De retour d’un long exil de 21 ans, je m’étais mis, pour reprendre contact avec ma propre culture, à lire tout ce qui est histoire et littérature québécoise, en commençant par Maria Chapdelaine, Menaud maitre-draveur, Bonheur d’occasion, etc. Puis un jour, en parcourant une anthologie de la poésie québécoise du 20e siècle, je tombe sur cette phrase : « La parole brise la solitude de toutes choses. » Je me suis dit : quel est le génie qui a écrit cette phrase ? C’était autour de Noël, je m’en souviens, car nous venions d’entendre à la messe, dans le prologue de l’Évangile de saint Jean : « Au commencement était la Parole. […] Tout fut par elle et sans elle rien ne fut » (Jn 1,1-2). Il s’agissait d’Hector de Saint-Denys Garneau, un auteur dont j’ignorais jusqu’au nom, mais qui allait me fasciner au point de devenir, quelques années plus tard, le sujet d’un mémoire de maitrise en philosophie.
Garneau est bien connu dans les milieux littéraire et universitaire, où il est considéré comme notre premier poète moderne, d’abord parce qu’il est le premier à avoir osé écrire en se libérant des formes classiques de la poésie, et aussi sans doute parce qu’il a exprimé de manière très originale le malêtre moderne. À cela s’ajoute une aura de James Dean québécois, à cause de sa fin accidentelle prématurée, à l’âge de 32 ans.
Mot et Parole
« La parole brise la solitude de toutes choses. » C’est plus qu’une parole poétique, c’est une parole théologique et philosophique. C’est sous ce rapport que j’ai voulu explorer la pensée de cet homme, qui n’a pas fait qu’écrire des poèmes, mais qui a réfléchi en philosophe sur l’être du poète et sur sa mission. Mais qu’est-ce qu’un philosophe ? N’est-ce pas celui qui s’étonne et s’émerveille devant l’être des choses, laissant naitre en lui le questionnement ? En ce sens, nous sommes tous, à notre heure, des philosophes. Voyons comment Hector de Saint-Denis Garneau, dans un extrait de son Monologue fantaisiste sur le mot, nous livre ses réflexions sur le langage :
« Je me suis éveillé en face du monde des mots. J’ai entendu l’appel des mots, j’ai senti la terrible exigence des mots qui ont soif de substance. […] Le mot n’est plus une chose vide, dont on se sert, qu’on emplit à mesure, à sa mesure. […] On n’est pas en face d’un mot comme d’un simple instrument d’expression, de désignation matérielle. Mais en face d’un dieu qui sait ce que nous ne savons pas. […] Seuls les hauts esprits ont un certain droit sur lui ; ils lui donnent une forme plus parfaite, l’agrandissent, le surélèvent, après leur passage, le mot n’est plus le même, il conserve la perfection qu’ils lui ont donnée. […] Le poète possède le mot parce que maintenant à l’intérieur de ce mot il y a une anse à lui seul par où le prendre ; parce que, entre lui et le mot, se trouve un lien à lui seul par où le saisir ou le balancer, en jouer.
« Le mot pour lui s’élève à la dignité de parole. Mot est sans résonance, Parole est rond et plein et semble ne devoir jamais épuiser la grâce de son développement sonore. […] Il n’arrive pas souvent qu’on entende une parole, mais quand cela vient, on dirait que le monde s’ouvre. La Parole brise la solitude de toutes choses.
« Et c’est le mystère du poème » (Anthologie, p. 85).
Du neuf et de l’ancien
Certains ont fait de lui un précurseur du Refus global. Ce manifeste historique paru en 1948, écrit par Paul-Émile Borduas et signé par nombre d’artistes, dénonçait, non sans raison, un certain fixisme religieux et intellectuel qui régnait au Québec. Cependant, on se trompe lourdement en faisant de Hector de Saint-Denis Garneau un moderniste, au sens de celui qui pense le progrès par rupture avec le passé. Cela s’exprime chez lui sur plusieurs plans, notamment dans sa réflexion sur les arts et la peinture en général.
