On serait volontiers portés à penser que le totalitarisme nazi glorifiait la verticalité et l’autorité en matière de « commandement » des hommes ; ce présupposé est pourtant battu en brèche par Johann Chapoutot, historien français spécialiste du nazisme, dans un petit livre (169 p.) étayé mais facile d’accès. Un ouvrage qui apporte un éclairage neuf sur les conditions d’apparition du management contemporain et interroge les fondements idéologiques du « pilotage par les résultats » [1] que l’on voit se déployer jusque dans le secteur public, enseignement compris.
Dans la première partie de son analyse, Chapoutot met en évidence le fait que l’idéologie nazie exaltait la vitalité, le dynamisme, la nature, et à ce titre abhorrait la structure étatique, considérée comme statique, rigide, et donc inapte à réagir de façon flexible et « agile » aux flux continus des événements et des décisions à prendre. Dès lors, les architectes du management nazi (« Menschenführung »), dont Reinhard Höhn est la figure de proue, préconisent la mise en place d’agences décentralisées, censées être plus « élastiques », plus vives, plus promptes à réagir aux circonstances locales et à l’inattendu, débarrassées qu’elles sont de l’inertie étatique et du corsetage des directives hiérarchiques. Par leur mise en concurrence, ces agences doivent à leur tour favoriser l’émulation des agents, ces « ressources humaines » (« Menschenmaterial ») mises au défi de performer pour assurer leur avancement professionnel, et être reconnus comme des éléments exemplaires de leur race. Inspirés par le darwinisme social, Höhn et ses acolytes parient ainsi sur le « jeu libre » des acteurs et leur mise en concurrence pour optimiser les performances des agents et des organisations.
A partir de ces prémisses, Reinhard Höhn prône logiquement un « management par délégation de responsabilités » : sur le terrain, il convient de donner la plus large autonomie de moyens aux agents, qui doivent prendre des initiatives créatrices, sans se plaindre ni réclamer de moyens supplémentaires aux tutelles. Dans l’optique de « faire plus avec moins », on attend d’eux de l’implication, de l’engagement, du « travail dans la joie ». C’est en déployant leurs initiatives personnelles et leur inventivité propre que ces agents participeront à l’essor du IIIe Reich, sans qu’il leur soit jamais permis d’exprimer la moindre doléance vis-à-vis du pouvoir central. Libres de leurs actions, les agents sont néanmoins sommés de réussir, et ne valent que par leurs performances. Quant aux supérieurs hiérarchiques, il leur revient de fixer les objectifs, de contrôler et d’évaluer les résultats, mais certainement pas d’intervenir dans la définition des procédés, et encore moins d’octroyer les moyens supplémentaires que les acteurs locaux auraient la faiblesse de réclamer…
Très peu inquiété après la guerre, Höhn poursuivra son œuvre pendant des décennies en tant que fondateur (en 1956) et professeur de l’Académie de Bad Harzburg (« Akademie für Fürhungskräfte »), dont sont issus quelque 600 000 cadres des plus grandes entreprises allemandes. Auteur de dizaines de livres et auréolé d’un prestige certain, Höhn influencera par ailleurs la refonte de l’Administration allemande selon les principes qu’il n’a cessé de mettre en avant, et qui préfigurent ceux du New Public Management…
Cela va sans dire : ce serait sombrer dans les plus ridicules excès du reductio ad Hitlerum de conclure de cette lecture que nos plans de pilotage – clairement inspirés par le New Public Management – constituent une quelconque forme d’actualisation de l’idéologie nazie [2]. L’un des intérêts de ce regard historique est néanmoins de balayer définitivement l’idée selon laquelle cette « nouvelle gouvernance » découlerait avant tout de l’intention démocratique et bienveillante de « donner davantage de pouvoir aux acteurs locaux », intention qu’il serait bien audacieux de prêter au SS-Oberführer Reinhard Höhn… En effet, si le management nazi et le New Public Management « libèrent » bel et bien les subordonnés (désormais désignés comme des « collaborateurs » ou des « partenaires ») sur le plan du choix des moyens, ce n’est que pour mieux les exposer à une pression exercée sur leurs performances chiffrées. Derrière l’« autonomisation » des établissements et la « responsabilisation » des enseignants [3] tant vantées par les instigateurs de ce management « moderne », on perçoit en effet sans peine la menace d’une mise en concurrence des acteurs via des évaluations quantitatives. Au-delà de cette mystification, cette « nouvelle » gestion publique présente un autre danger : à force de déléguer les responsabilités aux acteurs locaux, les pouvoirs publics en viennent à se dessaisir de leurs propres leviers d’action et donc à faire peu de cas des déterminants structurels de certaines problématiques. Or, en matière d’inégalités scolaires par exemple, ces facteurs structurels (le quasi-marché scolaire notamment) jouent un rôle prépondérant [4], si bien qu’exhorter les enseignants à résoudre localement cette problématique risque bien de n’aboutir qu’à des améliorations marginales, en dépit de la bonne volonté, de la compétence et des initiatives judicieuses prises par l’ensemble des acteurs impliqués dans ces plans de pilotage.
Chapoutot, J. (2020). Libres d’obéir : Le management, du nazisme à aujourd’hui. Paris : Gallimard.
1 Souvent qualifié de politique par « reddition de compte » ou de politique d’ « accountability » ↑
2 Ce qu’on peut en revanche affirmer, c’est la proximité entre le management nazi et le management néolibéral, et notamment leur lien de filiarisation commun avec le darwinisme social. Pour une mise en évidence du lien entre l’idéologie néolibérale et le darwinisme social, voir par exemple : Dardot, P. & Laval, C. (2009). La nouvelle raison du monde : Essai sur la société néolibérale. Paris : La Découverte. ↑
3 L’autonomie de moyens et l’évaluation de l’efficacité de l’enseignement ne sont pas critiquables en tant que telles ; ce sont au contraire des ingrédients nécessaires à l’amélioration des pratiques pédagogiques et à la réforme éclairée du système scolaire. Le problème survient lorsque la mise en œuvre de ces instruments donne lieu à une mise en concurrence des acteurs locaux et leur fait porter la charge de faire fonctionner un système éducatif dont les caractéristiques structurelles constituent la principale faiblesse. Pour une analyse plus fouillée, voir Gorré, C. (2017). Autonomie et Responsabilisation : les deux mamelles d’une « nouvelle » gouvernance. ↑
4 Voir Hirtt, N. (2020). L’inégalité scolaire, ultime vestige de la Belgique unitaire. ↑
1er janvier 2021
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir