait de promouvoir ces “vrais” producteurs et de se débarrasser du reste, c’est-à-dire des cadres de l’entreprise, des banquiers, des bureaucrates, des créatifs autoproclamés et autres détenteurs de “jobs de merde”.
Il est vrai que ce sont bien les travailleurs productifs ordinaires qui ont fait tourner la société pendant la fermeture : les travailleurs dits “non qualifiés” ont le droit de dire “Nous vous gardons en vie”.
En ce sens, la crise confirme la centralité du travail… mais pas du travail en général : le travail salarié. Dans la société actuelle, l’éboueur et l’ambulancier dépendent de l’argent autant que le commerçant. Loin d’exposer l’échec d’un capitalisme chancelant, la crise actuelle et sa gestion révèlent la flexibilité d’un système social qui réussit encore à se rendre indispensable. L’argent reste le médiateur nécessaire de nos vies : celui qui a perdu son emploi pendant la fermeture n’a plus que ses économies, l’aide à sa famille ou l’aide publique – le tout exprimé en argent.
D’énormes plans de sauvetage publics (prêts aux entreprises et, dans une bien moindre mesure, aux particuliers, plus des réductions d’impôts et des exonérations de cotisations de sécurité sociale) sont destinés à préserver le statu quo et à préparer une plus grande accumulation de capital. Bien que le monde ait temporairement ralenti, ses tendances sous-jacentes à long terme sont renforcées par la crise sanitaire, comme dans d’autres circonstances par la guerre.
La possibilité d’un effondrement financier majeur ne peut être exclue, d’autant plus que la crise sanitaire actuelle est survenue à un moment où le capitalisme mondial est toujours confronté aux problèmes non résolus d’une baisse de rentabilité et d’une crise de la dette.
Rappelons tout de même qu’aux États-Unis, entre 1929 et 1932, les actions boursières avaient perdu 90% de leur valeur, et la production industrielle avait chuté de 50% entre 1929 et 1933 : c’était l’année où 25% de la population active américaine était au chômage, et où 2 millions de personnes étaient sans abri. Néanmoins, le capitalisme a continué : la reproduction de ses rapports sociaux exige parfois d’énormes sacrifices matériels et humains.
Si l’on n’élimine pas l’espèce humaine tout entière, aucune épidémie gigantesque et dévastatrice ne suffira à mettre fin au capitalisme. Elle bouleversera l’équilibre des grandes puissances, remaniera les cartes politiques et sociales dans les directions les plus inattendues et les plus opposées, mais cela n’entraîne pas nécessairement l’effondrement de tout le système. La crise de 1929 a donné lieu au New Deal, au nazisme et aux fronts populaires, tandis que l’URSS s’est consolidée et que la Suède a porté au pouvoir une social-démocratie réformatrice et durable.
Moins quelques correctifs, le juste à temps, le “stock zéro”, la sous-traitance et l’externalisation régneront. En Europe, le chimiste local pourrait bientôt vendre quelques médicaments – peu nombreux – fabriqués à Paris ou à Madrid, mais le Parisien ou le Madrilène achètera toujours un smartphone qui a fait le voyage depuis l’Asie dans un bateau chargé de 3 000 conteneurs, avant d’être transporté dans un camion ou une camionnette UPS. Et il faudra attendre un certain temps avant que le portable utilisé à Penzance ne sorte d’une usine semblable à celle qui, il y a plusieurs décennies, produisait les postes de radio et de télévision de la société Baird à Bradford (autrefois la plus grande usine de télévision d’Europe). Seules quelques productions jugées “stratégiques” seront délocalisées, mais la réduction des coûts des chaînes de valeur internationales n’aura pas de fin. Il n’y aura pas non plus de sociétés pharmaceutiques financées par l’État. Tout comme l’industrie automobile, les grandes entreprises pharmaceutiques doivent réduire leurs coûts et maximiser leurs profits.
Nous pouvons nous attendre à une modération très limitée des tendances actuelles. Les bourgeois sont allés trop loin dans la déréglementation, la privatisation, la gestion des services publics sur les lignes de métier, et dans une politique de tout pour le marché et de tout petit État comme possible. Cependant, la société capitaliste a besoin de secteurs non capitalistes, ainsi que d’un pouvoir politique central qui n’opère pas uniquement selon les logiques du marché. Comme l’a déclaré un président américain en 2008 : “J’ai abandonné les principes du marché libre pour sauver le système du marché libre.”