Notre écrivain, né à Montréal, mais qui passa une grande partie de sa vie à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, fut aussi peintre. Il a d’ailleurs hésité, dans sa vocation artistique, entre la peinture et la poésie avant de se consacrer à cette dernière. Mais ce choix ne l’a pas empêché d’être à ses heures critiques d’art et de nous livrer des réflexions admirables sur l’art pictural.
L’artiste authentique n’est pas celui qui s’affranchit des règles, mais celui qui les possède au point de pouvoir les dépasser.
Sa pensée esthétique trace une ligne médiane entre l’académisme, entendu comme un art perroquet qui s’enlise dans la répétition de vieilles recettes, et l’art abstrait, qui est, selon lui, arbitraire, détaché du réel : « Je suis parfaitement d’avis qu’une discipline est nécessaire, mais qu’une discipline vivante est supérieure à la figée ; le sens de la discipline est une éducation de la liberté, ce qui suppose à la base une prise de conscience de la liberté. L’éducateur doit être non pas seulement un empêcheur d’erreur, mais surtout un éveilleur de vérité. Hélas ! combien peu d’éducateurs sont des éveilleurs ! »
L’artiste authentique n’est donc pas celui qui s’affranchit des règles, mais celui qui les possède au point de pouvoir les dépasser : « Les grands esprits informent toujours d’une réalité supérieure les éléments dont ils se servent, maitres qu’ils en sont. C’est pourquoi toutes formules leur sont bonnes, comme reflets de leur vision, et qu’ils en sont libres. »
Saint-Denis Garneau est très réticent envers le cubisme, qui lui parait être une fausse solution de rechange à la rigidité de l’académisme : « On construisit des édifices picturaux, on établit un ordre entre les formes et non plus entre les éléments vivants de la réalité […] parce que “l’interprétation”, libérant le peintre du sévère critère de la nature, laissait le champ libre aux mensonges faciles et vis-à-vis de lui-même et du public qui suit la mode. » On a confondu, selon lui, la liberté avec l’arbitraire : « Car par là s’éclaire le sens de la vraie liberté, qui ne consiste pas à imposer à la nature des formes extérieures et arbitraires […], mais bien à si parfaitement posséder celles qu’elles nous offrent qu’on soit libre d’en jouer en pleine lumière de l’intelligence. »
Même réflexe conservateur quand notre premier poète moderne, qui écrit dans les années 1930, réfléchit à l’avenir de la littérature au Canada : « Il y a au Canada d’immenses ressources pour les arts. Nous avons le génie français que nous pouvons conserver intact en nous nourrissant de la grande tradition de notre race, en conservant par notre application sa justesse, sa clarté, son poli, c’est-à-dire en perpétuant au Canada la vieille tradition du génie classique latin » (Anthologie, p. 96).
Ce texte est tiré du numéro spécial Exil de la revue Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.
S’il reste attaché à cette grande tradition qui relie par les collèges classiques le Canada français à la culture gréco-latine, Hector de Saint-Denys Garneau appelle de ses vœux, comme de nombreux jeunes de sa génération réunis autour de la revue La Relève, un renouveau spirituel de la société. Le mal que l’on perçoit dans l’art, sous la forme de l’académisme, se manifeste dans la société, selon lui, par une médiocrité des élites :
« Enfin nous voilà, nous, nés parmi un monde croulant et qui menace de périr, ainsi prédisposés à tous les excès de jouissance ; nous, disposés à tout détruire parce que tant de formules sont périmées et n’ont pas leur raison d’être ; nous pleins de vie et de sang qui grandissons parmi toute cette mort, parmi toutes ces vieilles armures qu’un coup d’épaule renverse parce qu’aucun corps vivant ne les habite plus, […] nous voilà ! » Mais notre auteur ne désespère pas de voir sa génération s’atteler à cette « tâche providentielle ; […] pour le salut du monde par la vérité, […] il s’agit simplement de se préparer solidement, profondément » (Poèmes et proses, p. 155).
Nous voyons à quel point d’équilibre se situe la pensée de notre poète-philosophe, qui sait tirer de son trésor, comme le scribe du Royaume, du neuf et de l’ancien.
« C’est l’Être… du côté de la Beauté »
« Ce que je cherche, c’est une sorte de possession du monde par l’esprit au moyen de l’art. […] Or, le poète assume le monde sous le rapport de la Beauté. Il a vocation de reconnaitre la beauté à travers la création, le reflet de la Beauté de Dieu, la voix de Dieu, son timbre, si l’on peut dire, dans toutes ces choses qui par elles-mêmes n’ont pas de voix. Il a vocation de donner un nom, une forme intelligible, à toutes ces choses qui par elles-mêmes sont sans nom. Et par là, il “imite Dieu”, il devient image, lui aussi, de Dieu par son métier ; car Dieu a nommé toutes choses en lui-même, c’est-à-dire qu’il les connait. »
Voilà donc la vocation la plus haute du poète, pense notre auteur : il est un nouvel Adam qui, en donnant un nom aux choses, parachève la création.
Le poète est un homme qui appelle les choses par leur nom Il sonne l’appel des choses à l’esprit Par lui les choses viennent se ranger À l’ordre de l’esprit Faites intelligibles, Appelées intelligiblement par leur nom.
Hector de Saint-Denys Garneau, à l’école de saint Thomas d’Aquin, voit en toutes choses un reflet du mystère de Dieu. Celui-ci, en effet, est comme un massif à plusieurs versants, qui s’appellent : beauté, vérité, bonté. Ainsi chaque être, de la fourmi jusqu’à l’ange, comporte en lui ces aspects : un reflet prismatisé de sa beauté, de sa vérité ou de sa bonté. Si le poète aborde la montagne par le versant de la beauté et nous invite à le suivre, si le scientifique l’approche par celui de la vérité, le moraliste par celui de la bonté, tous nous conduisent au sommet où tout se rejoint :
« C’est l’être qui fut présent, visible par le côté de la beauté. Comme il apparait à tel autre par le côté de la vérité ; de là aussi la joie. Mais qu’est-ce à dire, la beauté, la vérité ? Qu’est-ce qui les différencie ? En un certain point, à une certaine hauteur, elles se confondent, exigeant tout l’être, comblant tout l’être, ravissant tout l’être » (Œuvres en prose, p. 642).
Poète et prophète
« La parole brise la solitude de toutes choses. » En fréquentant Hector de Saint-Denys Garneau, je me suis aperçu qu’il était ce que tout chrétien devrait être, c’est-à-dire une Parole de Dieu. Il a été un prophète dans une époque souvent considérée comme obscure. Il nous montre le vrai sens de la modernité, qui n’est pas mépris du passé, mais accueil de l’héritage, le débarrassant et le purifiant de ce qu’il a d’obsolète et lui adjoignant des acquis nouveaux. Il nous a aussi montré que la beauté n’est pas un absolu, mais une élévation vers le bon et le vrai grâce au travail de l’artiste qui collabore à la grande œuvre du Premier Poète.
Et je prierai ta grâce
Et je prierai ta grâce de me crucifier Et de clouer mes pieds à ta montagne sainte Pour qu’ils ne courent pas sur les routes fermées Les routes qui s’en vont vertigineusement De toi Et que mes bras aussi soient tenus grands ouverts À l’amour par des clous solides, et mes mains Mes mains ivres de chair, brulantes de péché, Soient, à te regarder, lavées par ta lumière Et je prierai l’amour de toi, chaine de feu, De me bien attacher au bord de ton calvaire Et de garder toujours mon regard sur ta face Pendant que reluira par-dessus ta douleur Ta résurrection et le jour éternel.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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