Les premiers prêts en Inde remontent à 4000 ans. L’existence de prêts est avérée pendant la période védique qui se situe entre 2000 et 1400 avant l’ère chrétienne. L’existence de banques en Inde remonte à 500 avant J-C [1].
A partir du 12e siècle après J-C, des banques développent leurs activités sur tout le territoire de l’Inde. Les banquiers indiens émettaient des lettres de change appelées hundis qui étaient utilisées pour le commerce international [2]. Tout cela plus de 2 à 3 siècles avant que les lettres de change ne soient émises par des banquiers en Europe occidentale.
Alors que dans la presse de l’occident il est courant de lire que la première banque au niveau mondial est italienne et s’appelle Monte dei Paschi fondée à Sienne en 1472, les banques existaient en Inde depuis plusieurs siècles. W.E. Preston, membre de la commission royale sur la monnaie et la finance des Indes mise en place en 1926 à Londres déclare : « Il peut être admis qu’un système bancaire qui correspondait au besoin de l’Inde fonctionnait dans ce pays bien des siècles avant que la science de la banque ne soit pratiquée en Angleterre. » [3]
La période de domination britannique sur l’Inde qui s’étend du milieu du 18e siècle à 1947, voit le développement d’un système bancaire dominé par le capital anglais. Jusqu’à l’indépendance, l’ensemble du système bancaire est privé et très peu réglementé.
La faible réglementation a été aggravée par la suppression de la responsabilité illimitée des banquiers. Cette évolution est importée d’Europe occidentale. En effet, les capitalistes ont obtenu en Europe et en Amérique du nord une adaptation favorable de la législation. Jusque-là, si la banque dont ils étaient propriétaire faisait faillite, la justice pouvait ordonner la saisie de l’ensemble du patrimoine à concurrence du dommage subi. Tout de suite après la suppression de la responsabilité illimitée des banquiers, on assiste à une multiplication de la prise de risques et, en conséquence, à une augmentation des faillites bancaires.
Le monde rural et en particulier l’écrasante majorité des paysans n’avaient pas accès aux services bancaires et étaient livrés aux usuriers. De même, dans les villes, les artisans et les petits entrepreneurs n’avaient pas accès aux crédits bancaires. Cela a provoqué à partir des années 1900, la création de coopératives de crédits dans le monde urbain et le monde rural. Ces institutions sont peu touchées par les faillites.
Par contre, de 1913 à l’indépendance, on assiste à une suite ininterrompue de faillites bancaires. 108 faillites entre 1913 et 1921, 215 faillites entre 1926 et 1935, 70 faillites entre 1936 et 1945.
Les fraudes bancaires et les crises bancaires ont fait partie intégrante de l’histoire financière de l’Inde sous domination britannique. En 1913, John Maynard Keynes, après avoir étudié l’état du secteur bancaire dans le pays, a écrit dans Indian Currency and Finance : « Dans un pays aussi dangereux pour les banques que l’Inde ». En fait, les escroqueries dans le secteur bancaire indien sont bien antérieures au constat fait par Keynes. La Presidency Bank of Bombay (PBB), créée par la Compagnie britannique des Indes orientales en 1840, a été stable et gérée avec prudence jusqu’au milieu des années 1860. C’est à cette époque que les Britanniques ont commencé à dépendre largement des marchés du coton de Bombay, les approvisionnements en provenance des États-Unis ayant diminué en raison de la guerre civile. Ainsi, de nombreuses sociétés cotonnières et banques ont commencé à voir le jour à Bombay pour répondre à une demande de capitaux en plein essor.
C’est dans ce contexte que la PBB a commencé à émettre des prêts de manière imprudente contre des actions de sociétés privées et même sur simple garantie personnelle. Puis, à la fin de la guerre civile aux États-Unis, l’euphorie sur le marché indien du coton s’est transformée en panique. La banque, jusqu’alors stable, a rapidement fermé ses portes [4]. Une nouvelle Banque de Bombay a été créée immédiatement en 1868 – les institutions financières étaient bien sûr au centre du projet colonial.