Freiner les excès : c’est tout. Cela ne signifie pas moins de domination bourgeoise dans ses formes actuelles, notamment la prédominance de la finance et de la banque. La Covid-19 ne mettra pas fin à la baisse des salaires, à la réduction des retraites, à la précarisation et à l’individualisation du marché du travail, ni à l’effritement des filets de sécurité sociale.
La société qui s’enorgueillit d’envoyer des robots sur Mars et d’agrandir sans cesse l’espace des entrepôts pour suivre le développement du commerce électronique, ne peut et ne veut pas mettre les mêmes ressources dans un système de santé publique. Au moment où nous écrivons ces lignes (janvier 2021), bien que la pandémie dure depuis près d’un an et que le personnel hospitalier ait bénéficié d’une (modeste) augmentation de salaire, peu d’autres mesures ont été prises pour améliorer le service de santé : ni une grande campagne de recrutement ni un programme d’investissement majeur n’ont été lancés. Malgré une rhétorique belliqueuse, aucun pays ne s’est mis sur le pied de guerre contre le virus.
Plus important encore, la médecine préventive reste au bas de la liste des priorités : rien d’étonnant, car cela nécessiterait un mode de vie tout à fait différent. Pour parler franchement, nous sommes en train de vivre la même chose.
« UN NOUVEL OPIUM DU PEUPLE »
C’est ainsi que les surréalistes ont qualifié la science en 1958. Ils visaient les physiciens nucléaires pour leur responsabilité dans la bombe atomique. Aujourd’hui, il existe un large consensus sur le fait que les biologistes travaillent pour le bien commun et que les gens respectent généralement la profession médicale : les médecins sauvent des vies. C’est vrai, mais on pourrait aussi les décrire comme un groupe professionnel plus meurtrier que les soldats : aux États-Unis, les diagnostics inexacts et les effets indésirables des traitements comptent parmi les principales causes de décès, et les surdoses dues aux opioïdes délivrés sur ordonnance ont tué 200 000 personnes depuis 1999.
Lorsque les gens remettent en question l’autorité des experts et des institutions médicales, c’est généralement pour leurs positions sur des questions sociales ou “sociétales”, notamment la sexualité (jusque dans les années 1970, l’OMS considérait l’homosexualité comme une maladie, point de vue qu’elle n’a officiellement abandonné qu’en 1990). En revanche, l’opinion publique a tendance à faire confiance aux domaines soi-disant objectifs des sciences dites dures ou exactes, d’autant plus que celles-ci sont basées sur le calcul (on ne discute pas avec un algorithme) et restent hors de portée du profane (la personne instruite est encline à commenter le complexe d’Oedipe, rarement la théorie quantique).
Il ne nous appartient pas de prendre position sur la validité de l’hydroxychloroquine et de la thérapie alternative à la Covid-19, mais ces polémiques ont au moins le mérite de souligner les luttes de pouvoir au sein de la “communauté scientifique”, ses récits contradictoires, et les relations intimes entre les conseillers scientifiques des gouvernements et les intérêts des entreprises. “L’examen par les pairs” masque à peine le découpage du territoire entre les sommités médicales qui revendiquent leur place dans le complexe scientifique-industriel.
Pourtant, en dépit des contradictions et des incohérences indéniables de la science officiellement approuvée, la dissidence est traitée comme un manque de civisme, et la circulation de “fausses informations” équivaut à de la “haute trahison” (Ministre français de la santé, 10 novembre 2020). Maintenant, qui décide de ce qui est “science” et de ce qui ne l’est pas ? Comme l’a dit Humpty Dumpty à Alice, “Quand j’utilise un mot, il signifie exactement ce que je choisis qu’il doit signifier”.
