Poutine, la stratégie du désordre*, d’Isabelle Mandraud et Julien Théron, montre comment l’ancien officier du KGB au pouvoir en Russie depuis vingt ans utilise l’arme de la désinformation. Entretien avec Julien Théron, politiste, enseignant en conflits et sécurité internationale à Sciences Po.
Conspiracy Watch : Dans votre livre, vous montrez que la « guerre de désinformation » est assumée au plus haut niveau de l’Etat russe, qu’elle est même théorisée. En quoi consiste-t-elle ?
Julien Théron : Le principe est simple : remplacer les faits par une version plus flatteuse afin de conforter le pouvoir. La désinformation diffère toutefois de la communication politique car elle prend des libertés importantes avec la vérité, qu’il s’agisse d’événements contemporains ou historiques. Le pouvoir actuel au Kremlin n’est en fait pas fondamentalement novateur en la matière : l’Union soviétique a pratiqué la dezinformatsiya à haute dose pendant des décennies – y compris à l’Ouest – qu’il s’agisse de réalités économiques, de liberté politique ou d’objectifs stratégiques. Le poids actuel des siloviki (les membres des structures de force sécuritaire et militaire) reste fondamental. Ils utilisent toujours ce qui a été conceptualisé au KGB en tant qu’aktivnye meropriyatiya ou « mesures actives », afin notamment de contrôler la scène informationnelle. Le principe était de prévenir toute critique par une propagande intense sur les principes fondamentaux du communisme soviétique.
Ce qui a changé depuis, c’est d’abord le contenu. Au canevas hyper-idéologique de la désinformation soviétique a été substitué quelque chose de bien plus élastique qui colle parfaitement à notre époque. On diffuse un vaste panel de ce que nous appelons dans le livre des « fragments idéologiques », qui ne sont pas constitués en système, voire sont même parfois passablement antagoniques. Qu’il s’agisse par exemple de l’anti-impérialisme d’extrême gauche ou de l’anti-atlantisme d’extrême droite, qu’importe, les médias affiliés au Kremlin mettent en exergue tout élément de critique anti-occidentale.
Par exemple, si tel pouvoir (en Géorgie, en Ukraine, en Biélorussie) est favorable aux intérêts de Moscou, c’est la fraternité qui est mise en avant. S’il diverge, il s’agit de traitrise à la solde des Occidentaux. C’est assez simpliste et manichéen, mais ça marche. La simplicité du message et l’antagonisation permanente collent bien à notre époque. Parfois, des théories fantasques apparaissent, mais ce n’est pas grave, c’est toujours une alternative de plus aux faits. C’est même une technique particulière : inonder de désinformation les réseaux sociaux afin de diluer les faits dans un raz-de-marée désinformationnel.
Ce qui a changé également, ce sont les méthodes. Les principes originels restent les mêmes, mais des vecteurs nouveaux sont apparus, avec leurs spécificités. Les médias dits de « réinformation » sont mobilisés pleinement. Les trolls, dans les commentaires, et les bots, automatisés, tournent à plein régime, et ça marche assez bien. Dans notre monde de contestation, l’amplification stratégique des divergences est aisée, et permet de saper par la conflictualisation la stabilité d’un pouvoir politique qui ne serait pas aligné sur les intérêts du Kremlin. Une agence spécialisée, nommée Agence de recherche sur Internet (IRA), a conduit par exemple des campagnes ciblées qui touchent des dizaines de millions de personnes sur les réseaux sociaux. Les médias affiliés au Kremlin relaient quant à eux les messages avec un vernis plus normalisé, moins alternatif, et ça fonctionne très bien.
CW : Vous écrivez que des représentants de mouvements d’extrême droite et des essayistes complotistes « ont table ouverte » sur des sites comme RT ou Sputnik. Est-ce une raison suffisante pour interdire ce type de média comme l’a fait la Lettonie avec RT ? Les démocraties sont-elles condamnées à restreindre la liberté d’expression pour défendre leurs libertés ? Pourquoi la Russie n’aurait-elle pas le droit de faire valoir son propre point de vue sur le monde ?
J. T. : C’est aux responsables politiques d’en décider, mais la question est extrêmement importante et doit être posée. S’agit-il vraiment de liberté d’expression ? La propagande ne se satisfait pas des faits, et les réinvente dans un sens partial et intéressé. On ne peut donc pas parler d’information. C’est une question compliquée car entre la propagande complètement hors sol pratiquée par la Corée du Nord et les orientations politiques de certains médias dans les démocraties, il y a un large éventail de situations. Mais c’est précisément la responsabilité du politique de tracer une limite entre ce qui est acceptable pour une démocratie et ce qui ne l’est pas. Certains éléments comme l’affichage ouvert d’une orientation politique ou a contrario une stratégie de déstabilisation liée à un pouvoir étranger peuvent permettre toutefois de tracer assez clairement cette limite. La question elle-même est instrumentalisée par différents pouvoirs autocratiques pour prétendre que les démocraties n’en sont pas et que leurs pays sont bien plus ouverts. Il faut donc être très clair et pédagogue sur les raisons et la nécessité de restreindre non la liberté d’expression, mais les organes de propagande subversive.
CW : Dans la complosphère pro-Kremlin s’est imposée l’idée que les accusations d’ingérence électorale visant la Russie relevaient d’un « complotisme autorisé » et d’une inavouable « russophobie ». On prétend notamment que le rapport Mueller n’apporterait aucune preuve de la moindre entreprise de ce genre…
J. T. : Au-delà du rapport Mueller, ceux qui s’intéressent à la question de l’ingérence russe auprès de l’équipe de Donald Trump peuvent se pencher sur le très fourni rapport du Comité sur le renseignement du Sénat américain qui établit clairement le soutien russe au candidat républicain.
De manière plus générale, l’idée de « complot occidental » est utilisée partout par le Kremlin, de l’Ukraine à la Syrie en passant par l’Afrique. Nous exposons dans notre livre avec Isabelle Mandraud l’omniprésence de l’idée de complot dans la stratégie du Kremlin, et sur tous les sujets. Du MH17 dans l’est de l’Ukraine à la question des réfugiés en Allemagne, des manifestations pro-démocratie en Syrie à l’alliance avec la Chine afin de contrer les Occidentaux.
Par ailleurs, ceux dont le métier est d’établir les faits, comme les journalistes, les chercheurs, mais aussi les juridictions ou organisations internationales ou certaines associations, sont brocardés comme politisés et « russophobes », en effet. C’est le bouclier ultime contre toute critique, qui reprend le principe de la culture Woke. Sur le fond, si la Russie est à n’en pas douter un grand pays qui a pleinement sa place dans les affaires du monde et qui a construit une culture d’une richesse considérable, cela n’offre en rien au Kremlin la latitude d’user de méthodes qui sèment le désordre par l’ingérence afin de produire une transformation autocratique de l’ordre international, ce qu’il préfère nommer « stabilité ».
CW : Vous rappelez la cyberattaque russe sur l’Estonie en 2007 qui a paralysé tout le pays pendant plusieurs semaines. Comment expliquez-vous que cette manœuvre hostile, pourtant annonciatrice d’autres attaques du même type, a comme disparu de notre mémoire collective ?
J. T. : C’est malheureusement un des travers de notre époque. L’accélération de l’information rejette l’actualité passée dans les méandres de l’histoire qui, même contemporaine, n’intéresse plus guère de monde. La récente cyberattaque aux États-Unis, peu traitée au regard de l’actualité post-électorale, est passée presque inaperçue. Et pourtant les exemples ne manquent pas. Le Kremlin capitalise sur ce passage permanent à des situations nouvelles, afin de faire avancer ses intérêts. Mais quand on se penche sur la dynamique d’ensemble, comme nous avons essayé de le faire dans notre ouvrage, on s’aperçoit aisément d’une stratégie offensive et discrétionnaire, qui porte un grand risque pour les démocraties.
Les cyberattaques constituent un moyen extrêmement efficace de provoquer des disruptions stratégiques, qu’il s’agisse du fonctionnement informatique des institutions publiques ou des entreprises majeures, mais aussi éventuellement de causer des dommages dans le monde physique. Elles présentent un avantage extraordinaire : la possibilité d’attaquer ses adversaires sans que cela ne déclenche de guerre au sens traditionnel, et pouvoir nier sa responsabilité. Le Kremlin est régulièrement pointé du doigt par les experts informatiques et les services de renseignement pour ses capacités en ce domaine.
CW : L’Église orthodoxe russe considère que le massacre de la famille impériale en 1918 par les bolchéviks s’inscrit dans le cadre d’un « crime rituel », une thèse ouvertement antisémite. Or, l’Église semble occuper une place centrale dans l’architecture du pouvoir poutinien. Comment Poutine arrive-t-il à composer avec cet antisémitisme complotiste tout en vilipendant, comme il l’a fait dans son discours prononcé pour la cérémonie consacrée à l’annexion de la Crimée, les « nationalistes, les néonazis, et les antisémites » ukrainiens ?
J. T. : Un terreau fertile de la stratégie du Kremlin depuis quelque temps est en effet la scène mémorielle. La fracture entre Russes rouges et blancs, par exemple, est effacée. La mémoire du tsarisme est réconciliée avec celle du soviétisme. On dés-antagonise la mémoire afin de produire une vision, certes floue et incomplète, mais qui permette de justifier les actions contemporaines du pouvoir. La méthode est celle de l’exégèse : on relit l’histoire afin de glorifier la nation sur des points précis, comme la justification historique de l’annexion de la Crimée, par exemple. Bien sûr, si tous les pays faisaient de même, et arguaient de possessions territoriales antérieures pour justifier des conquêtes actuelles, le monde serait une joyeuse pagaille et un conflit sans fin.
Il n’y a en réalité rien de surprenant à ce que des éléments antagoniques soient mobilisés par Moscou. Au contraire, on fait feu de tout bois pour s’attirer un maximum de soutiens. Le support de mouvements d’extrême droite en Europe peut ainsi aller de pair avec la condamnation franche de l’antisémitisme. On tire de chaque élément son utilité, tout en n’insistant jamais sur les divergences ; en ne les mobilisant pas trop dans leur profondeur sémantique on limite l’apparition de la dissonance. La contradiction n’inquiète pas le pouvoir russe. Chacun voit ce qu’il a envie de voir. C’est un autre travers de notre époque sur lequel sait très bien jouer le Kremlin.
* Isabelle Mandraud & Julien Théron, Poutine, la stratégie du désordre, Tallandier, 2021, 317 pages.
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