Après l’indépendance de 1947, la Banque Centrale appelée la Banque de Réserve de l’Inde est transformée en une institution à 100 % publique. Elle est dotée de large compétences en matière de contrôle des banques qui restent entièrement privées. Ces compétences de contrôles sont manifestement insuffisant car on assiste à la poursuite d’une grande quantité de faillites, pas moins de 361 entre 1947 et 1955.
The RBI building in Chennai. Courtesy : BBJ Calcutta
Malgré la nationalisation de l’Imperial Bank [5] qui donne lieu à la naissance de la State Bank of India et l’acquisition ultérieure des huit banques contrôlées par les États princiers [6] par la State Bank of India en 1959, les banques privées délaissent comme pendant la période coloniale, les secteurs populaires. Dans le monde rural, elles ne prêtent qu’aux traders. Ces traders à leur tour, faisaient des avances financières aux petits producteurs ruraux qui devaient effectuer le remboursement lors de la récolte à un prix inférieur à celui du marché, ce qui les maintenait dans la misère. Les coopératives rurales étaient tout à fait insuffisamment développées et l’écrasante majorité des paysans était livrée aux traders et aux usuriers.
Mise en perspective historique du secteur public bancaire indien
De l’indépendance en 1947 à 1969, le secteur bancaire indien était largement dominé par les banques privées. Cette période a été marquée par de nombreuses faillites bancaires. En 1969, la Première ministre Indira Gandhi a pris un tournant consistant à renforcer l’intervention de l’État et du secteur public dans l’économie (ce tournant provoqua une rupture avec la droite de son parti, le parti du Congrès). En cela, elle cherchait à renforcer le capitalisme indien et à répondre à certaines demandes populaires. L’une des mesures prises a été de nationaliser quatorze banques en 1969. [7] Parmi les autres mesures prises, elle a mis fin à certains privilèges donnés à des principautés, hérités de la période britannique où le pouvoir colonial maintenait au pouvoir des maharadjahs.
À sa manière, Indira Gandhi recourt à ce que le gouvernement de de Gaulle avait mis en place en France après la Seconde Guerre mondiale et que l’on avait nommé le « circuit du Trésor » [8]. Le Circuit du Trésor représente le mécanisme mis en place par le gouvernement de la France après la Libération afin de se financer. Il faut rappeler que la Banque de France et 4 grandes banques de dépôts, sous la pression du mouvement populaire, avaient été nationalisées en 1945-1946. [9] Le Circuit du Trésor permettait au gouvernement français d’emprunter sans passer par les marchés financiers. Les banques étaient obligées d’acheter une quantité de titres souverains français au prix et au taux d’intérêt fixés d’avance par les pouvoirs publics. Selon Benjamin Lemoine, cela a très bien fonctionné durant plus de trente ans et le montant de la dette publique a été bien inférieur à ce qu’il est devenu par la suite. Ce n’est que dans les années 1980, que ce mécanisme a été totalement abandonné dans le cadre de l’offensive néolibérale. A partir des années 1980, la France s’est endettée sur les marchés auprès des banques et d’autres sociétés financières privées.
Les règles appliquées en Inde à partir de 1969 font penser au circuit du trésor appliqué en France à la même époque mais avec des obligations encore plus strictes, ce qui est positif.
Les banques publiques indiennes devaient placer à la banque centrale l’équivalent de 20 % de leurs actifs comme garanties par rapport à un risque de faillite. Elles devaient consacrer 40 % de leurs actifs à des titres de la dette publique, de l’or ou des liquidités. Les 40 % restants devaient être distribués sous forme de crédits selon des critères prédéfinis, qui donnaient notamment une place significative aux paysans, aux artisans et aux petites et moyennes entreprises.
La grande bourgeoisie industrielle indienne s’est très bien accommodée à l’existence d’un important secteur bancaire public, car cela lui a permis de renforcer le financement de ses grands projets d’expansion. C’est le cas de grands groupes comme Tata (métallurgie) et Birla (textile et métallurgie). Ce tournant d’Indira Gandhi s’inscrivait dans un contexte international où l’Inde a renforcé ses relations militaires, diplomatiques et économiques avec l’Union soviétique, ce qui l’a amenée notamment à adopter un système de planification de grands investissements qui ont favorisé l’industrie lourde, un peu à l’image de ce qui se faisait en Union soviétique.
La nationalisation des banques et l’adoption d’une politique interventionniste de l’État dans l’économie ont été fonctionnelles au renforcement du grand capital indien. Celui-ci était également intéressé à bénéficier de mesures protectionnistes par rapport à la concurrence sur le marché mondial. L’orientation prise par Indira Gandhi a également favorisé l’accélération de la révolution verte dans l’agriculture indienne, ce qui a eu des conséquences défavorables, voire dramatiques, pour une partie importante de la paysannerie qui est devenue dépendante des grandes entreprises semencières, en particulier étrangères (Monsanto, Syngenta… le tout soutenu également par la fondation Ford et la Banque mondiale) [10].
En 1980, le gouvernement procéda à une deuxième vague de nationalisation bancaire : 6 banques furent nationalisées. [11]
À partir de la moitié des années 1980, des politiques d’ajustement structurel commencent à être appliquées en Inde, comme dans le reste des pays en développement. À l’occasion d’une grande crise de la balance des paiements qui a éclaté en 1991, le gouvernement a accéléré l’application des réformes structurelles afin de déréguler l’économie, augmenter les investissements étrangers, privatiser, réduire les mesures protectionnistes (en rejoignant l’Organisation mondiale du commerce dès son lancement en 1995). À travers ces réformes, les exigences de répartition des actifs des banques sont radicalement modifiées : la part des actifs placée comme garantie auprès de la banque centrale passe de 20 % à 4,5 %, et la part d’actifs à consacrer à des titres de la dette publique, à de l’or et à des liquidités passe de 40 % à 19,5%. Les taux d’intérêt, auparavant fixés par la Banque Centrale, ont été libéralisés.
Ensuite, le secteur bancaire a été ouvert aux capitaux privés. Sept nouvelles banques privées sont entrées sur le marché entre 1994 et 2000. En outre, plus de 20 banques étrangères ont commencé à opérer en Inde depuis 1994. En mars 2004, les nouvelles banques du secteur privé et les banques étrangères détenaient une part combinée de près de 20 % du total des actifs. En résumé, les taux d’intérêt créditeurs et débiteurs ont été déréglementés (le seul taux réglementé qui subsiste est celui des dépôts d’épargne) ; le ratio de liquidité réglementaire a été abaissé à 25 % ; les normes prudentielles pour les fonds propres des banques ont été fixées conformément aux normes de Bâle c’est-à-dire abaissées ; les normes comptables pour les provisions et les actifs non performants ont été renforcées ; les banques étrangères ont eu plus de liberté pour entrer sur le marché indien et les banques existantes ont pu ouvrir de nouvelles succursales ; les lignes de démarcation entre les banques commerciales (qui se concentrent sur les fonds de roulement) et les banques de développement (qui se limitent aux prêts à long terme) ont été brouillées ; les nouvelles banques ont obtenu la licence bancaire et les fusions ont été rendues possibles.
Le programme de privatisation dévoilé par les réformes néo-libérales continue de gagner du terrain avec les gouvernements successifs qui le poussent plus loin. Les initiatives actuelles du gouvernement parlent d’une vente pure et simple des banques du secteur public à des intérêts privés. Lors de la présentation du budget, au début de février 2021, le ministre des finances de l’Inde a annoncé la vente de deux banques au secteur privé. Bien qu’elle n’ait pas nommé dans son discours sur le budget 2021, les deux banques que le gouvernement prévoit de privatiser, les analystes soulignaient que la Bank of Baroda (BoB) et la Punjab National Bank (PNB) sont des candidats possibles. Récemment, l’agence de presse Reuters, dans un communiqué exclusif, a révélé les noms des quatre banques présélectionnées : Les quatre banques présélectionnées sont la Bank of Maharashtra, la Bank of India, l’Indian Overseas Bank et la Central Bank of India. Deux fonctionnaires ont déclaré à Reuterssous couvert d’anonymat que l’affaire n’était pas encore publique. Deux de ces banques seront sélectionnées pour la vente au cours de l’exercice 2021/2022 qui commence en avril, ont déclaré les fonctionnaires. La liste restreinte n’a pas encore été communiquée.
La scandaleuse histoire de la crise bancaire
Le siècle et demi qui vient de s’écouler n’a pas été sans son lot de crises et de controverses dans le secteur bancaire indien. La Banque Centrale a tenté de répondre à toutes ces crises en renforçant et en ajoutant des réglementations. Quoi qu’il en soit, mais à un degré bien moindre, les faillites bancaires ont continué sous une forme ou une autre. Avant que la dernière vague de crise ne frappe des banques comme la Punjab National Bank, la Yes Bank et d’autres. Il y a eu des escroqueries boursières en 1992 et 2001 qui étaient dues à des opérations bancaires frauduleuses. Puis il y a eu l’escroquerie de l’Indian Bank en 1996. Parmi les banques nouvellement créées dans les années 1990, la Global Trust Bank a joué un rôle majeur dans l’escroquerie boursière de 2001. Ensuite, il y a eu les crises des prêts douteux dans les années 1980 et 1990.
Tous ces échecs, et les plus récents, sont quelque peu déroutants malgré le renforcement de la réglementation bancaire au fil du temps. Les banques indiennes sont désormais régies à la fois par les normes internationales de Bâle et par les réglementations nationales. La Banque centrale dispose de pouvoirs étendus pour inspecter les banques et intervenir dans leurs opérations et elle ne peut pas s’exonérer de toute responsabilité.
À la suite des crises provoquées par la faillite de Lehman Brothers de 2008, le secteur bancaire indien a été salué. Les banquiers indiens, a-t-on dit, n’ont pas suivi les soi-disant « pratiques frauduleuses occidentales » et se sont contentés de l’essentiel. Cette idée est aujourd’hui remise en question et la volonté du gouvernement raciste chauvin pro capitaliste d’accélérer les privatisations doit être combattue.
Eric Toussaint
Sushovan Dhar
Notes :
[2] Les hundis sont la plus ancienne forme d’instruments de crédit utilisés dès le 12e siècle après J.-C. Les dépôts étaient acceptés par certaines banques indigènes dans le cadre du système « khata putta ». Cependant, la plupart des banques indigènes comme les Multanis et Marwaris n’acceptaient pas les dépôts car elles comptaient sur leurs propres fonds.
[4] Éric Toussaint a décrit succinctement dans le cas de l’Égypte la crise des dettes lié boom du coton au moment de la guerre civile aux États-Unis. Voir La dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte, https://www.cadtm.org/La-dette-comme-instrument-de-la
[5] Au départ, conformément à sa charte royale, l’Imperial Bank faisait office de banque centrale pour l’Inde britannique avant la création de la Reserve Bank of India en 1950.
[6] Les principautés constituaient un stigmate de la domination coloniale britannique qui sur certains territoires avait maintenait au pouvoir des maharadjahs.
[7] La liste des 14 banques nationalisées en 1969 : Central Bank of India, Bank of Maharashtra, Dena Bank, Punjab National Bank, Syndicate Bank, Canara Bank, Indian Bank, Indian Overseas Bank, Bank of Baroda, Union Bank, Allahabad Bank, United Bank of India, UCO Bank, Bank of India
[8] Voir Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette, Éditions La Découverte
[10] Voir Éric Toussaint, La Bourse ou la vie, etc. ; voir aussi Vandana Shiva, La révolution verte, etc.
[11] Les 6 banques nationalisées en 1980 : Andhra Bank, Corporation Bank, New Bank of India, Oriental Bank of Commerce, Punjab and Sind Bank and Vijaya Bank
Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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