Signalons simplement un aspect négligé du litige. Ce que l’on appelle une “crise de santé” est constituée de catégories utilisées comme des boîtes mentales dans lesquelles les données ont été calculées, donc rationalisées. Les chiffres semblent neutres, non discutables. “Il fait très chaud” ressemble à un sentiment : “Il fait 39° C” est pris comme un fait. “Les chiffres parlent d’eux-mêmes…” : est-ce le cas ? La quantification présuppose toujours des définitions, c’est-à-dire des qualifications, des choix. Sur quels critères ? Parce que les facteurs sociaux et environnementaux qui jouent un rôle majeur dans la propagation de la maladie sont difficiles à circonscrire, la modélisation les minimise : seul le mesurable est accepté comme “scientifique”.
Contrairement à ce que les mots suggèrent, la “médecine factuelle” ne se réfère pas à des traitements fondés sur une vérité étayée et sur l’expérience médicale : elle signifie des faits transformés en chiffres.
Ce processus réducteur n’est que trop familier dans les campagnes politiques – les candidats ne s’entendent jamais sur les chiffres du chômage ou de la pauvreté – mais il est moins évident en matière médicale, malgré le fait que la médecine utilise des mesures qui dépendent de jugements préconçus. Déclarer que les maladies respiratoires causent 2,6 millions de décès dans le monde par an implique une définition de la “maladie respiratoire”. Que signifie donc “la Covid-19” ? On nous fournit quotidiennement des chiffres parfaitement précis, jusqu’à la dernière virgule : au 2 janvier 2021, 14 : 10 GMT : 1 837 294 décès, nous informe le Worldometer. Mais combien meurent de la Covid-19 ? Et combien meurent avec la Covid-19, c’est-à-dire de comorbidité, la Covid-19 ajoutant son effet à d’autres causes ?
Comme indiqué précédemment, c’est la recherche du profit et la monétisation de chaque acte médical qui poussent les gestionnaires d’hôpitaux à privilégier les ratios par rapport aux patients. Le souhait de Galilée est réalisé : “Mesurer ce qui est mesurable et rendre mesurable ce qui ne l’est pas” (c’est moi qui souligne). Dans un monde obsédé par la transformation des faits en chiffres, l’étalonnage et la création de modèles mathématiques censés donner une image fidèle de la réalité, la médecine se soumet “naturellement” aux normes en vigueur.
Pour mémoire :
ICER : Incremental Cost-Effectiveness Ratio of a therapy.
QALY : Quality Adjusted Life Year (une année en “parfaite santé” = 1 QALY ; être décédé = zéro QALY ; les autres états de santé se situent entre les deux).
Il n’existait pas de biostatisticiens en tant que tels à l’époque de Marx, mais il y avait déjà des économistes qui avaient pour règle de travailler avec des moyennes, et il a commenté : “Mais que prouvent ces moyennes ? Seulement qu’on fait de plus en plus abstraction de l’humanité, qu’on rejette de plus en plus la vie réelle […] Les moyennes sont de véritables délits infligés à des individus réels et particuliers”. (1844 Manuscrits)
UN RÉPIT DE TROIS SEMAINES
“Le monde de l’après-la Covid-19 sera plus numérique et moins intensif en carbone. L’économie circulaire, les banques communautaires locales, la production à partir de ressources, les chaînes d’approvisionnement courtes, la réutilisation, la réparation, l’éco-conception et la consommation responsable vont contribuer à l’émergence d’un véritable développement durable…………………………….”.
C’est un vœu pieux.
Théoriquement, “raisonnablement”, la Covid-19 prouve à quel point la société moderne est fragile et mal adaptée à ses propres crises. La raison, cependant, n’a jamais régi l’histoire. la Covid-19 ne contribuera pas à refaire le monde. Au contraire, la situation actuelle démontre à la fois la vulnérabilité et la résilience du capitalisme.
Aucune des causes du réchauffement climatique ne sera atténuée par la gestion d’une crise sanitaire qui fait elle-même partie de la crise environnementale. La pandémie actuelle exprime la contradiction entre le mode de production capitaliste et ses bases naturelles indispensables. La pollution, la détérioration de la biodiversité, la déforestation, la sur-urbanisation, l’élevage industriel… persisteront, seulement atténués par des mesures fragmentaires.
Certes, en 2020, le ralentissement économique provoqué par la pandémie a avancé de trois semaines le Jour de la dette écologique (ou le Jour du dépassement de la Terre), c’est-à-dire la date approximative à laquelle l’humanité consomme toutes les ressources que les écosystèmes peuvent produire en un an. Mais personne ne croit sérieusement qu’une telle décélération va se poursuivre et nous conduire à une future “planification” ou “bifurcation” écologique. Il y aura tout simplement plus d’aliments biologiques dans les repas scolaires, plus de légumes locaux au supermarché, plus de gens qui vivront dans un quartier écologique dans une ville “zéro carbone” dans une région “à énergie positive pour une croissance verte”, et qui conduiront une voiture électrique jusqu’à un McDonald’s où un service de développement durable contribuera à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Et lorsqu’ils navigueront sur la toile mondiale, Google (“neutre en carbone” depuis 2007) les informera que “des chercheurs utilisent l’intelligence artificielle pour réduire la pollution de l’air en Ouganda”.
Le monde ne ralentit pas, il est en train de se “verdir”. Londres, métropole “mondialisée” typique qui a absorbé un tiers des emplois créés en Angleterre entre 2008 et 2019, va végétaliser ses toits, interdire les véhicules à essence, introduire les bus et trams électriques, augmenter sa “ceinture verte” et multiplier les lotissements pour les citadins. En attendant, la nourriture des Londoniens ne proviendra pas en grande partie de la campagne environnante, mais du monde entier. Dans la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, un acre est cent fois plus rentable lorsqu’il est utilisé pour la construction que pour l’agriculture : seule une révolution socio-écologique pourrait renverser la vapeur.
Face au ralentissement économique, les plans d’urgence du gouvernement accordent naturellement une grande priorité aux grandes entreprises (aéronautique et automobile, notamment), et n’aident que marginalement les salariés durement touchés par le chômage partiel. La concurrence et le profit étant la règle, il est normal de subventionner la production malgré ses effets négatifs sur l’environnement. Le capitalisme atténue les conséquences tout en aggravant leurs causes. L’énergie est économisée ici pour pouvoir en utiliser davantage là-bas. Le tout électrique est la voie du monde, que l’énergie électrique provienne essentiellement des centrales nucléaires (comme en France), ou d’un “mix” combinant de fortes doses de fossiles avec une proportion croissante d’énergies renouvelables… tout en augmentant sans cesse la consommation d’énergie dans l’industrie et la vie quotidienne. (D’où vient la pile d’une télécommande ?) Le fait d’utiliser moins d’emballages en plastique n’empêche pas la croissance de la production et de la consommation mondiales de plastique. Etc. Le remède est la maladie.
Et cela s’accompagne de l’illusion d’un capitalisme plus léger, donc moins polluant, car maintenant il passerait au numérique. En fait, la virtualité nécessite un processus lourd, impliquant beaucoup de matières premières, de métaux, de carburant, de consommables de fabrication, de transport, de traitement de données… sans parler du travail humain. L’image au pixel près de votre chat préféré sur un écran pèse lourdement sur des ressources de plus en plus limitées.
La consommation mondiale d’énergie ne cesse de croître… tout comme la quantité d’énergie nécessaire pour produire de l’énergie. En 2018, regarder des vidéos en ligne aurait généré autant d’émissions de gaz à effet de serre qu’un pays comme l’Espagne. Les entreprises n’ont guère intérêt à développer des méthodes plus économes en carburant, ni à ce que leurs clients optent pour des habitudes plus respectueuses de l’environnement. La prospérité de la GAFA (ou de son équivalent chinois BATX) dépend de l’habitude qu’ont les gens d’allumer la lumière en parlant à un haut-parleur connecté, plutôt qu’en appuyant sur un interrupteur. Le coût écologique de ces deux opérations est très différent : la première nécessite un appareil électronique sophistiqué avec un assistant vocal, dont le développement a consommé beaucoup de matières premières, d’énergie et de main-d’œuvre. La promotion de l’”Internet des objets” et des réseaux 5G est incompatible avec la lutte contre la crise climatique.
Des milliards d’objets “communicants” sont sur le point de faire irruption dans nos vies. Le “train du progrès” a été en partie suspendu pendant un court moment : il reprend maintenant son cours, les humains sont encore réduits à des producteurs et des consommateurs – de préférence à la consommation numérique – et le réchauffement climatique prépare de nouvelles pandémies tropicales. Il y aura d’autres “maladies X”.
Y A-T-IL UNE VIE SANS INTERNET ?
Le coronovirus a inauguré une nouvelle étape dans l’évolution vers la télé-existence. Rester à la maison, de gré ou de force, montre combien il est devenu difficile de mener une vie “normale” en dehors du domaine de la technologie numérique. L’Internet a été autant un moyen pour les États d’imposer un verrouillage, qu’un moyen pour les citoyens de se contenter d’un verrouillage.
Accès aux services publics, éducation (enseignement à domicile et cours en ligne), relations familiales et amicales, sexualité (sites de rencontres et pornographie), loisirs, shopping, travail (bien que dans une moindre mesure qu’on le dit souvent), même activité politique… le verrouillage a permis au “passage au numérique” de faire un bond en avant. Grâce à la communication par smartphone et aux écrans omniprésents, la société des individus les socialise à distance, et l’”intelligence conversationnelle” engendre une nouvelle “réalité partagée”.
Au cours des trente dernières années, l’ordinateur s’est révélé indispensable pour la circulation des capitaux, des biens… et de la force de travail. Alors que le capitalisme s’empare de la vie quotidienne, il installe aussi la numérisation dans la chambre à coucher, dans la voiture, dans le réfrigérateur, et s’apprête à l’implanter à l’intérieur du corps. Ce qui était simplement présenté comme “plus simple et plus rapide” est de plus en plus nécessaire et en passe de devenir obligatoire. L’homme vit désormais “en ligne”. Ils pourraient bientôt avoir un assistant virtuel qui interconnecte toutes leurs données personnelles, fait leurs courses, surveille leur santé en leur rappelant de prendre leurs médicaments, gère leur agenda, entre en contact avec un ami à qui ils n’ont pas parlé depuis un certain temps, et connaît donc mieux leurs besoins qu’eux.
Le slow food est une sorte de mode : la désintoxication numérique ne sera pas aussi à la mode.
En moins de quinze ans, les smartphones sont devenus une prothèse vitale pour au moins 3 milliards de personnes, et 1,5 milliard ont été achetés en 2019. Quand des centaines de millions de personnes souffrent de la faim et disposent d’applications de pointe sur leur téléphone, est-ce là ce qu’Adam Smith appelle “la richesse des nations”, ou un signe irréfutable de la pauvreté moderne ?
Pour la première fois dans l’histoire, l’ordinateur, c’est-à-dire un outil de travail, est aussi le support indispensable à la vie affective, familiale et intellectuelle, et un moyen primordial de contrôle social, politique – et donc policier. Inutile de dire, toujours au nom du bien-être collectif : un lieu surveillé par des caméras est dit “sous protection vidéo”. La “sécurité” est un concept et une réalité multitâches, qui nous est imposée face à une variété de menaces de plus en plus grande : comportements antisociaux, agressions, cambriolages, vols, terrorisme et maintenant virus. La pandémie montre à quel point l’État obtient notre soumission au nom de la santé : “On ne peut pas argumenter contre la santé”, a déclaré un ministre français. Taïwan, Singapour et la Corée du Sud font apparemment mieux face à la pandémie, tout en augmentant la surveillance numérique. En plus de la reconnaissance faciale (dans ce domaine au moins, la Chine est un signe avant-coureur de l’avenir, un mélange du Meiulleur des Mondes et de 1984), la radio-identification va se développer dans les prochaines décennies. Bien qu’elle soit aujourd’hui généralement réservée aux animaux de compagnie, la puce sous-cutanée sera implantée chez l’homme, dont le corps portera littéralement un dossier personnel, médical, criminel, etc. et, à part quelques résistants, les citoyens modernes adopteront ce système comme ils l’ont fait pour les passeports biométriques ou les déclarations d’impôts dématérialisées.
Cela ne devrait pas nous surprendre. Pour que l’internaute puisse connaître “en quelques clics” ses données financières, la météo à Vilnius, la mort de Francisco Ferrer ou le vrai nom de l’auteur qui a signé “Baron Corvo”, il a fallu collecter des milliards de données et les mettre à jour en permanence, auxquelles la recherche de cet utilisateur ajoutera inévitablement ses propres traces. On ne peut pas tout savoir instantanément sur tout sans faire partie de tout, et être “traqué” à chaque instant.
LA DISTANCIATION SOCIALE
Dans Years and Years, une fiction de la BBC diffusée au printemps 2019, l’Angleterre de 2029 est dirigée par un gouvernement autoritaire (et finalement criminel) qui, en pleine épidémie transmise par les singes, enferme les quartiers “sensibles” derrière des barrières contrôlées par la police et leur interdit l’accès la nuit.
Un an après la sortie de la série, pour trois milliards de personnes, cette fiction politique est devenue une réalité : restrictions de mouvements, couvre-feux, omniprésence policière.
Qu’il soit dur, doux ou moyen, imposé de haut en bas ou adopté de bas en haut, le confinement confirme la désunion qui est le lot quotidien des prolétaires, d’autant plus à notre époque de luttes divisées et d’identités confinées. Malgré les actes de refus et de résistance, cette atomisation renforcée a été massivement acceptée dans le monde entier.
Il est vrai qu’au XXIe siècle, plus encore qu’auparavant, la grande majorité de l’humanité n’a pas d’autre moyen de vivre que de vendre sa force de travail. Mais cette condition partagée ne rapproche les prolétaires que si leurs luttes sociales commencent à cibler ce qu’ils ont en commun au plus profond d’eux-mêmes : la relation travail/capital.
Au cours des dernières décennies, et surtout depuis 2008, des centaines de millions de prolétaires ont perdu leur emploi, ont subi des réductions de leurs prestations sociales et de leurs pensions, et des millions de propriétaires ont été expulsés. Alors que la pandémie actuelle détériore encore les conditions de travail et de vie, elle entrave mais ne supprime pas la résistance du prolétariat, et suscite de nouvelles revendications et protestations, parfois d’une portée plus large, par exemple en ce qui concerne les questions écologiques.
Néanmoins, même lorsque ces luttes sont victorieuses, elles restent fragmentées, incapables d’aller au fond des choses. La simultanéité n’est pas une synchronisation, et la juxtaposition n’est pas une convergence. Jusqu’à présent, la résistance et le rejet se sont conjugués pour réclamer des réformes et l’égalité (sexuelle et raciale).
La lutte pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail porte sur le rapport salaires/bénéfices, mais n’attaque pas automatiquement le système salarial lui-même. En fait, elle le fait rarement. Refuser de risquer sa santé pour le patron, réclamer des mesures de protection, ou même demander à être payé sans venir travailler tant que le risque sanitaire persiste, ne suffit pas à remettre en cause la coexistence de la bourgeoisie et du prolétariat. Il y a eu peu de critique du travail, et encore moins de l’État en tant qu’État, écrivaient les camarades français en avril 2020. Jusqu’à présent, le constat reste valable.
Il n’est pas impossible d’imaginer que des critiques divergentes puissent converger pour attaquer la structure fondamentale : la relation capital/travail, bourgeoisie/prolétariat. Des luttes diverses se “précipiteraient”, comme en chimie lorsque des éléments hétérogènes jusqu’alors dispersés se cristallisent en un bloc. Les résistances se déplaceraient pour s’attaquer aux bases de cette société. Les élites dirigeantes seraient d’autant plus rejetées en raison du discrédit causé par leur gestion de la crise. Profitant de l’arrêt d’une partie de la production, les prolétaires se rebelleraient contre les forces de l’État, s’attaqueraient à la domination bourgeoise, rompraient avec la productivité et l’échange marchand, feraient le tri entre les productions destructrices et les productions utiles et agréables, et amorceraient une désaccumulation (“Une maladie mortelle exige un traitement extrême” – Hamlet, IV, 3).
Ce n’est pas impossible, mais rien n’indique aujourd’hui que les luttes multiformes vont dans ce sens. Quelles que soient les explosions sociales qui se produisent, des signes visibles indiquent la poursuite de divisions identitaires, locales, nationales et religieuses, chaque catégorie poursuivant son propre programme. La séparation devient un moyen de lutte privilégié, et elle met en avant la “construction de la communauté” avec peu ou pas de terrain d’entente. Les lignes de faille s’élargissent et se croisent parfois, mais ne se rencontrent pas pour atteindre le cœur du système.
HYPOTHÈSE
Ni le virus ni son traitement n’apportent de changement global : ils révèlent et stimulent des tendances déjà existantes.
Nous ne vivons pas la fin du monde, ni la fin d’un monde. La pandémie renforce l’ordre existant : comme cela a été prouvé dans le passé, les bourgeois sont assez bons pour simuler les défenses immunitaires de leur propre classe. Ils n’ont pas encore épuisé leurs capacités, même pour cause de mauvaise gestion.
La seule véritable vulnérabilité du capitalisme vient de ce dont il se nourrit : les prolétaires. Sinon, il digère ses propres crises, grâce à sa nature étonnamment impersonnelle et plastique, et il suffit à ce système de maintenir ses éléments essentiels : la relation capital/travail, l’entreprise, la concurrence…
Ceux qui vivent une période de grands bouleversements la vivent comme une période où le possible et l’impensable deviennent soudainement réalité. En janvier 2020, personne ne s’attendait à devoir se soumettre à une assignation à résidence (accordée, avec des limites). Où en sommes-nous un an plus tard ?
Les crises entraînent un point de rupture, un moment de décision, pour le meilleur et/ou pour le pire : une issue qui s’attaque aux causes de la crise, ou une descente vers une nouvelle catastrophe, et tout dépend si nous agissons positivement ou si nous sommes suivis. Les périodes insurrectionnelles (les années 1640 en Angleterre, 1789, 1917…) semblent nous ouvrir des possibilités de contrôle sur notre vie. En revanche, lorsque la guerre a éclaté en août 1914, les gens ont eu l’impression que le ciel leur tombait sur la tête et qu’ils devaient se soumettre à des événements échappant à leur contrôle.
Nous allons proposer une “loi historique” (qui, comme toute loi de ce type, admet des exceptions) :
En l’absence de mouvements sociaux radicaux préexistants (c’est-à-dire qui tendent à s’attaquer aux fondements de la société), une catastrophe ne peut que favoriser l’éclatement de conflits partiels (d’intensité variable), et forcer l’ordre établi à s’adapter et donc à se renforcer.
Les choses étant ce qu’elles sont, la plupart des personnes vivent la pandémie selon leurs anciennes croyances, et leurs convictions sont plus renforcées que remises en question. Le partisan de gauche conclut que la solution réside dans des services publics de qualité, le néo-libéral que l’État a une fois de plus prouvé son incompétence, l’électeur d’extrême droite que les frontières doivent être fermées, le trans-humaniste qu’il est temps d’aller vers une humanité renforcée, le chercheur que la recherche devrait être mieux financée, l’archi-pessimiste que nous n’avons prise sur rien. Le prophète de malheur grogne qu’il faut se préparer au pire, le militant répète qu’il est urgent de dynamiser les luttes… Et les prolétaires ? Ils pensent et penseront ce que leurs actes et leurs luttes les amèneront à comprendre.
Pourquoi vivons-nous maintenant comme nous le faisons ?
Et comment pourrions-nous vivre autrement ?
Nous ne nous posons ces questions cruciales (théoriques) que lorsque nous avons déjà commencé à leur donner des réponses (pratiques).
G.D., 1er février 2021
POUR PLUS D’INFORMATIONS
Michael Roberts
www.worldometers.info/coronavirus/
feverstruggle.net/category/reports/
“la Covid-19 and the Circuits of Capital”, Monthly Review, septembre 2020 :
Wildcat, Un massacre évitable. Pourquoi tant de personnes sont-elles mortes en Italie pendant la crise de la Corona ?
Lizzie O’Shea, “We keep you alive”, The Baffler, mars 2020
Citation de Hegel : “J’aurai bientôt 50 ans. J’ai vécu trente ans dans des moments de troubles éternels, des moments pleins de peur et d’espoir, et j’espérais qu’un jour nous pourrions être libérés de la peur et de l’espoir : je dois admettre que tout continue”. (Lettre à Friedrich Creuzer, 30 octobre 1819)
Contrairement au philosophe, nous ne souhaitons pas être libérés de l’espoir.
Sur la situation actuelle aux États-Unis (et ailleurs) : Tristan Leoni, Abolish the Police ?, septembre 2020
En français : Tristan Leoni & Céline Alkamar, Quoi qu’il en coûte. L’Etat, le virus et nous
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec